Q148 | Quel rôle pour la philanthropie dans l’anticipation et la construction du futur ?

28 février 2023
10 mins de lecture
Source de l'illustration : Le nouvel Economiste

Dans un monde en proie à des changements géopolitiques et environnementaux majeurs couplés à des évolutions technologiques exponentielles, la prospective et l’étude des risques émergents devraient naturellement trouver un écho favorable au sein des conseils de fondations philanthropiques. D’autant plus que ceux-ci s’attachent d’ores et déjà à répondre au quotidien à des défis planétaires de plus en plus complexes en intervenant dans des domaines variés et interconnectés tels que la santé, l’éducation, l’humanitaire, le développement durable et l’environnement, etc.

Naviguant dans un océan de sollicitations, il n’est pas toujours aisé pour les fondations de savoir comment cibler au mieux leurs donations afin de créer un impact substantiel et agir efficacement sur des points de basculement positifs et durables. Si l’on assiste depuis plusieurs années à une professionnalisation des équipes de direction des fondations ainsi qu’une tendance à plus de collaboration, l’intégration plus systématique d’outils de prospective dans les travaux de planification des Conseils pourraient s’avérer un nouvel atout indispensable pour une meilleure anticipation des enjeux et des actions pertinentes à déployer.

Mais qu’en est-il réellement ? Les fondations philanthropiques sont-elles naturellement portées à s’inscrire dans des temps longs, propices à des réflexions prospectives et d’anticipation ? Sont-elles suffisamment rompues et formées à ce type d’exercice et enfin sont-elles des acteurs légitimes pour financer cette construction du futur ?

Je vous propose de partager ici quelques réflexions basées sur mon expérience pratique de ce secteur au sein duquel j’ai exercé des fonctions de coordination et de direction pendant une dizaine d’années à Genève.

Quelles sont les caractéristiques intrinsèques des fondations qui les prédisposent à se projeter dans le futur ?

Quand on évoque la durée de vie des fondations avec les professionnels du secteur philanthropique, la réponse qui revient souvent sous forme de plaisanterie est « l’éternité, jusqu’à nouvel ordre ». Un oxymore qui en dit long sur le rapport ambigu qu’entretiennent les fondations avec leur pérennité et ses aléas. Alors d’où vient ce rapport particulier que les fondations cultivent avec le futur ?

Traditionnellement, lors de la constitution d’une fondation philanthropique, le ou les fondateurs affectent de façon irrévocable un patrimoine et/ou un capital substantiel dont les dividendes viendront alimenter durablement et bien au-delà de la génération fondatrice, le soutien à des projets d’utilité publique présents et futurs concourant à la réalisation de buts fixés dans les statuts. Le conseil de fondation dont la composition et le mode de renouvellement sont aussi définis dans les statuts, a l’entière autorité et la responsabilité de la réalisation des buts fixés ainsi que la bonne gestion de la fortune affectée. Soumis au contrôle de l’autorité de surveillance, celle-ci vérifie une fois par an que l’activité de la fondation reste bien conforme à ses buts idéaux et qu’elle n’est pas en dormance.

Ce cadre offre d’emblée une très grande liberté au conseil de fondation pour incuber et tester librement des solutions, explorer des idées nouvelles, éventuellement échouer et apprendre de ses erreurs sans avoir à rendre des comptes à des actionnaires ou encore des électeurs impatients. Cette vision transgénérationnelle d’un but sociétal à atteindre à long terme, garanti par un investissement capitalisé et des statuts intangibles, fait donc à priori de la fondation philanthropique une entité par essence destinée à façonner patiemment le futur et renforcer la durabilité tant, dans le soutien des actions pour la réalisation de son mandat que dans la gestion pérenne de sa fortune, et ce, quelle que soit sa vocation initiale.

Au fil du temps, ce modèle classique de fondation donatrice s’est vu largement critiqué car il présente l’inconvénient de faire porter sur les générations suivantes une sorte d’obsolescence programmée de la vision et des concepts utilisés par les fondateurs. En effet, lorsque les statuts sont rédigés de façon trop étroite, ils imposent un cadre rigide parfois inadapté aux enjeux sociétaux en constante évolution et limitent ainsi dans certains cas l’éventail des actions pouvant être déployées pour servir le but. Cette pesanteur doit cependant être relativisée car le cadre légal actuel permet désormais de modifier les statuts d’une fondation sous certaines réserves, après l’écoulement d’un délai de 10 ans depuis sa constitution ou depuis la dernière modification de ses buts.

