218 extraits pour nourrir votre vision et guider votre action !

Le tort qu’on a à viser directement l’effet est qu’on est conduit à prendre des mesures individuelles, en vue d’atteindre cet effet, sans se rendre compte que tout ce qui s’individue, s’individuant nécessairement dans un sens, fait apparaître aussitôt son envers et ouvre une voie en sens contraire. Ainsi, tout ce qui se particularise comme « bien » fait surgir la possibilité du « mal », tout ce qui se fait reconnaître comme « droit » sous-entend qu’il y ait du « travers » – « mal », « travers », qui dès lors feront leur chemin : de même, qui adopte des mesures particulières pour atteindre (directement) l’effet fait paraître en creux des possibilités opposées et génère du même coup du contre-effet.

C’est donc aussi pour échapper à ce piège de l’individuation que l’efficacité prônée par le Laozi refuse de se démarquer par des mesures visibles prétendant agir directement sur la situation (en aval) et se plaît à demeurer dans l’ « indistinction » en deçà d’une explicitation des clivages, et par conséquent dans l’amont du processus.

L’opposition du rond et du carré :

tant que rien n’a pris forme de façon visible, et cela d’abord de la part de l’interlocuteur, c’est dans la « rondeur » qu’on conduit le cours des choses ; puis, une fois que des signes sont apparus, c’est de façon « carrée » qu’on gère la situation. Autrement dit, il convient d’être « rond » avant que la situation ne s’actualise, et « carré » une fois qu’elle s’est actualisée.

« Rond » signifie qu’on reste mobile, ouvert aux différents possibles, sans se raidir dans aucune position, sans offrir d’arête ou d’angle ; « carré » signifie que, une fois qu’on s’est fixé une règle (une direction), on sait faire preuve de détermination et que, calé dans sa position, on ne se lasse plus ébranler. D’abord (en amont), on « cherche à s’accorder » à la conjoncture, puis, quand la situation prend forme, on la gère par des « mesures » ; d’abord, on « évolue » avec diplomatie, puis la décision est « arrêtée ». Au stade initial, quand rien n’est encore déterminé, con « connaît » par la rondeur, grâce à sa parfaite disponibilité à l’égard de tout ce qui peut s’amorcer ; puis, quand le processus est engagé, on « suit » de façon carrée, sans perdre de sa stabilité.

Toute la stratégie chinoise, on n’a cessé de le voir, consiste à faire suffisamment évoluer le rapport antagoniste – à titre préalable – de sorte que, finalement, le conflit soit déjà réglé avant même qu’on ait commencé à l’engager. Tout se joue dans ce déjà qu’on croirait initial, mais qui, en fait, est un résultat : apparaît aux autres comme une donnée de départ (au moment où débute l’affrontement) ce qui n’est en réalité que la conséquence d’un processus auquel on les a soumis antérieurement, mais qui leur a échappé (et dont le succès découle ensuite de lui-même, sans qu’on songe à louer les qualités de courage ou de sagacité de celui qui réussit aussi « facilement » à l’emporter).

Cet art discret de la transformation, opérant à titre de condition, est celui de la manipulation. Comme tel, il comporte deux aspects complémentaires : s’assurer progressivement l’initiative, au sein de la situation, de façon à la faire aboutir aux conditions désirées ; et, pour ce, réduire l’adversaire à la passivité en le dépossédant peu à peu de sa capacité de réagir. Au point que, à terme, on pourra l’emporter sans férir : puisque, quand enfin le combat débute, il se trouve déjà défait.

Sur le terrain des opérations, cette initiative se traduit d’abord par le fait que l’adversaire soit attiré ou l’on veut et quand on veut : ainsi pourra-t-on l’attendre de pied ferme tandis que lui, arrivant après et dans la précipitation, sera « harassé ». Pour cela – et l’antique traité militaire là-dessus est sans ambages -, il suffit de le « séduire » et l’ »appâter » : pour faire en sorte que l’adversaire « vienne de lui-même » où l’on veut, il faut lui « tendre un profit » ; de même que, pour faire en sorte qu’il ne puisse pas venir là où l’on ne veut pas qu’il vienne, il faut lui « tendre un danger ». Profit ou danger lui sont tendus, bien sûr, comme on tend un piège. Car tel est le principe même de la manipulation et ce qui la rend fascinante : manipuler l’autre, c’est faire en sorte qu’il désire faire « de lui-même » et en en ayant envie, ce que, en fait, je veux qu’il fasse et dont je prévois que cela lui nuit (mais que lui croit à son profit).

