Toute la stratégie chinoise, on n’a cessé de le voir, consiste à faire suffisamment évoluer le rapport antagoniste – à titre préalable – de sorte que, finalement, le conflit soit déjà réglé avant même qu’on ait commencé à l’engager. Tout se joue dans ce déjà qu’on croirait initial, mais qui, en fait, est un résultat : apparaît aux autres comme une donnée de départ (au moment où débute l’affrontement) ce qui n’est en réalité que la conséquence d’un processus auquel on les a soumis antérieurement, mais qui leur a échappé (et dont le succès découle ensuite de lui-même, sans qu’on songe à louer les qualités de courage ou de sagacité de celui qui réussit aussi « facilement » à l’emporter).

Cet art discret de la transformation, opérant à titre de condition, est celui de la manipulation. Comme tel, il comporte deux aspects complémentaires : s’assurer progressivement l’initiative, au sein de la situation, de façon à la faire aboutir aux conditions désirées ; et, pour ce, réduire l’adversaire à la passivité en le dépossédant peu à peu de sa capacité de réagir. Au point que, à terme, on pourra l’emporter sans férir : puisque, quand enfin le combat débute, il se trouve déjà défait.

Sur le terrain des opérations, cette initiative se traduit d’abord par le fait que l’adversaire soit attiré ou l’on veut et quand on veut : ainsi pourra-t-on l’attendre de pied ferme tandis que lui, arrivant après et dans la précipitation, sera « harassé ». Pour cela – et l’antique traité militaire là-dessus est sans ambages -, il suffit de le « séduire » et l’ »appâter » : pour faire en sorte que l’adversaire « vienne de lui-même » où l’on veut, il faut lui « tendre un profit » ; de même que, pour faire en sorte qu’il ne puisse pas venir là où l’on ne veut pas qu’il vienne, il faut lui « tendre un danger ». Profit ou danger lui sont tendus, bien sûr, comme on tend un piège. Car tel est le principe même de la manipulation et ce qui la rend fascinante : manipuler l’autre, c’est faire en sorte qu’il désire faire « de lui-même » et en en ayant envie, ce que, en fait, je veux qu’il fasse et dont je prévois que cela lui nuit (mais que lui croit à son profit).

Lui pense se déterminer volontairement, alors que c’est moi qui indirectement l’y conduis. Parce que lui-même le désire et qu’il y tend, je n’ai pas à forcer, et donc à me dépenser, pour l’y conduire. en même temps, s’il désire comme étant dans son intérêt ce qui joue au contraire en ma faveur, ce n’est pas que ce que je lui tends comme profit ne lui soit pas momentanément profitable (par exemple, de lui laisser prendre un place, et c’est pourquoi il peut réellement en avoir envie) ; mais ce profit que je luis tends et qu’effectivement il prend, l’engage dans un processus au bout duquel c’est moi qu’il sert et non pas lui.