A noter également que ces dernières années, les taux d’intérêts négatifs associés à l’instabilité des marchés ainsi que les questions éthiques relatives à la composition des produits de placement proposés, a rendu aussi plus compliquée la gestion de la dotation des fondations donatrices qui doivent désormais faire face à des revenus en forte diminution. Cette situation conduit les nouveaux aspirants philanthropes à une certaine prudence avant de faire le choix de ce type d’entités qui implique la gestion d’un capital dans un contexte économique incertain.

En réaction à ce modèle souvent perçu comme trop contraignant par la nouvelle génération de philanthropes – next-gen-philanthropists – se sont développées des alternatives juridiques innovantes qui permettent de rendre cette perpétuité plus relative et la rigidité plus facile à contourner. Ainsi, des modèles de fondations avec des durées d’existence limitées à l’espérance de vie du fondateur ont été imaginés ; c’est le cas de la Fondation Mava qui, conformément à ses statuts, clôturera ses activités en 2023, année qui coïncide avec le centième anniversaire de la naissance de son fondateur Luc Hoffmann, libérant ainsi formellement ses héritiers de l’obligation de poursuivre son œuvre philanthropique.

Proposé en France, le modèle du « fonds de dotation » permet également d’allouer une somme définie à un but précis et pour une période déterminée sans avoir à s’enregistrer comme Fondation, évitant ainsi un parcours administratif long et contraignant.

De même, en Suisse, des fondations dites « abritantes » d’origine bancaires ou privées se sont mises à proposer une gamme de services philanthropiques permettant de recevoir des dons sur une temporalité à géométrie variable et de cibler le financement d’un ou plusieurs projets particuliers répondant « à la carte » aux souhaits de leurs clients.

Cette évolution vers une action philanthropique plus spontanée et aux ambitions plus court- termistes, permet à n’en pas douter d’allouer des moyens à des projets avec plus de souplesse et de réactivité, ce qui est très utile dans un monde en proie à des crises multiples et dont la fréquence s’intensifie ( épidémies, conflits, climat, réfugiés…) ; mais ce changement de cadre organisationnel conduit les nouveaux philanthropes à rompre avec le continuum historique dans lequel les fondations traditionnelles s’inscrivaient auparavant par essence.

Dans ce nouveau type d’initiatives ad hoc, l’analyse et le recul historique n’occupent plus la même place, ce qui est dommage car qu’il s’avérait pourtant bien utile de prendre le temps de capitaliser les expériences et les savoirs, de repérer les similitudes, autant de bonnes bases pour développer des aptitudes prospectivistes et concevoir des scénarios alternatifs dont le « philanthrope 2.0 » se trouve désormais privé.

Pour pallier ce changement de paradigme dominé par l’immédiateté, on pourrait imaginer de renforcer la pensée prospective et stratégique au niveau de la direction de ce nouveau type de structures « abritantes ». En effet, bien qu’elles accueillent sous leur égide des initiatives à durée limitée et des projets plus ou moins ponctuels, ces entités « abritantes » sont destinées à perdurer bien au-delà des « coups de cœur » caritatifs de leur clientèle.

Alors qu’elles ont déjà compris l’importance d’initier leurs apprentis philanthropes aux fondamentaux du secteur à travers l’organisation de « Master Class », ces structures d’accueil se trouveraient également bien inspirées de s’équiper de dispositifs prospectifs leur permettant de corriger les biais court-termistes de leur « business model » et de transmettre à leurs parties prenantes des compétences pour mieux appréhender l’avenir, capter les signaux faibles lancés par la société et se relier aux besoins les plus pressants.

La philanthropie, laboratoire innovant de futurs souhaitables ou un 5-ème pouvoir à réglementer ?

En Suisse, en parallèle de ces évolutions statutaires et légales, s’est développé un débat au sein de la communauté philanthropique sur la nature profonde des fondations donatrices et la tension qui existe entre leur vocation à incarner la tradition et/ou à porter l’innovation.

Certaines fondations interprètent leur mandat comme leur conférant la responsabilité d’intervenir en amont des questions sociétales pour faire bouger les lignes de façon innovante. Ces dernières se voient comme ayant un rôle actif à jouer dans l’émergence de projets pilotes et de modélisations, allant jusqu’à devenir, de manière plus ou moins directe, prescriptrices de solutions pour les politiques publiques.

D’autres fondations qui refusent catégoriquement d’être apparentées à ce versant politique, préfèrent cantonner leurs actions à des activités et des thématiques plus traditionnelles telles que la conservation du patrimoine ou encore des œuvres caritatives mais sans jamais prétendre agir en amont des causes.

