Extraits

s'inspirer pour mieux imaginer

La fonction principale de notre cerveau, observait Laborit (1976), n’est pas de penser mais d’agir et de rechercher la stabilité interne de son organisation. Le paradoxe du cerveau concernant l’apprentissage, compris comme une transformation structurelle, c’est qu’il recherche cette stabilité alors même qu’il est la condition de l’émergence du nouveau grâce à sa plasticité (Varela). Il s’agit bien, pour a-prendre, de résister à la fixité…, d’accepter de perdre, de réviser ses croyances, ses routines. Cet équilibre entre la stabilité et l’instabilité est bien la marque de l’apprenance. C’est la posture de l’équilibre instable, qui est la condition de l’engagement dans le développement de soi.

Février 1941 dans la palmeraie de Koufra, le général Leclerc tente un coup de bluff. Il fait croire à l’ennemi qu’il a plusieurs batteries de canons en bougeant régulièrement l’unique qu’il possède. Les Italiens capitulent. Cette histoire s’est propagée et elle a conduit à la libération.

Le vrai théoricien ressemble au maître nageur qui fait pratiquer sur la terre ferme des mouvements qui paraissent grotesques et exagérés à ceux qui oublient qu’ils doivent être exécutés dans l’eau. Voilà pourquoi les théoriciens qui n’ont jamais fait eux-mêmes le plongeon, ou qui n’ont su tirer de leurs expériences aucune idée générale, sont inutiles et même absurdes, car ils se bornent à enseigner ce que chacun sait déjà : la marche.

Les trains marchaient à l’aide de l’air comprimé, d’après un système William, préconisé par Jobard, célèbre ingénieur belge, qui florissait vers le milieu du dix-neuvième siècle.

Un tube vecteur, de vingt centimètres de diamètre et de deux millimètres d’épaisseur, régnait sur toute la longueur de la voie entre les deux rails ; il renfermait un disque en fer doux qui glissait à l’intérieur sous l’action de l’air comprimé à plusieurs atmosphères et débité par la Société des Catacombes de Paris. Ce disque, chassé avec une grande vitesse dans le tube, comme la balle dans la sarbacane, entraînait avec lui la première voiture du train.

Lorsqu’un convoi devait s’arrêter, un employé de la station tournait un robinet; l’air s’échappait, et le disque demeurait immobile. Le robinet refermé, l’air poussait, et le convoi reprenait sa marche immédiatement rapide.

Jules Verne
Paris au 20e siècle

Le conquérant est toujours pacifique (comme Bonaparte l’a constamment affirmé) : il envahirait volontiers notre Etat sans combat. Mais pour l’en empêcher, il nous faut vouloir la guerre et donc aussi la préparer. En d’autres termes : ce sont précisément les faibles, ceux qui sont contraints à se défendre, qui doivent toujours être armés pour ne pas se laisser surprendre. Ainsi le veut l’art de la guerre.

Un homme libre est un homme qui essaie : de ne pas laisser tomber, de ne pas rester étranger à lui-même, de ne pas tourner le dos au danger, aux peurs qui le paralysent.

Un homme libre est un homme perclus de béances mais courageux, qui accepte le prix de sa liberté : sa responsabilité. L’être humain en quête de liberté n’est pas prudent […]. L’homme libre est un homme de la caverne mais qui cherche, qui tâtonne, qui tombe et se relève.

Le progrès technique a beau être aléatoire, inégalement distribué (selon les latitudes), irrégulier (bifurcations soudaines ou arrêts prolongés), et parfois effrayant (Hiroshima et Tchernobyl), il n’en reste pas moins que la dynamique évolutive du monde technique est une réalité. en prendre acte n’implique aucun parti pris « évolutionniste » (qui fait de tout stade de développement postérieur un stade supérieur au précédent) ; ni d’ailleurs, anti-évolutionniste (soit la même mythologie inversée), pour lequel l’antérieur est ipso facto supérieur – la « course au progrès »  se traduisant ici par « course à la catastrophe », écologique, spirituelle, ou les deux. La croissance de nos capacités machiniques est mesurable, en termes de rendement, volume, longévité, vitesse, etc. Autre chose est l’évaluation qualitative de ces gains quantitatifs.

On peut fort bien préférer, pour soi-même, la marche à pied au vol en Concorde, si on se fait une autre idée du temps, de la nature et de la liberté que les hommes d’affaires pressés. Mais c’est là une autre question, éthique (pourquoi faire, ces progrès ?), qui ne saurait empiéter sur la première, physique (comment ça marche, ces avancées ?). La meilleure réponse au positivisme (l’escamotage du sens au nom des faits) ne nous semble pas être l’exorcisme (la disqualification des faits au nom du sens).