Lui pense se déterminer volontairement, alors que c’est moi qui indirectement l’y conduis. Parce que lui-même le désire et qu’il y tend, je n’ai pas à forcer, et donc à me dépenser, pour l’y conduire. en même temps, s’il désire comme étant dans son intérêt ce qui joue au contraire en ma faveur, ce n’est pas que ce que je lui tends comme profit ne lui soit pas momentanément profitable (par exemple, de lui laisser prendre un place, et c’est pourquoi il peut réellement en avoir envie) ; mais ce profit que je luis tends et qu’effectivement il prend, l’engage dans un processus au bout duquel c’est moi qu’il sert et non pas lui.

Dans la gestion des affaires diplomatiques ou politiques, le degré le plus simple de ce non-agir, on l’a vu, est l’attente : « le sage, dans/par le non-agir, attend qu’il y ait de la capacité » .

La formule mérite qu’on la relise, car elle prend plus de relief sous cet éclairage taoïste : non seulement, quand plus rien n’est porteur dans la situation, il n’y a plus rien à faire que d’attendre, et c’est en « osant » ne pas agir qu’on saura se conserver (ce qui est essentiel pour la suite : pour qu’il y ait une suite ; cf. l’attention taoïste portée au seul fait – primordial – de se maintenir en vie) ; mais, surtout, c’est en ne faisant plus rien, quand plus rien n’est favorable, en se gardant d’intervenir, que, ne troublant pas par son activisme la régulation à l’œuvre, on pourra le mieux la faire advenir.

On en revient à cette leçon que le taoïsme a le mieux enseignée : il est inefficace d’affronter la situation pour la forcer. Cet agir peut être héroïque – il est en tout cas spectaculaire – mais il est vain : il sera défait.

C’est au contraire « après avoir distingué le facile et le difficile » que le conseiller de cour « conçoit sa stratégie »  : son agir se réduit d’autant qu’il suit la ligne de plus grande aisance et n’est pas entravé ; ou encore, poursuit le traité de diplomatie, c’est « en se conformant à la spontanéité des processus en cours », le tao naturel, qu’il rend sa stratégie « effective » : plus il sait épouser le cours du réel, mieux cet agir réussit à se fondre dans la réalité et, par là, s’impose avec elle.

Tandis que l’agir est hasardeux, puisqu’il est contraint de s’aventurer dans une situation qu’on ne fait qu’aborder, qu’il est aussi coûteux, par ce qu’il dépense d’initiative et d’énergie pour se mettre en route, il en va tout autrement de l’agir-sans-agir de la réaction : réagir n’est plus risqué, puisque la situation est déjà mise à l’épreuve et s’est manifestée, ni non plus dispendieux, puisqu’on est porté par ce que l’autre a déjà investi d’activité (au lieu de débuter sur fonds propre).

Enfin, tandis que l’agir reste marqué par l’arbitraire de son geste inaugural et a dû forcer tant soit peu le réel pour s’y insérer, la réaction se trouve d’emblée justifiée par ce qui l’a suscitée.

L’action nécessairement est médiate (elle doit être préparée par une intention, motivée par un vouloir), tandis que la réaction peut être immédiate (en collant simplement à l’autre, sans coûter d’idée ou de volonté.

« Quand l’effet advient, ne pas s’y fixer« . Le sage/stratège ne cherche pas à se l’attribuer, il ne s’en fait pas un mérite. Car, dès lors que’on s’attribuerait l’effet, on entre dans une logique d’appropriation qui ne peut que le pénaliser, tout ce qu’on « occupe » étant destiné à être « quitté », et cette appropriation, rejaillissant sur l’effet, le faisant contester ; « occuper l’effet » implique que, l’occupant comme une poistion, on empiète du même coup sur celle des autres, et l’effet se trouve compromis par cette rivalité, sa durée n’est plus sûre. Il suffit, en revanche, de ne pas occuper l’effet pour qu’il « ne nous quitte pas » : au lieu de le précariser en le rivant à sa personne, on le laisse appartenir au monde qui l’a fait exister – on le rend à son immanence.

