La question de comment mesurer l’impact d’un dispositif de prospective est cyclique et nous avions tenté d’apporter quelques pistes de réponse dans le billet n°103. L’approche subjective proposée ici par Michel Wozniak parait si évidente que je me suis vraiment demandé pourquoi nous n’y avions pas pensé plus tôt. Merci Michel pour ce partage qui place une nouvelle fois l’humain et l’individu au centre du dispositif de prospective !
Il n’est probablement plus nécessaire d’argumenter sur l’importance des ateliers de prospective, des brainstormings (anglicisme couramment intégré dans la langue française), et de manière générale, des réflexions sur le futur et les actions à y mener.
Dans un monde qui s’est beaucoup structuré sur le factuel durant ces dernières décennies, il reste souvent un parent pauvre, qui est l’humain. D’ailleurs, il suffit de voir au quotidien les niveaux d’insatisfaction professionnelle et de stress qui malheureusement ne tendent pas à s’améliorer avec les années.
Pourtant, une prise de conscience est en cours, même dans les grandes institutions. Certaines armées européennes mettent même en place une nouvelle manière de travailler (New Way Of Working) qui passe d’un modèle Budget Centric (centré sur le Budget) à People Centric (centré sur la Personne), comme une forme de reconnaissance de la nécessité de remettre l’humain au centre.
En effet, dans un monde qui tend vers la rationalisation, l’analyse et la donnée statistique, notamment avec l’essor de l’Intelligence Artificielle, il devient nécessaire de recréer des ponts entre l’analytique et l’humain.
Les systèmes d’évaluation
Des tentatives ont été faites au travers de systèmes d’Assessment (évaluation) comme le DISC, le MBTI, l’Ennéagramme, et d’autres, où, sur la base de questions souvent fermées, une interprétation est donnée sur la base de données… analytiques et statistiques…
Le piège est que ces évaluations, puisque basées sur des données analytiques et statistiques, peuvent donner l’illusion de dresser un portrait-robot atemporel de la personne, alors que ces profils peuvent varier fortement notamment après des changements de vie importants.
L’être humain est beaucoup plus complexe qu’une machine…
Nous pouvons nous poser la question : Est-ce suffisant ? En effet, le futur peut être calculé et déduit dans une certaine mesure sur la base d’éléments analytiques et statistiques. Mais il suffit d’interroger par exemple des militaires de grades supérieurs pour entendre de leur bouche que souvent, les meilleures décisions qu’ils aient prises même sur les champs de bataille étaient des décisions basées sur… l’intuition… Ce qui est fort embêtant, dans le sens où cette intuition n’a pas grand-chose de rationnel ou d’analytique.
Alors comment évaluer l’impact par exemple d’ateliers de prospection ?
Ramener de l’humain
Peut-être serait-il intéressant de systématiser par exemple une étape finale qui ramènerait à l’humain. Un outil intéressant pour cela peut être l’utilisation des « Chapeaux de Bono ».
Édouard de Bono a proposé une approche utilisant 6 chapeaux physiques que l’on fait porter aux protagonistes, pour leur permettre d’exprimer 6 « facettes » différentes par rapport au problème :
- Chapeau blanc, qui est le chapeau de la neutralité et des faits. C’est là que la pensée analytique habituelle a toute sa place.
- Chapeau noir, qui est le chapeau de la critique « négative », le chapeau de l’avocat du diable qui ne voit que des risques et des dangers.
- Chapeau rouge, qui est le chapeau de la critique émotionnelle, qui permet d’exprimer des intuitions, ressentis, instincts et pressentiments. Aucune justification n’est à donner pour ces avis.
- Chapeau jaune, qui est le chapeau de la critique positive, des rêves et des idées folles, des idées constructives.
- Chapeau vert, qui est le chapeau de la créativité, visant à trouver des solutions de rechange, des solutions alternatives.
- Chapeau bleu, qui est le chapeau des processus, de l’organisation, qui canalise les idées et les échanges entre les autres chapeaux. C’est la vision d’ensemble.
