Comme tout bon anthropologue, je tentais de mettre à distance mon ethnocentrisme afin de ne pas juger la situation (et de ne pas être révulsée par celle-ci), mais de comprendre le contexte qui érige le cannibalisme comme option culturelle au 21ème siècle.
L’extrait fictif d’un de mes carnets de terrain (le principal outil de l’anthropologue) illustre une situation vécue en 2018 lorsque je travaillais sur l’évolution de la consommation de viande. A la suite de nombreuses études sur cette thématique, j’ai décidé d’engager une réflexion liée à l’Anthropologie des futurs. Cette démarche étudie les relations entre l’imagination, les anticipations (comprenant à la fois les attentes et les spéculations), les aspirations (l ‘espoir), les sensations, les ressentis et les affects, afin de mettre en place une “sorte de moteur de l’innovation technologique”. L’imaginaire est exploité en tant qu’espace propice à globaliser les découvertes technoscientifiques, un placement de produit avant l’heure.
En d’autres termes, il s’agit de faire de la prospective autrement : non plus via une approche techno-centrée mais par une approche culturelle qui met en tension les invariants anthropologiques avec les signaux faibles de la société étudiée. L’enjeu est de comprendre comment une technologie peut (ou non) s’intégrer dans un quotidien et non d’imposer une invention technologique à un marché. C’est le principe du processus de diffusion d’une invention technique qui devient une innovation sociale lorsqu’elle est acceptée (et adaptée) par l’utilisateur.
L’objectif est de faire réagir tout un chacun fasse à des scénarios, parfois très disruptifs. Cette pratique spécifique s’appelle l’ethno-fiction. Il s’agit de la dimension performative du design fiction (ou design spéculatif), à travers la mise en scène de fables politico-scientifiques prenant forme à la fois à travers la description anthropologique des mondes fictionnels imaginés, mais également à travers le retour critique d’événements macro-sociaux qui influencent directement nos vies et notre avenir. Dans une approche transdisciplinaire, cette démarche vise à se projeter dans des mondes anthropologiquement viables où la technologie n’est plus une fin, mais un moyen et/ou une conséquence.
Le succès des messages texte est un bon exemple : ils connurent une ascension fulgurante depuis 1992 car ils représentaient un bon rapport qualité/prix par rapport à un appel téléphonique. Les opérateurs ont misé à l’époque sur le web mobile qui, n’a pas rencontré son succès (onéreux avec une vitesse de débit très lente). Face à l’engouement pour le SMS, comme continuité aux offres proposées par Tatoo ou Tam-Tam, les opérateurs mettent progressivement en place des offres commerciales et en 1998 le terme “Texto” devient une marque déposée par SFR.
faire de la prospective autrement […] par une approche culturelle qui met en tension les invariants anthropologiques avec les signaux faibles de la société étudiée.
Si l’on revient au cas de l’expérience néo-cannibale, il ne s’agit pas d’oeuvrer pour un retour à l’anthropophagie au sein de nos sociétés, mais d’amener à se décentrer par rapport à la consommation actuelle de protéines animales. Notre société occidentale s’est construite par la mise à distance entre production et consommation de viande, ce qui amène l’individu à renoncer à la dimension symbolique qui encadrait sa consommation au profit d’une dimension utilitariste et purement fonctionnelle de l’animal. Quel est l’avenir d’une société carnivore, quel genre d’humanité émerge des sociétés qui cautionnent de telles pratiques ? Pour l’anthropologue Claude Lévi Strauss “nous sommes tous des cannibales”. En ce sens, pour Mondher Kilani, la mise au jour de certaines pratiques des abattoirs industriels participe à réduire la distance entre le barbare et l’homme civilisé.
Ce scénario immersif, qui proposait le cannibalisme comme option culturelle, interroge les futurs possibles de l’évolution de la consommation de protéines par les individus (en particulier animales), dans un contexte de volonté de réduction de l’empreinte carbone générée par leurs productions : élevage intensif, déchets agro-alimentaires. Le projet L’eau-delà questionne également la sensibilité croissante des occidentaux à la cause animale, qui peut se traduit par la montée du flexitarisme.
Le choix de prototyper un rite funéraire n’est pas anodin et s’inscrit dans un ensemble d’innovations de ce secteur : devenir un arbre après la mort, combinaison funéraire à base de champignons accélérant la décomposition du corps, cercueil en carton, technique de l’aquamation ou encore transformer le corps humain en compost.
Le cas du néo-cannibalisme opère un décentrement sur la manière dont nous avons de percevoir notre réalité. Il permet de mettre en exergue différents enjeux qui participent à définir les contours de l’alimentation de demain :