Introduction à la médiologie

Il ne faut rien prématurer, pas même le progrès. La science ne doit pas devancer les mœurs. Ce sont des évolutions, non des révolutions qu’il convient de faire. En un mot, il faut n’arriver qu’à son heure. J’arriverais trop tôt aujourd’hui pour avoir raison des intérêts contradictoires et divisés.

Jules Verne
Robur le conquérant

— Des malades ! Est-ce que nous avons des malades depuis que les coutumes chinoises ont été adoptées en France ! C’est ici comme si vous étiez en Chine.
— En Chine ! Cela ne m’étonne pas !
— Oui ! Nos clients ne nous paient d’honoraires que pendant qu’ils sont bien portants ! Ne le sont-ils plus, la caisse est fermée ! Aussi, n’avons-nous pas d’intérêt à ce qu’ils tombent jamais malades ! Donc, plus d’épidémies, ou presque pas ! Partout des santés florissantes que nous entretenons avec un soin pieux, comme un fermier qui tient sa ferme en bon état !

Jules Verne
Une ville idéale

Je lui livrai mon pouls avec résignation. Mon docteur tira de sa poche un petit instrument dont j’avais entendu tout récemment parler, et, l’appliquant à mon poignet, il obtint sur un papier préparé le diagramme de mes pulsations qu’il lut rapidement, comme un employé lit une dépêche télégraphique.

Jules Verne
Une ville idéale

Le lien causal entre une technique et une culture n’est ni automatique ni unilatéral. […]

Des innovations techniques rendent possibles ou conditionnent l’apparition de telle ou telle forme culturelle (pas de science moderne sans imprimerie, pas d’ordinateurs personnels sans microprocesseurs) mais elles ne les déterminent pas nécessairement.

L’objectif des opérations cybercognitives est bien d’attaquer sans répit le premier circuit cognitif dit heuristique, celui des biais, de l’intuition, des émotions, de l’immédiateté de la perception, pour mieux inhiber le second, celui du raisonnement, de la logique, du discernement, celui de l’effort et de l’engagement de la pensée complexe.

— Oui ! Oui ! répondit Harbert, et peut-être pourra-t-on, avec des soins, réveiller en lui quelque lueur d’intelligence !

— L’âme ne meurt pas, dit le reporter, et ce serait une grande satisfaction que d’arracher cette créature de Dieu à l’abrutissement !

Jules Verne
L’île mystérieuse

Or il ne s’agit plus de déplorer, d’exorciser ou d’édifier. On ne maîtrisera pas le devenir technologique en lui tournant le dos. La responsabilité consiste à comprendre sa logique pour anticiper autant que possible ses effets. Un discours sur les fins et les valeurs qui ne s’appuie pas sur un état précis des arsenaux est un discours creux. Un discours sur l’innovation, en revanche qui ne la passe pas au crible d’une mémoire est un discours dangereux.

L’écologie nous a habitué à l’idée, insolite et même choquante en société industrielle, que l’homme, comme individu, était responsable de la nature, et des équilibres écosystémiques dont il dépend pour sa survie, comme espèce. N’est -il pas temps d’étendre le principe de précaution à la sphère des signes et des formes, et de persuader chaque citoyen qu’il est individuellement responsable de la culture de sa communauté ? Et qu’il serait folie d’abandonner sa mémoire et sa créativité (les deux étant fonction l’une de l’autre) au marché et aux machines, sacrifiant ainsi le long terme pour le court terme ?

L’humanité ne saurait jamais atteindre une véritable conscience morale, de la même manière que l’homme ne pouvait s’élever du sol en tirant sur ses propres cheveux. Pour réussir, il fallait l’aide d’une force extérieure à l’homme.

Le problème à trois corps

[…] Puisque la façon dont on voit le monde est le reflet de son identité individuelle et collective, on ne peut pas penser la complexité de celui-ci à partir d’un corps social homogène sans quoi on s’expose à des surprises douloureuses. Il faut donc […] induire des mécanismes permettant aux opinions divergentes constructives de s’exprimer. C’est la meilleure protection contre les cygnes noirs. […]

La conversation stratégique considère l’ensemble, pas le sommet; elle est démocratiques, pas élitiste; elle s’inscrit dans un flux, pas dans un calcul a priori; elle accueille les surprises, elle ne les évite pas.

Une condition de la réussite de la conversation stratégique est de rendre ses hypothèses et croyances explicites, et de les revisiter régulièrement pour les tester et voir si elle sont encore valables.

