Q145 | Pourquoi faut-il enseigner et démocratiser la prospective ?

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Enseigner avec bienveillance. Source de l'illustration https://www.babelio.com/

Il est légitime de se poser la question si la différence entre métier et compétences est d’intérêt et l’on peut très facilement imaginer un débat autour de cette thématique. Quoi qu’il en soit, sous une forme ou une autre, cette discussion a bien lieu pour toutes les personnes en charge de l’éducation et devant construire un parcours de formation lié au sujet.

Relatif au sujet et avec le sourire, je me remémore ce moment où nous avons décidé, suite à une de nos nombreuses discussions avec Thomas, de changer le nom du site s’appelant initialement “prospective” vers celui actuel. Pourquoi? Pour la simple et bonne raison que selon certaines voix, ce que nous faisions, et faisons toujours, n’est pas de la prospective. Il est vrai qu’à l’époque, je ne m’étais jamais vraiment posé la question vu que je cherchais simplement – apparemment, trop – à traduire le terme “foresight” que tout le monde utilisait, en français.

Dans le contexte Suisse, nous avons la chance de devoir nous interfacer régulièrement en trois langues, plus l’anglais, ce qui fait 4. Pour les curieux, le choix s’est donc arrêté sur “foresight” pour l’anglais et l’italien (!), prospective en français et “Früherkennung” pour l’allemand, qui utilise également l’appellation “Vorausschau” mais qui peut-être fait là aussi une distinction dont j’ignore l’existence.

Mais est-ce que tout cela est bien important? Je pense tout de même que oui, car, comme le disait Albert Camus « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde », et nous attachons un soin tout particulier à cette activité !

Le débat de fond ici est de savoir si la prospective peut être considérée comme un métier ou plutôt comme une – ou une somme de – compétence(s); de comprendre si à la sortie d’un bachelor ou d’un master, il ferait sens de se voir décerner le titre absolu (en nom, pas en adjectif associé à une profession) de prospectiviste ou futuriste tels qu’aiment à se nommer parfois certaines personnes.

Essayons d’aborder la question en considérant les défis rencontrés par les personnes sortant de ces formations et entrant forcément sur le marché de l’emploi, soit pour la première fois, soit avec de nouvelles ambitions.

Les domaines de formation

Quelles sont les matières qui doivent absolument faire partie du bagage d’un prospectiviste, partant de l’hypothèse que bon sens et curiosité composent le bagage de base? Forcément des outils ensemble à des connaissances que vous allez travailler avec ceux-ci. Essayons de donner un aperçu de ces deux domaines.

Les outils

Il me semble que les outils peuvent se diviser en deux catégories: les méthodes, permettant d’analyser une situation, de se projeter dans les futurs, et les livrables qui sont les résultats tangibles obtenus une fois la méthode appliquée.

Les méthodes

Deux des documents les plus complets sur le sujet et librement à disposition sont à ma connaissance, le Playbook for Strategic Foresight de Stanford University et The Futures Toolkit produit par le Gouvernement Office of Science en Angleterre.

Entre les deux, en plus naturellement du contenu que nous mettons à disposition sur ce site – sourire -, vous devriez disposer des fondamentaux quant aux processus à suivre sur la façon d’extraire les informations et interagir avec vos parties prenantes.

Playbook for Strategic Foresight and Innovation de l'Université de Stanford
The Futures Toolkit du Gouvernement Office of Science, UK
United Nation Development Program | Foresight Playbook by Regional Bureau for Asia and The Pacific

Les livrables

Que ce soit sous forme de rapport, d’un artefact du futur par le design fiction, de cahiers d’exercices, de jeux ou d’un dialogue avec une Intelligence Artificielle, la restitution de ce que vous aurez extrait lors de l’étape précédente sera ce que vous transmettrez comme livrables à vos parties prenantes.

Devez-vous apprendre à les réaliser vous-même ? Ce serait ce que l’on attend d’une formation, sauf que le panorama qui se présente à vous donne le vertige. D’écrivain à cinéaste, de programmeur à dessinateur, en passant par la rédaction scientifique, vous serez propulsé troubadour de l’information !

Les connaissances

Une fois la méthode maîtrisée et la capacité acquise de façonner un contenant, il faudra également penser au contenu!

Il est impossible d’être spécialiste de tous les domaines, mais vous devrez en savoir suffisamment pour dialoguer et interagir sur de nombreux thèmes incluant les diverses dimensions PESTEL – Politique, Economique, Sociétal, Technologique, Environnemental, et Légal.

