Mona lisa assise dans un fauteuil.
Mona Lisa assise dans un fauteuil contemporain. Elle a l'air très vivante. Autour d'elle, de très grands écrans où l'on voit des étoiles et des immeubles futuristes.

Eloge de la panne

17 octobre 2024
8 mins de lecture

Rédaction :
Anne-Caroline Paucot (Propulseurs)
Images :
Midjourney

Janvier 2049, audicle de Directe Presse.

1. Audicle

Article-interview écrit en direct. Le journaliste enregistre son (ou ses) interlocuteur(s) et apporte des commentaires. On peut lire ou écouter un audicle.

La destruction des ordinateurs quantiques chargés des services de surveillance plonge l’Italie dans le chaos : sabotage ou éveil des consciences? Talitha revendique cette panne. Pour elle, la panne permet de repenser de manière créative et intelligente la relation avec les technologies

Il est 10 h 12. Mon voyage en voiture autonome se termine. J’ai fait plusieurs heures de route dans une voiture autonome.

Combien exactement? Je n’en sais rien. J’ai dû avaler un brouilleur de temps et d’espace pour rencontrer le cerveau responsable du virus-bombe qui a détruit les principaux ordinateurs quantiques liés à la surveillance de la population.

Des flèches m’indiquent une direction. Je les suis. Elles indiquent : «Frappez et ouvrez la porte».

Je frappe.

J’ouvre et je découvre une femme…

Chers audilecteurs, je ne vais pas vous mentir. Mon interlocutrice est terriblement séduisante. Avec ses cheveux bruns et son sourire énigmatique, elle me rappelle quelqu’un. Qui? Je ne sais pas. Si, elle me fait penser à l’incroyable Mona Lisa de Leonard de Vinci.

Impressionné, je bafouille…

— Bonjour, je suis James LakB de Directe Presse.

En guise de réponse, Mona me tend une boucle d’oreille.

— Mettez-la. Nous saurons si vous nous trahissez et tenter de l’enlever vous sera fatal.

J’hésite à me lever. J’ai toujours détesté les jeux qui mêlent technologie et danger.

— James, appelez-moi Talitha.

— Talitha, comme l’étoile de la Grande Ourse?

La dame reste de marbre.

Un vrai tableau vivant!

Drones dans le ciel de Rome.
Drones dans le ciel de Rome.

— Si mes informations sont bonnes, vous luttez contre la surveillance par les technologies et vous l’utilisez pour vous protéger. Est-ce qu’il n’y a pas une contradiction?

— Einstein affirmait que «Pour être un membre irréprochable d’une communauté de moutons, il faut avant toute chose être soi-même un mouton.»

— Remarque intéressante!

Je ne suis pas un adepte des citations. Je tente juste de reprendre mes esprits. Être en tête-à-tête avec une créature divine qui vient de faire exploser des milliers d’ordinateurs ne facilite pas la concentration. Bref, je prends plusieurs longues respirations avant d’entrer dans le vif du sujet.

— Comment avez-vous détruit tous ces ordinateurs quantiques gérant la surveillance de la population?

— Rien de bien sorcier. Nous avons bricolé un virus-bombe. Il grignote différents composants présents dans les ordinateurs qui, assemblés, deviennent explosifs. Créer ces nano-bombes prend du temps, mais c’est d’une redoutable efficacité.

Son ton joyeux donne l’impression qu’elle est en train de me donner la recette de son cake aux olives. Pourtant, son feu d’artifice quantique a mis une sacrée pagaille. Tous les systèmes de reconnaissance ont rendu leur tablier.

— Le plus compliqué a été de décider du moment de l’explosion. Nous avons choisi l’arrivée des Présidents à la conférence mondiale de l’éthique numérique. Je ne sais pas si c’était un bon choix ?

Ses doutes sont surprenants. Comme les contrôles aux frontières étaient hors service, la quinzaine de présidents est restée coincée des heures dans leurs avions à l’aéroport Leonard de Vinci.

— Le principal était qu’on parle un peu de nous.