Il est intéressant que dans cette approche, l’analytique ne représente qu’un seul chapeau.
Mais poussons encore plus loin la réflexion.
Faire confiance au protagoniste ?
Pourquoi ne pas réhabiliter l’auto-évaluation (connue sous l’anglicisme : Self-Assessment) ?
Pourquoi ne pas accepter le fait qu’il soit probable que la personne, dans toute sa subjectivité, sache ce qui serait bon et ce qui ne le serait pas ?
Parmi les Assessments proposant cette vision, il y a le « Mindset Maps » de Robert Dilts et Mickey Feher (psychologue) qui étonnamment, ne donne… aucune interprétation. Le Mindset Maps prend le pari de faire confiance à l’auto-évaluation du protagoniste, et restitue à celui-ci exactement ce qu’il a dit, mais de manières différentes et complémentaires (par exemple sur un diagramme en toile d’araignée, ou sur un tableau de valeurs, …) tout en proposant des activités concrètes pour combler les manques. Tout cela se basant sur le principe de la reformulation active, chère aux approches roggériennes non-directives.
Je suis encore maintenant stupéfait de voir à quel point le fait de restituer à une personne ce qu’elle vient de dire (souvent mot pour mot) peut générer des prises de conscience intenses. Le fait de délaisser les interprétations de type « boule de cristal » semble redonner au protagoniste sa responsabilité et semble libérer un potentiel d’auto-analyse et d’auto-remise en question, et à fortiori un investissement plus intense dans le projet qui paraît beaucoup plus aligné.
C’est un peu comme si, dans la lignée de ce que la société a insufflé de pensée analytique, nous ne nous écoutions même plus nous-mêmes. Au point que certaines personnes n’hésitent pas à dire : « Je ne ressens rien ».
Pourtant, si ce sont des êtres humains qui vont devoir porter les choix et visions issus d’ateliers de prospective, n’est-il pas nécessaire de s’assurer que ces mêmes êtres humains soient pleinement alignés avec ces choix et décisions ?
L’intuition humaine
Depuis 1903, nous savons que nous disposons de deux autres cerveaux. L’un dans les intestins (qui contient pas loin de 200 à 500 millions de neurones !) et l’autre dans le cœur.
Même si cette connaissance a été comme oubliée par le monde de la médecine et de la psychologie pendant plus de 100 ans, cela permet de mieux comprendre pourquoi depuis des siècles, certaines philosophies parlent d’alignement cœur / tête / tripes. Le cœur pour l’émotionnel, la tête pour le rationnel et les tripes pour l’intuition.
Alors une solution simple pourrait être une auto-évaluation avant l’atelier de prospective, la même auto-évaluation après l’atelier de prospective, et encore une fois la même un mois plus tard, avec des questions comme par exemple (liste non exhaustive) :
De 1 à 10 (1 = peu confiant, 10 = totalement confiant),
- à combien vous estimez-vous confiant·e par rapport à l’avenir de l’entreprise ?
- à combien vous estimez-vous confiant·e par rapport à l’avenir de votre emploi ?
- à combien vous estimez-vous confiant·e par rapport à la capacité de l’entreprise de répondre aux besoins des clients ?
- à combien vous estimez-vous confiant·e par rapport à l’alignement de l’entreprise avec ses valeurs ?
- à combien vous estimez-vous confiant·e par rapport à votre capacité de répondre aux challenges de l’entreprise ?
Si les évaluations avant/après montrent une amélioration mettons de 30%, n’est-ce pas une information primordiale par rapport à un cas où cette même évaluation montrerait une baisse de 10% suite à l’atelier ?
Même si la subjectivité humaine est dans l’absolu très… subjective, toutefois, pour la personne, dans sa carte du monde, dans sa vision du monde, elle est très objective.
Et dans ce monde où il faudra de plus en plus unir nos forces pour faire un usage sain des technologies de pointe qui émergent, l’être humain est LA constante.
Il était là il y a 100 ans, il est là aujourd’hui, et il sera là dans 100 ans.
Il mérite donc toute notre attention.