Cela signifie tout simplement de solides connaissances générales de façon à pouvoir séparer dans le monde des idées le bon grain et l’ivraie et surtout avoir un oeil critique sur les informations remontées de diverses sources, humaines ou non.

Préparer didactiquement un plan d’étude permettant d’intégrer petit à petit toutes ces notions pour en faire des compétences n’est certainement pas chose aisée. On peut certes enseigner les outils et la méthodologie, mais qu’en est-il des deux autres domaines dont chaque élément considéré est en fait un métier en soi?

Tout cela est également sans compter sur le fait que tout ce dont nous avons discuté jusqu’à maintenant ne représente que le 50% du trajet. Les 50% restant se réfèrent à la présentation de votre travail aux personnes en charge des décisions que vos livrables devront informer, influencer voir inspirer.

Ces 50% sont les plus cruciaux, car ils vont déterminer si tous les choix préalables, tant sur le fond que la forme se sont révélés judicieux, et permettront au décideur de faire le bon choix. Ces 50% peuvent se révéler également les plus frustrants car il y a une réalité que vous devrez affronter et pour laquelle il est bien souvent impossible de se préparer, c’est celle de la légitimité.

Le défi de la légitimité

Le défi à résoudre en ayant comme espace de travail le futur est que les réflexions qui y sont menées sont, pour la majorité des structures, de nature stratégique. Menées par des personnes d’expérience, vous devrez affronter quantité de biais, cognitifs ou non, dont vous serez la victime toute désignée. Les principaux à mes yeux sont ceux relatifs à l’âge et au métier, mais soyez sûrs qu’ils viendront naturellement s’ajouter à tous les autres.

Légitimité de l’âge

Même si la valeur n’attend pas le nombre d’années, vous devrez de toute façon, d’une manière ou d’une autre, faire vos preuves, que l’on vous en donne la possibilité ou non! 

Cela n’aura rien de personnel, mais il est rare que l’on vous invite à la table de discussions stratégiques avant un certain âge.

Légitimité métier

Vous ne faites pas partie du sérail, peut-être même pas de l’industrie considérée et vous prétendez enrichir la vision de personnes connaissant toutes les ficelles du métier? On vous écoutera, certainement très poliment et peut-être même avec beaucoup d’intérêt, mais voilà, il y a un problème: vous ne faites pas partie du sérail !

Le marché de l’emploi à la sortie d’une filière prospectiviste peut donc se révéler passablement limité.

Être prêt, ou prête, donne confiance en soi et avoir confiance en soi est le sentiment indispensable pour affronter l’incertitude.

 

Tout change cependant si cette compétence se voyait enseignée dès le plus jeune âge dans le parcours scolaire. Je serais du reste presque tenté de dire si nous pouvions maintenir le plus longtemps possible cette ouverture au rêve et à l’imaginaire présente chez la grande majorité des enfants !

N’est-ce pas vrai qu’à peine sont-ils en mesure de comprendre une question qu’une des premières qu’ils entendront sera “que veux-tu faire quand tu seras grand ?”. Ne serait-ce pas là un des premiers signaux faibles que penser le futur est primordial ?

Curiosité, ouverture, respect de l’autre même s’il ne pense pas comme nous, collaboration, complémentarité, ces valeurs que l’on cherche à enseigner dès le plus jeune âge sont très proches des qualités ou compétences que l’on peut souhaiter retrouver chez un prospectiviste.

Un prospectiviste serait-il donc un grand enfant ? Peut-être oui, peut-être non, mais on constate que nous avons affaire ici à des savoir-faire et des savoir-être pouvant être utiles à tout âge et en toute situation. Ce que l’on demande à la personne, pour elle-même ou pour quelqu’un d’autre, est de créer une projection temporaire d’un futur afin de faire un bon choix dans le présent.

Se projeter dans le futur, c’est prendre conscience des conséquences potentielles de ses actes. Que l’on ait 5 ans ou 80 ans, la finalité est la même.

Il s’agit donc bien plus d’une attitude que d’un métier. On peut professionnaliser cette compétence en variant la complexité des outils comme des processus, mais tout un chacun et chacune peut le faire au quotidien.

Je dirais même que chacun et chacune aurait le devoir de le faire au quotidien. Penser le futur est une action citoyenne. Comme les langues, les mathématiques ou la philosophie, que cela s’appelle prospective ou autre permet de se préparer à la vie. Être prêt, ou prête, donne confiance en soi et avoir confiance en soi est le sentiment indispensable pour affronter l’incertitude.

Cela devrait faire partie du bagage culturel de tout individu.

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