Q173 | Le défi de l’exponentialité ?

6 mins de lecture
Représentation graphique de deux croissances, l'une linéaire, l'autre exponentielle.

Ce texte a été publié en 2018 dans le livre  » Die Schweiz 2030, La Suisse 2030, La Svizzera 2030  » (NZZ Libro).
D’autres documents comme « Perspective 2030 » de la
Chancellerie de la Confédération suisse et ceux décrivant l’agenda 2030 pour le développement durable justifient la pertinence du sujet que nous republions ici. 

Version in English

Nous avions l’habitude de penser à l’avenir en imaginant ce que nous ferions demain. Aujourd’hui, nous l’envisageons en termes de technologie et quel impact elle aura sur nous. Ce changement est motivé par une nouvelle propriété de la technologie : l’exponentialité.

La différence entre la croissance linéaire (1, 2, 3, 4) et la croissance exponentielle (1, 2, 4, 8) est claire. Les implications sociales et politiques sont moins bien comprises.

Une fable ancienne peut aider à l’expliquer. Un roi se voit offrir un magnifique jeu d’échecs. Lorsqu’on lui proposa de nommer sa propre récompense, l’inventeur demanda modestement un peu de riz et de calculer la quantité à l’aide d’une formule simple : en mettant un grain sur la première case, deux sur la deuxième, quatre sur la troisième et ainsi de suite, en doublant le nombre de grains sur chaque case. Le roi accepta, avant de se rendre compte qu’il avait été dupé. Après les 32 premières cases, le château était plein de riz, et il restait encore la moitié de l’échiquier à jouer.

Légende de Sissa

Nous vivons depuis un certain temps dans un monde en évolution rapide et exponentielle. Presque tous les aspects de notre vie quotidienne – la façon dont nous interagissons, créons, produisons, échangeons, nous déplaçons, administrons, débattons, nous battons, aimons – sont réécrits par la technologie, souvent avec des effets désorientants. Mais nous sommes sur le point d’entrer dans la seconde moitié de l’échiquier. Et c’est là que l’accélération pourrait commencer à dépasser la capacité humaine à comprendre et à imaginer.

Il a été suggéré que si l’on trace la loi de Moore (la prédiction de Gordon Moore, il y a 50 ans, selon laquelle la puissance de calcul doublerait environ tous les 18/24 mois pour un coût donné) dans le temps, en termes de technologie numérique, nous sommes entrés dans la seconde moitié de l’échiquier aux alentours de 2006 (considérons par exemple que les systèmes d’exploitation iOS et Android des smartphones ont tous les deux été lancés en 2007).

Par conséquent, pour rester dans la métaphore originale, nous nous trouvons actuellement quelque part peut-être dans la deuxième case de la deuxième moitié de l’échiquier. Cela permet de comprendre les bonds dont nous sommes témoins dans les domaines de la science et de la technologie : intelligence artificielle, blockchain, assistants numériques, robots, véhicules autonomes, réalité augmentée, drones, biométrie, sans parler des biotechnologies, de la génétique, de l’énergie solaire, des matériaux et de bien d’autres choses encore.

En outre, si chacune de ces technologies connaît en soi un développement exponentiel, nombre d’entre elles sont également combinatoires (les progrès dans l’une accélèrent les améliorations dans l’autre) et auto-améliorantes (elles peuvent apprendre).

La transformation sera profonde et multiple. Il est difficile de savoir si elle débouchera sur une ère d’abondance et une renaissance induite par la technologie, comme beaucoup le prétendent, ou sur un trou noir incontrôlable, comme d’autres le craignent.

Voici quelques questions que nous devrions nous poser :

  • Comment une société peut-elle devenir pilotée par les données, avec des décisions de plus en plus prises par des algorithmes, tout en préservant les éléments fondamentaux d’égalité, de justice, de représentation et de délibération démocratique ? (note de la rédaction – lire à ce propos le billet « Pourrions-nous vs Devrions-nous« )

  • Comment penser de manière exponentielle sans perdre la profondeur, l’attention et la nuance ?

  • Qu’est-ce que la « souveraineté numérique » dans un monde où la sphère publique est de plus en plus contrôlée par le secteur privé au moyen de méga plates-formes algorithmiques ?

  • Comment redéfinir tout – de l’éducation aux lois, des emplois aux notions d’éthique et de morale – pour l’exponentialité ?