Toute stratégie reviendrait donc finalement au simple fait de savoir impliquer l’effet : de savoir engager la situation en amont de telle sorte que l’effet désiré en découle ensuite « naturellement ».

En poussant cette logique jusqu’au bout, on aboutit à ceci : le stratège est celui qui sait ménager le mieux le manque au sein de la situation (comme condition) de sorte qu’un effet compensateur, jouant en sa faveur, en résulte ensuite d’autant plus impérativement.

C’est en faisant retour au stade du non-actualisé qu’on peut rendre constamment complète sa réalisation ; car, en revenant en amont de l’effet, avant qu’il n’ait commencé à se concrétiser en se différenciant, on ne confère pas seulement sa plus grande carrière à l’effet, mais surtout on le retient de définitivement advenir, on le maintient en continuel essor, dans sa capacité infinie d’effect : grâce à ce fonds de virtualité, on le maintient à l’oeuvre, on le garde actuel.

Force est de reconnaître que, dans la panoplie des formes logiques qui régissent le monde de l’action (mais copiées sur celles qui régissent le monde de la connaissance), la plus rigoureuse d’entre elles, celle de « loi », se trouve inapplicable à la conduite de la guerre, en raison du changement et de la variété des phénomènes rencontrés : c’est seulement à de la « méthode » qu’on aurait affaire, au sens, non pas logique, mais d’une « probabilité moyenne des cas analogues », d’où résulte une façon de procéder « normalement » adaptée et qui, progressivement assimilée, « devient habitude », se transforme en « routine », et peut donc être utilisée, dans l’urgence de l’action, de façon « presque inconsciente » (d’ou vient le « métier » qui facilite la marche de la machine militaire); elle permet ainsi d’agir le « moins mal » tout en ignorant une part de la détermination particulière à la situation.

Reste qu’une telle « méthode », dont l’application constante et uniforme vient à engendrer « une sorte d’aptitude mécanique », est de moins en moins adaptée à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie des responsabilités et qu’on quitte le plan tactique pour celui de la stratégie : plus on gère l’action dans son ensemble, plus aussi c’est à la capacité de « jugement », sachant apprécier la particularité des situations, et donc au talent personnel, qu’on fait appel.

À ce niveau, face au caractère toujours singulier et donc inédit que prend l’action militaire dans sont ampleur, toute formalisation, impliquant la répétition, constitue le pire danger ; et c’est sur cette impossibilité du modèle que revient inéluctablement achopper la théorie.

L’imaginaire est un filtre qui te permet de donner un sens aux choses que tu vois et que tu vis. Si tu n’as pas le même imaginaire, les mêmes choses que deux personnes vont voir seront traduites de manière complètement différente. Prends par exemple la question des « limites planétaires ». Quand tu es un technologue, la limite, tu es là pour la casser ; quand tu es un écologue, tu es là pour ramener les choses en deçà de la limite si tu l’as dépassée.
On peut en discuter, mais pas tant que la différence entre ces imaginaires ait été explicitée.

Extrait de l’entretien dans « Après la Tech »

La question pourrait déjà être : comment peut-on repenser les systèmes d’innovation en étant aussi sérieux sur le modèle d’impact que sur le modèle d’affaires ? Aujourd’hui, les venture capitalists ne sont pas sérieux sur les impacts. Ils peuvent être sincères dans leur désir de produire des impacts positifs, mais il s n’appliquent pas le dixième de la rigueur qu’ils appliquent au fait de regarder le modèle économique. Il n’y a pas de due diligence sérieuse là-dessus.

Extrait de l’entretien dans « Après la Tech »

Accessoirement, cela remet à sa place le délire actuel sur le « risque existentiel » que les intelligences artificielles feraient courir à l’humanité. Ce ne sont pas les machines numériques, mais bien les organisations – à commencer par les entreprises – qui ont pris leur autonomie et qui semblent poursuivre leurs objectifs de croissance et de profit sans se préoccuper de ce qu’elles détruisent.
Le numérique – sous sa forme actuelle – est leur outil, pas l’inverse.

Extrait de l’entretien dans « Après la Tech »

Hayley veut que tu sois toi-même. C’est tout ce qu’elle veut.

Pour ça, le seul moyen est de suivre son instinct. Fais ce que tu aimes, toujours. C’est la meilleur façon de rester en sécurité.

