Rédaction :
Anne-Caroline Paucot (Propulseurs)
Images :
Midjourney
juillet 2037
Programmation annoncé
« Dans notre société, où le marché passe avant tout principe moral, les oppositions à l’eugénisme sont de plus en plus faibles. Comme les capacités techniques augmentent très vite, que le coût des interventions diminue, que la demande pour avoir un bébé en parfaite santé augmente très fortement, l’affaire est bouclée ! »
Jacques Testart, biologiste
L’ADN est le nouveau terrain de jeux des politiques. La génétique promet des bébés parfaits, sans maladies ni défauts. Une ministre rêve d’enfants blonds aux yeux bleus, programmés sur mesure. Quand le progrès flirte avec l’eugénisme, la révolution gronde dans les rues.
« La crise d’aujourd’hui est la blague de demain », prophétisait Herbert George Wells. Dans les méandres du temps, l’écho de cette phrase s’est métamorphosé. C’est devenu : la blague d’aujourd’hui est la crise de demain ! Pour vous en convaincre, remontons quelques années en arrière.
Mars 2031. Les écrans vibrent d’une même lumière blafarde après une série de catastrophes climatiques et sociales. Le gouvernement, décidé à en finir avec la litanie des mauvaises nouvelles, propulse en première ligne Sofia Chen-Dubois. Dans sa robe austère, le regard fuyant, la ministre de la Santé s’éclaircit la gorge avant de lâcher sa bombe :
— À partir d’aujourd’hui, chaque parent peut programmer son futur enfant.
Le ciseau génétique
Le génome humain est le code qui programme l’humain. C’est une encyclopédie en 46 volumes qui correspondent aux vingt-trois paires de chromosomes. Les informations sont gravées dans chaque cellule sur un ruban de près de 2 mètres, l’ADN.
Le décryptage du génome permet de repérer les gènes. Pour les modifier, l’affaire a été complexe jusqu’à l’arrivée en 2013 de CRISPR-Cas9. Ce nom barbare désigne un ciseau moléculaire. Il a été mis au point par Jennifer Doudna et Emmanuelle Charpentier.
Ce tsunami technologique permet de reprogrammer un génome en une semaine au lieu de quelques mois.
Dans les salons, les tasses de café se figent en plein vol. Le temps retient son souffle. Les auditeurs croient à une farce de mauvais goût. Ils attendaient que la ministre annonce le rétablissement de la situation sanitaire et particulièrement la réouverture des hôpitaux dévastés par les récentes catastrophes.
Tous aspirent à pouvoir bénéficier des soins de qualité, certainement pas à servir de cobayes pour une nouvelle lubie gouvernementale. À cette époque, les politiques n’étaient pas encore totalement sous l’emprise des intelligences artificielles. On les croyait encore capables d’apaiser la souffrance des citoyens.
Imperturbable, la ministre déroule son discours :
— Grâce aux ciseaux moléculaires CRISPR-Cas9, vous serez des artistes sculptant le génome de vos futurs enfants. Vous serez les créateurs de votre plus belle œuvre.
Sa voix s’envole. Ses bras se déploient. On dirait un albatros prêt à prendre son essor :
— Vous rêvez d’un garçon de deux mètres, futur champion du monde ? D’une fillette rousse au regard de braise ? Tout devient possible !
L’albatros se voit clouer les ailes par une avalanche de hashtags #discrimination #cliché déferlant sur les réseaux. Ils signifient à la ministre que les femmes ne se sont pas battues pendant des décennies pour qu’une ministre ressuscite les stéréotypes. Un imperceptible tic d’agacement trahit son irritation face à cette nouvelle pratique sociale consistant à commenter en direct les interventions des politiques.
— Sanfilippo, Huntington, Charcot…
La ministre égrène ces noms de maladies génétiques comme un funeste chapelet, redresse la tête et poursuit :
— Vos enfants ne seront plus jamais otages de leur ADN. Avec la programmation, l’angoisse des futurs parents s’évapore.
Des bébés modifiés
Avril 2015, des chercheurs chinois affirment avoir procédé à des modifications génétiques sur des embryons humains. Ils ont modifié un gène responsable d’une maladie génétique du sang,
Novembre 2018, une équipe chinoise basée annonce la naissance de Lulu et Nana, les deux premiers bébés génétiquement modifiés à l’aide de la technologie CRISPR-Cas9. L’objectif est de protéger les futurs bébés d’une infection au VIH. Le scientifique a pris un gène rare qui rend les humains insensibles au VIH et l’a mis dans le code génétique des ovules et des spermatozoïdes des parents.
En mai 2023, un bébé avec l’ADN de trois parents (deux parents et une donneuse) est né au Royaume-Uni. Des mitochondries défectueuses de la mère ont été remplacées par celles de la donneuse.
Encouragée par quelques #coeur, elle enchaine :
— La génétique permet de créer des enfants aux besoins alimentaires modérés, plus résistants à la chaleur, excellents nageurs et cyclistes, débordants de créativité. Sobres en consommation et en énergie, ils regorgeront d’idées pour protéger la planète.
Les hashtags explosent : #BébéParfait #BébéBio #RévolutionGénétique #FuturSansLarmes.
Les commentaires enthousiastes défilent au bas des écrans :
— Nos enfants seront des écrins de pure joie, vierges de toute maladie !
— Voilà le véritable progrès ! Façonner un avenir sans souffrance !