En tant qu’actrices de la société civile et de l’intérêt général et des champs multiples qu’elles investissent, les fondations se voient donc souvent poser la question de leur juste proximité avec la chose politique et leur légitimité à façonner des visions du futur.

Au niveau européen, les situations sont variées : en Allemagne le financement de fondations agissant comme laboratoire d’idées pour les partis politiques, bien que strictement encadrée, ne soulève aucun problème – par exemple Heinrich Böll Stiftung revendique ouvertement entretenir des liens étroits avec le parti vert allemand et prône l’ingérence de la société civile dans la politique comme un modèle pour le travail de la fondation.

En France, ce type d’initiatives est toléré et apparenté à des organes de réflexion contribuant à l’élaboration des programmes des partis mais, leur affiliation directe à un parti reste plus discrète.

En Suisse, la tolérance est de mise, même si des voix s’élèvent en défaveur d’un virage trop radical que prendrait le secteur philanthropique en soutenant des activités de plaidoyer, de lobby politique, voire de l’activisme. Des initiatives voudraient ramener la philanthropie à une interprétation plus caritative de sa mission au détriment d’une vision plus stratégique et portée vers l’incubation de changements systémiques.

Avec la crise du financement des Etats qui peinent à lever l’impôt et équilibrer les finances publiques, un intérêt croissant se porte sur les fondations philanthropiques en pleine croissance en particulier depuis que certaines d’entre elles se sont rendues célèbres avec des montants de donations avoisinant ceux de l’aide publique au développement (ex : la fondation Gates dans les domaines de la santé et de l’agriculture).

Si la philanthropie se définit comme « tout don privé pour une cause d’intérêt public sans retour de contrepartie », des questionnements sur la légitimité de certains mécènes à peser sur les grands enjeux sociétaux ont commencé à émerger au point que le secteur philanthropique est parfois dépeint comme une sorte de 5-ème force (face au pouvoir exécutif, législatif, judiciaire et des médias) à surveiller de près.

Régulièrement, la philanthropie est critiquée comme étant un des moyens dont disposent les ultra-riches de convertir leur argent en pouvoir et d’exercer une influence, voire une corruption, venant servir in fine leurs intérêts

Certains mouvements ralliant des héritiers de grandes fortunes allemandes, autrichiennes et suisses tels que « Tax Me Now » préfèrent à la philanthropie, une politique de taxation forte redonnant toute sa puissance à l’action publique. Dans la même veine, on trouve chez certains universitaires américains une critique de la légitimité des philanthropes à peser sur l’avenir de certains segments de la société et à redistribuer « à la carte » une partie de leur fortune parfois adossée sur des modèles économiques partiellement responsables des dégâts environnementaux et sociaux qu’ils prétendent réparer.

Cela étant dit et pour conclure sur une note positive, rappelons que la philanthropie reste globalement perçue favorablement par l’opinion publique comme une forme originale et visionnaire d’engagement privé et plus ou moins désintéressée, venant compléter des initiatives d’autres organisations de la société civile et des pouvoirs publics en faveur de l’intérêt général. 

Le nombre des fondations en Suisse reste en croissance constante avec plus de 13’000 entités répertoriées agissant dans des secteurs variés et un volume de donation annuel avoisinant les 2,5 milliards de francs suisses par an. L’Europe totalise plus de 147’000 organisations philanthropiques, dont les dons annuels cumulés s’élèvent à près à 60 milliards d’euros. Les actifs combinés des fondations européennes d’utilité publique s’élèvent à plus de 511 milliards d’euros, faisant de ce secteur un acteur incontournable de l’économie.

Malgré les critiques dont elle fait l’objet, l’une des caractéristiques de la philanthropie reste sa capacité à répondre en temps réel aux défis critiques auxquels nos sociétés sont confrontées, tout en ayant une vision à plus long terme et se présente donc, de ce fait, comme un allier idéal des projets de prospectives.

Le rapport 2022 sur les fondations en Suisse publié par SwissFoundations, constate que sur les dix dernières années la répartition des buts des fondations a évolué en faveur de domaines tels que l’éducation et la recherche, l’environnement, la défense des droits et la politique, en tout état de cause, des champ d’activités au sein desquels les compétences en « foresight » auront certainement un rôle essentiel à jouer dans la conduite des risques et des opportunités à saisir pour renforcer la résilience de nos sociétés et de notre environnement.

1 Comment Laisser un commentaire

  1. Bonjour,
    Dans le cadre d’une réflexion concernant une fondation familiale remontant à 1692 …. Il me plairait d’approfondir le sujet en privilégiant la prospective de l’essentiel
    Bien cordialement,

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