Nous vivons pour la plupart dans un monde qui ne comprend pas l’exponentialité et qui n’est pas fait pour elle.

Au fil des siècles, nous avons conçu les structures et les méthodes qui régissent nos sociétés – les gouvernements, l’éducation, les cadres juridiques et réglementaires, les entreprises, les dispositifs de sécurité et de sûreté, les soins de santé, la démocratie, et même la science elle-même – pour un monde prévisible et linéaire, où les pics ou les ralentissements soudains sont interprétés comme des crises avant un retour à la « normale ».

Nous avons conçu les structures et les méthodes qui régissent nos sociétés pour un monde prévisible et linéaire

La « nouvelle normalité » algorithmique provoque aujourd’hui toutes sortes d’inquiétudes et de stress.

Nous parlons toujours de machines, et non d’une forme supérieure d’intelligence. Mais nous parlons de rythmes de changement presque incompréhensibles.

C’est là que réside le défi : se préparer à un monde de la seconde moitié de l’échiquier.

Q173 | The challenge of exponentiality ?

This text was published in 2018 in the book  » Die Schweiz 2030, La Suisse 2030, La Svizzera 2030  » (NZZ Libro).
Other documents, such as « Perspective 2030 » by the Federal Chancellery of the Swiss Confederation and those describing the 2030 Agenda for Sustainable Development justify the relevance of the subject we are republishing here.

Version en français

We used to think of the future by imagining what we would do tomorrow. Now we think of it in terms of technology and what it may do to us. This shift is driven by a new property of technology: exponentiality.

The difference between linear growth (1, 2, 3, 4) and exponential growth (1, 2, 4, 8) is clear. The social and political implications are less understood.

An ancient fable may help explain. A king was presented with a beautiful game of chess. When offered to name his own reward, the inventor modestly asked for some rice, and to calculate the quantity through a simple formula: by putting a grain in the first square, two on the second, four on the third and so on, doubling the number of grains at each square. The king agreed, before realizing he had been duped. After the first 32 squares the castle was full of rice, with half of the chessboard still to go.

We have been living for a while in a fast-changing, exponential world. Almost every aspect of our daily life – the way we interact, create, produce, trade, move, administer, debate, fight, love — is being rewritten by technology, often with disorienting effects. But we are now about to enter the second half of the chessboard. And that’s where the acceleration may start outpacing the human capacity to comprehend and imagine.

It has been suggested that if we plot Moore’s Law (the prediction by Gordon Moore, 50 years ago, that computing power would double roughly every 18/24 months for a given cost) over time, in digital tech terms we entered the second half of the chessboard sometime around 2006 (consider for instance that the smartphone’s operating systems iOS and Android were both launched in 2007).

Hence, to keep with the original metaphor, we find ourselves right now somewhere maybe in the second square of the second half of the chessboard. That helps make sense of the leaps that we’re witnessing in science and technology: artificial intelligence, the blockchain, digital assistants, robots, self-driving vehicles, augmented reality, drones, biometrics, not to mention biotech, genetics, solar, materials, and much more.

Furthermore, while each of these technologies is by itself developing exponentially, many are also combinatorial (progress in one speeds up improvements in another) and self-improving (they can learn).

The transformation is going to be deep and manifold. It is unclear whether it will lead to an age of abundance and a tech-induced renaissance, as many claim, or down an uncontrollable dark hole, as others fear.

Some questions that we should be asking:

  • How can a society become data-driven, with decisions increasingly taken by algorithms, while preserving basic elements of equality, justice, representation and democratic deliberation?

  • How do we think exponentially without losing depth, careful consideration and nuance?

  • What is “digital sovereignty” in a world where the public sphere is increasingly privately-controlled through algorithmic megaplatforms?

  • How do we redefine everything – from education to laws, from jobs to notions of ethics and morals – for exponentiality?

We live for the most part in a world that doesn’t understand, and is not made for, exponentiality.

Over the centuries we have designed the structures and methods that run our societies – governments, education, legal and regulatory frameworks, businesses, security and safety arrangements, healthcare, democracy, and even science itself – for a predictable, linear world, where sudden spikes or downturns are interpreted as crisis before a return to “normal”.

We have designed the structures and methods that run our societies for a predictable, linear world

The algorithmic “new normal” is now causing all sort of disquiet and stresses.

We are still talking about machines, not about a superior form of intelligence. But we are talking about almost incomprehensible rates of change.

Therein lies the challenge: preparing for a second-half-of-the chessboard world.

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