— La Terre retrouve son équilibre. Nos enfants seront les sauveurs de la planète !
#EugénismeEnCostumeTroisPièces
D’autres voix s’élèvent, plus critiques :
— De quel droit jouons-nous aux apprentis démiurges ?
#BlanchimentGénétique
Cette accusation de blanchiment génétique trouve ses racines dans le passé de Sofia Chen-Dubois. Ancienne secrétaire d’État à l’immigration, elle n’avait jamais caché sa volonté de « blanchir » la population européenne qui, selon elle, se colorait excessivement. Souvenez-vous, c’était l’époque où prononcer des mots comme diversité, mixité culturelle, interculturel, vous transformait en suppôt de Satan.
N’ayant pas réussi à expulser tous ceux qui ne partageaient pas son teint livide, on la soupçonne de vouloir accomplir son grand nettoyage par la génétique. Ses détracteurs visaient juste. Quelques années plus tard, lors de son procès, elle affirma considérer la programmation génétique comme le moyen pour tous les parents de réaliser leur rêve, qui, pour elle, ne pouvait être que d’avoir des enfants blonds aux yeux bleus !
#BébéChairÀCanon #EnfantJetable
Ces hashtags étaient prévisibles. L’armée avait mené des expériences de modification génétique sur les soldats. Elle voulait qu’ils soient plus rapides, deviennent invisibles, disposent d’une peau-carapace…
Si certains cobayes acquirent ces superpouvoirs, ce fut pour un temps court. Leurs cerveaux, trop sollicités, se fragilisèrent et implosèrent.
#BébéMonstre
Celui-là aussi était attendu, aucune étude ne permettant de prédire le devenir des enfants de parents génétiquement modifiés. Mais la ministre avait préparé sa réplique, dégainant la formule à la mode dans le monde politique :
— Inutile d’inventer le parachute avant d’avoir fait voler des avions.
Sofia Chen-Dubois mit en place le Parcours de création d’enfants (PCE). À l’entendre, c’était d’une simplicité enfantine. Les parents répondaient à un questionnaire et consultaient un psychologue pour affiner leurs choix. Un robot fabriquait l’embryon à partir de leurs gamètes et le réimplantait dans l’utérus maternel.
La réalité se révéla plus épineuse. Le questionnaire comportait plus de 100 questions. Les couples s’enlisaient dans des débats interminables dès la première : Sexe de l’enfant ?
Leurs nuits devenaient des champs de bataille où s’affrontaient leurs désirs contradictoires. Les réseaux sociaux se muaient en forums de guerre où s’échangeaient des conseils. Ce vieil allié de l’humanité qu’est le hasard se faufila par la petite porte sous forme de tutoriels viraux : Dieu joue aux dés. Laissez aussi faire le destin pour le sexe, les yeux, les cheveux…
Seul le QI faisait l’unanimité : tous convoitaient un petit génie. Mais les psychologues, armés de leurs manuels et statistiques, douchaient les espoirs de nombreux parents. Un Einstein ne s’épanouissant pas dans n’importe quel terreau, mieux valait modérer leurs attentes.
Résultat : 989 couples sur 1000 renoncèrent aux bébés parfaits. La ministre, ulcérée de voir son innovation boudée, dégaina l’arme administrative : plus de congés parentaux pour les parents de bébés sauvages !
La rue s’embrasa. Des millions de voix s’élevèrent pour défendre le droit aux bébés bios élevés en plein air, aussi imparfaits qu’authentiques. La ministre, aveuglée par sa vision du progrès, frappa plus fort encore. Elle interdit aux non programmés l’accès aux maternités publiques.
La révolte se mua en révolution.
Les rues se remplirent de parents, grands-parents, jeunes et anciens, unis dans un même cri :
— Le vrai progrès, c’est la liberté de choisir !
Ils brandissaient des pancartes où se mêlaient poésie et politique : « Nos imperfections sont nos plus belles perfections », « L’ADN n’est pas un jeu de construction », « Laissez nos enfants naître libres ! »
Des feux de joie s’allumèrent dans toutes les rues. Le pays se figea. Les grévistes clamaient dans tous les micros tendus :
— Si le progrès signifie avancer sans cesse, on progresse aussi en faisant une pause. Elle permet de questionner la prétendue magie des technologies qui ne remplaceront jamais l’émerveillement né de l’imprévisible.
— La perfection n’est qu’un mirage. La vraie beauté de l’humanité réside dans sa glorieuse imperfection.
La ministre, exaspérée par ces propos qu’elle jugeait lénifiants et peu propices à son projet de blanchiment génétique, démissionna.
Si l’histoire s’arrêtait là, on verserait une larme émue devant ces hommes et ces femmes qui se sont battus pour préserver notre liberté.
Mais Sofia Chen-Dubois prit la tête d’un conglomérat d’assurances. Deux ans plus tard, quand le mouvement des bébés bios n’était plus qu’un souvenir, elle lança une assurance baptisée « Sérénité douce ».
Pour les parents programmant leurs bébés, le coût des assurances était divisé par trois. Depuis, grâce à des psychologues formés à orienter les parents vers le choix d’enfants blonds aux yeux bleus, le blanchiment génétique poursuit inexorablement sa marche.
On ne peut en conclure que la crise d’hier est la mauvaise blague d’aujourd’hui.
Quels moyens faut-il prendre pour la prévenir ?
Vos avis et commentaires nous intéressent !