Un peu! On ne parle que de cela. Les ordinateurs liés à des dispositifs de reconnaissance administrent de nombreux services quotidiens comme le paiement sans contact, l’accès à des bâtiments, l’identification des passagers des voitures autonomes, les dossiers médicaux…
C’est le grand charivari. Il y a des embouteillages, des files d’attente, des magasins vides, des entreprises qui ferment les portes, des personnes désespérées parce qu’elles ne peuvent pas récupérer leurs médicaments dans les distributeurs… Le nano-virus-bombe de Talitha a mis l’Italie à genoux.

— Talitha, je ne comprends pas bien votre action. La destruction est rarement constructive.

— James, vous me décevez avec vos pensées automatiques. Le bug, l’arrêt, la casse et autres dysfonctionnements des technologies sont nécessaires. Ils permettent de prendre conscience de la manière dont les outils façonnent nos vies et nous manipulent. C’est une très vieille idée. Le philosophe Heidegger considérait que le rapport premier avec un marteau est utilitaire. On s’en sert pour donner des coups. Si le manche se casse, on commence à s’interroger sur sa réelle utilité. Il en va de même avec tous les outils.

Quand une beauté fatale vous renvoie dans vos buts et fait référence à un ancestral philosophe fasciste pour justifier son coup d’État, le monde vous semble tourner à l’envers.

— James, comprenez que les pannes nous forcent à réfléchir sur nos usages des technologies, à interroger leur impact sur nos vies. On nous les vend en forçant le trait sur les effets bénéfiques et on oublie qu’elles nous maltraitent. Il faut un arrêt pour qu’elles nous laissent le temps de penser

Une image représentant une société où nous préparons sans le savoir nos enfants à un avenir où chaque action est surveillée et jugée, comme dans le système de crédit social chinois ?
Une image représentant une société où nous préparons sans le savoir nos enfants à un avenir où chaque action est surveillée et jugée, comme dans le système de crédit social chinois ? Des paiements sans numéraire à la surveillance des salles de classe, nos enfants grandissent dans un monde où la vie privée et la liberté personnelle deviennent de plus en plus difficiles à cerner. Est-ce le genre d'avenir que nous voulons créer ?

2. Quantique

Les ordinateurs numériques utilisent des bits (0 ou 1) pour traiter l’information de manière séquentielle. Le principe est celui d’un interrupteur allumé ou fermé. Les quantiques créent des réponses qui peuvent en même temps être 0 et 1. Cette particularité permettant de traiter de nombreuses possibilités à la fois, augmente considérablement les puissances de calcul.

Alors que j’ai toujours le regard égaré dans mes chaussettes mal assorties, Talitha poursuit son éloge des pannes.

— Elles font émerger de nouvelles idées, permettent de penser autrement, ouvrent le champ des possibles…

Talitha est belle, très belle. Mais… Mais, ses discours ne touchent pas terre. Quand un de mes appareils tombe en panne, je suis contrarié ou en colère. Cela n’a jamais une influence bénéfique et thérapeutique sur moi. Cette tension me pousse à poser des questions évidentes.

— Que voulez-vous remettre en cause en cassant les ordinateurs quantiques?

— La surveillance des individus. Comme les ordinateurs quantiques (2) peuvent traiter de manière quasi infinie une masse d’informations monstrueuses, elle est devenue invisible, gazeuse et asphyxiante. Elle nous prive de notre liberté d’exister de manière autonome et responsable. Elle s’est encapsulée dans des appareils inoffensifs pour nous manipuler.

3. Le panoptique

Le panoptique est une architecture carcérale où les surveillants peuvent voir sans être vus par les prisonniers qui, eux, se savent vus en permanence.

Ils adoptent une attitude performative.

Ils se comportent en fonction de normes de bonne conduite, et non en fonction de leur libre volonté. numérique a les mêmes impacts.

— La transparence n’est pas une idée neuve. Au 18e siècle, on avait déjà les panoptiques. (3)

Mes connaissances ne semblent pas l’intéresser. Quand je laisse un blanc, elle reprend la parole.

— Vous avez raison. On imagine toujours que la surveillance de masse est née avec les nouvelles technologies. C’est faux. Toutes les évolutions technologiques s’accompagnent d’une intensification de la surveillance.

On s’observe quelques instants. Sa beauté me paralyse. Je la laisse continuer.