Philippe Silberzahn
Bienvenue en incertitude, 2018

« … L’oeil humain  est fait pour survivre dans la forêt. C’est pour cette raison qu’il est sensible au mouvement. N’importe quelle chose qui bouge, même à la périphérie la plus extrême de notre regard, l’oeil la capte et transporte l’information au cerveau. En revanche, tu sais ce que l’on ne voit pas?  » J’avais secoué la tête.

« Ce qui reste immobile , Vadia. Au milieu de tous les changements, nous ne sommes pas entraînés à distinguer les choses qui restent les mêmes. Et c’est un grand problème parce que, quand on y pense, les choses qui ne changent pas sont presque toujours les plus importantes. »

Imaginons maintenant que le pouvoir n’ait plus besoin de la collaboration humaine. Que sa sécurité – et sa force – soit garantie par des instruments qui n’ont pas la possibilité de se révolter contre lui. Une armée de capteurs, de drones, de robots capables de frapper à n’importe quel moment, sans la moindre hésitation. Ce serait, finalement, le pouvoir dans sa forme absolue.

Tant qu’il se fondait sur la collaboration d’hommes en chair et en os, tout pouvoir, aussi dur fût-il, devait compter sur leur consentement. Mais quand il sera fondé sur des machines qui maintiennent l’ordre et la discipline, il n’y aura plus aucun frein.

Le problème des machines n’est pas qu’elles se rebelleront contre l’homme, c’est qu’elles suivront les ordres à la lettre.

Le général, lui, doit s’élever jusqu’à la géographie générale d’une province et d’un pays, il doit constamment avoir devant les yeux l’image vivante du tracé des routes, des fleuves et des montagnes, sans pouvoir pour autant se passer du sens de l’orientation limité [savoir se retrouver facilement par monts et par vaux].
Les renseignements de toutes sortes, les cartes, les livres, les mémoires, lui seront certes d’un grand secours pour les grandes lignes, et son entourage l’assistera pour les détails. Mais il est certain que le grand talent de se faire une idée rapide et claire du terrain donnera à son action plus de souplesse et de fermeté, le protégera contre une certaine maladresse intérieure et le rendra moins dépendant des autres.

Cette faculté a été attribuée à l’imagination ; c’est en effet le seul service que l’activité militaire demande à cette déesse turbulente, qui lui est d’ailleurs plutôt nuisible qu’utile.

Puis, de tous côtés, c’étaient des machines de provenance américaine, portées aux dernières limites du progrès. À l’une on présentait un porc vivant, et il en sortait deux jambons, l’un d’York, l’autre de Westphalie !.. Celle-là dévorait un veau de trois ans et le reproduisait sous la double forme d’une blanquette fumante et d’une paire de bottines fraîchement cirées.

Jules Verne
Une ville idéale

Nos compétences sont fonction de nos outils. Notre façon de nous orienter dans l’espace, ou notre perception du territoire ne sont pas les mêmes selon qu’on sait ou non lire une carte (technique cognitive dépendant elle-même de l’établissement de cartes routières accessibles, soit d’un moment précis dans l’histoire de l’imprimerie et des réseaux routiers).

La remémoration non plus n’est pas un processus purement psychologique, car notre capacité de mémoire dépend des mnémotechniques à disposition (écriture, livre, numérique, etc.).

Il devient de plus en plus difficile de gérer directement les situations et de régler les problèmes, car il es impossible de remonter la ligne de causalité. La cause de B n’est pas juste A, mais aussi D, E et peut-être F et parfois G. H joue également un rôle, mais nous ne le savons pas. Et cela évolue dans le temps. Le temps que nous le déterminions, il sera trop tard.

P. Silberzahn & B. Rousset
Stratégie Modèle Mental, 2020

En enchevêtrant le ludique et le coercitif, le contrôle politique et la séduction égotique, le public et le privé, en invisibilisant et en hybridant les techniques de contrôle social et de surveillance, l’économie de la donnée permet de maintenir sous contrôle la majorité silencieuse, sans besoin d’actions directes lourdes sur le terrain.

Ce déplacement de vingt-trois degrés vingt-huit minutes suffira pour que notre immeuble polaire reçoive une quantité de chaleur suffisant à fondre les glaces accumulées depuis des milliers de siècles !

Jules Verne
Sans dessus dessous

Il est très séduisant d’imaginer qu’un courage moyen accompagné d’une grande intelligence produirait des effets plus remarquables qu’une intelligence moyenne jointe à un grand courage. Mais, à moins de se figurer ces éléments dans une disproportion illogique, nul n’a le droit d’accorder à l’intelligence cet avantage sur le courage, dans un domaine [la guerre] qui se nomme danger et qui est par excellence celui du courage.

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