C’est peut-être réconfortant – ce moment où la beauté nous submerge. L’amour de notre vie par une soirée d’été paisible, l’amour d’une amie. Quand on se sent accueilli par l’univers. Savoir que cela prendra fin, qu’il le faut. Le simple fait de le savoir peut nous aider à l’accepter.

« J’ai fait exprès de ne pas chercher de photos. Du coups, quand j’ai été devant, je n’avais aucun a priori et j’ai été soufflée.

[…]

Si j’avais vu les images du château avant de partir ? Je n’aurais pas été aussi impressionnée. Je me serais privée de ce cadeau. Que je n’oublierai jamais. »

– J’ai cogité. À l’idée que se priver d’un cadeau peut vous en offrir un autre, soi-disant plus beau.

[…] l’attribut le plus puissant du mal est qu’il nous invite à le combattre, et c’est comme ça – pris entre les griffes de nos émotions et les moyens que nous utilisons – que le mal se propage.

Nous suivons notre instinct, notre curiosité, nos élans, nos amours et, dans l’ensemble, nos vies sont plutôt désordonnées.

Si bien que nous passons la moitié de notre temps à avoir le coeur brisé, une autre à être perdus, une autre à nous demander pourquoi nous avons pris tel chemin, une autre encore à chantonner, tout excités d’explorer une nouvelle voie, et je sais que ce temps mis bout à bout dépasse largement les cent pour cent, ce qui constitue d’ailleurs une partie de notre problème.

Oh j’écris le silence, ma puce. J’essaye de capturer le tonnerre qu’il contient.

– Le tonnerre ?

– Il y a des fois où le silence fait plus de bruit que le tonnerre, tu ne penses pas ?

 

 

Le stratège transforme le rapport de forces de façon à le faire basculer silencieusement à son profit, dans la durée : à peine engagera-t-il ensuite le combat que l’adversaire tombera de lui-même, ne pouvant plus résister, déjà défait. Quant au Sage (au Prince), loin de prétendre donner des leçons ou d’imposer ses ordres, de façon insigne, loin de vouloir frapper l’attention des autres par des miracles ou des exploits, il se contente de « transformer » les moeurs, autour de lui, de proche en proche, en silence : le seul exemple de sa conduite se répand de lui-même, en effet, et influe de son seul fait, par incidence, au fil des jours, en imprégnant et modifiant insensiblement les comportements, et suffit à éduquer.

Comme il se diffuse sans intention projetée mais par contamination dans le bien et fait tache d’huile, sa portée s’étend inépuisablement – par auto-déploiement et sans rencontrer de résistance – de sa famille à tout le pays, nous dit-on et jusqu’au bout du monde.

Au lieu d’avoir la prétention d’ « agir », mais aussi de devoir risquer, d’avoir à affronter, de s’user, cet épiphénomène de l’action ayant tout compte fait si peu d’effet, « transformez » donc comme la nature. Mais bien sûr, comme c’est « tout » qui peu à peu, sous cet effet d’ambiance, s’en trouve modifié, du proche au lointain, nous n’en discernons rien et par suite nous n’aurons rien à en décrire, à raconter. On ne vous célébrera pas. Pas de saga ou d’épopée. Pour autant, cette discrète influence se distillant de jour en jour n’est-elle pas plus efficace en définitive […] que tout ce forçage et grand tapage fait à coups d’actions héroïques ou de prescriptions du Salut ?

Car c’est partout, en tout, qu’on mesurera les résultats de ce procès bénéfique – les « moeurs », mores, disant bien ce conditionnement ambiant par contraste avec la morale individuelle et le choix du Sujet.

L’action est locale, momentanée (même si ce moment peut durer), elle intervient ici et maintenant, hic et nunc, et renvoie bien à un sujet comme à son auteur (qui peut être pluriel). Elle se démarque par conséquent du cours des choses, est saillante, donc on la remarque : on voit le sujet agir, on peut en faire un récit – l’épopée. À l’inverse, nous fait remarquer la pensée chinoise, la transformation est globale, progressive et dans la durée, elle résulte d’une corrélation de facteurs et comme c’est « tout », en elle, qui se transforme, elle ne se démarque jamais suffisamment pour être perceptible. On ne voit pas le blé mûrir, mais on en constate le résultat : quand il est mûr et qu’il faut le couper.