— Les débuts de la surveillance étaient binaires. Avant-hier, les caméras de reconnaissance faciale renvoyaient vers un fichier qui disait si vous étiez un bon ou un mauvais citoyen. Quand les ordinateurs purent stocker et trier plus de données, on a assisté à la multiplication de dispositifs de crédit social (4). Une série de données personnelles détermine un score qui vous donne des avantages ou vous met sur la touche. Ces dispositifs sont devenus insoutenables depuis qu’ils sont aux mains de quelques idiots. Des despotes au pouvoir aiment faire du jogging d’appartement, manger des saucisses au petit déjeuner, lire des mangas. Il faut les imiter pour avoir un score social qui permet de vivre normalement.

4. Crédit social

Le crédit social est un système de notation mis en place par le gouvernement chinois. Il collecte des données sur les comportements des citoyens et des entreprises (achats, interactions en ligne, infractions au code de la route,,,) et attribue des notes. Les personnes sont récompensées ou pénalisées.

Les propos extrémistes, même prononcés par une super belle femme, me font hérisser le poil. La surveillance a certes des limites, mais elle n’a pas autant de côtés négatifs.

— Talitha, vous semblez oublier que la surveillance améliore la sécurité des personnes?

— James, réveillez-vous. Les discours sécuritaires vous endorment. Pourtant, ce sont toujours les mêmes rengaines. Bla, bla, bla… Grâce à la multiplication des caméras et capteurs, on va supprimer les attaques terroristes, empêcher les vols de bébés à l’hôpital ou d’animaux dans la rue ou encore retrouver les personnes perdues atteintes d’Alzheimer. Bla, bla, bla… On sophistique les dispositifs technologiques pour de bonnes causes… Bla, bla, bla… Si vous osez hausser le ton, on vous rétorque que vous êtes des monstres qui favorisent les crimes et ne prennent pas en compte la souffrance des personnes âgées.

— Si je comprends bien, vous avez détruit les ordinateurs quantiques parce que vous voulez revenir au Moyen Âge?

Il ne me reste que quelques minutes d’entretien. Talitha noie le poisson. Il est temps que j’attaque.

— James, pour vous aider à comprendre notre démarche, je vais prendre deux exemples qui vous concernent.

Je suis joueur. Je souris à la dame.

— La semaine dernière, lors d’un dîner, vous avez juré à votre compagne que vous êtes un homme fidèle.

— Comment savez-vous cela?

— James, ne jouez pas au naïf. Il y a 72 capteurs dans votre appartement. Quand vous êtes dans la rue, des drones créent des bulles de surveillance autour de vous. Bref, deux jours plus tard, vous l’avez trompée.

— Vous ne pourriez pas prendre un autre exemple.

— Il est très parlant. Vous sentant coupable, vous lui avez acheté un joli bracelet.

— L’homme reste humain en toutes circonstances.

— Et les machines inhumaines. Que s’est-il passé? Le joaillier Bulgari a acheté un fichier des hommes volages et coupables de l’être déterminé par un ordinateur quantique brassant un nombre incalculable de vos données. Voulant provoquer un achat, le joaillier a mis sur votre chemin des femmes qui vous font craquer. Une affaire simple avec le brassage quantique. Bingo, vous avez rapidement cédé à la tentation. Le lendemain, l’entreprise vous a guidé pour que vous passiez devant ses boutiques. Vous êtes entré et vous avez acheté un bracelet sans imaginer une seconde que vous avez été manipulé.

Le monde me tombe sur la tête. Une colère m’envahit. Je déteste être pris pour un pigeon.

— Quel est le deuxième exemple?

Talitha me répond en se transformant en homme.

— Les ordinateurs quantiques m’ont dit que vous êtes un journaliste impulsif. Il fallait filtrer mon image pour que l’interview se passe bien et que j’aie le temps de délivrer mes messages. James, pensez-vous toujours que faire exploser les ordinateurs quantiques et provoquer un chaos est une ineptie ?

Un homme à barbe dans le fauteuil, identique à Mona Lisa.

Chers audilecteurs, ma réponse importe peu. Il n’en demeure pas moins que l’idée de repenser la technologie sous un angle plus humain résonne désormais différemment en moi.

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