Lors des journées “Forum des Ruptures 2023” organisées par Futuribles International, la table ronde modérée par M. Adrian Taylor – fondateur de 4sing GmbH – et regroupant Mme Marianne Julien, Head of I-Lab, Air Liquide, M. Wolfgang Müller-Pietralla, Director of Future Research, Volkswagen, et M. Gaël Queinnec, Head of Foresight, Michelin souleva la question de ce billet. Nous partons souvent de l’hypothèse que le dispositif de prospective existe, qu’il a des ressources à disposition et mène diverses activités.
Mais à partir de quel endroit au sein d’une organisation ce dispositif doit-il opérer ?
Cet aspect d’un dispositif de prospective mérite notre attention, car il peut certainement avoir une influence sur les travaux et l’impact de ceux-ci sur les différentes parties prenantes.
Au coeur de l’organisation ?
Une possibilité évidente est de placer le dispositif au coeur de l’organisation, là où naissent les produits, là où se construit l’innovation, c’est à dire relativement proche de l’entité Recherche et Développement (R&D). L’avantage est certainement la proximité physique des ingénieurs pour les organisations dont les produits ont une forte composante technologique, mais également que ces endroits sont des lieux protégés où les idées devraient pouvoir circuler librement.
Le parallèle avec le programme de recherche deftech tient la route, car étant orienté sur les technologies, celui-ci a été conçu en un lieu offrant des conditions analogues au R&D: armasuisse Science et Technologies. Appartenant à l’entité administrative Gestion de la Recherche comme “programme de recherche”, l’inconnu, l’incertitude et l’itération font partie intrinsèque de cet environnement.
Rien à redire donc a priori… sauf que, que se passe-t-il si le bénéficiaire principal des travaux de prospective n’est pas directement l’entité de R&D? La proximité favorise certes les interactions, les accès aux experts de domaines spécifiques, mais ne serait-il pas préférable d’être plus proche de l’utilisateur final des produits du dispositif ? Si pour certaines industries les lignes de produits – intégrant en tout temps la direction au sens large – sont les utilisateurs principaux de la prospective dans l’espoir de créer la prochaine grande nouveauté – the next big thing – qu’en est-il lorsque les entités sont distinctes ?
Plus proche de l’utilisateur ?
Si la question est ouverte, c’est que dans le cas du programme de prospective deftech, la partie prenante principale, en plus d’armasuisse elle-même, est l’armée. Nous considérons comme acquis l’échange et l’interaction permanents entre les différentes entités, et que chacun comprenne le langage de l’autre, l’élément linguistique venant dans notre cas s’ajouter au jargon professionnel.
A toutes conditions égales, où placer donc le dispositif de prospective? Plus du côté des experts technologiques ou de ceux devant considérer les idées et concepts futurs développés dans des applications et des cas d’usages différents?
Je ne suis pas certain qu’une réponse unique existe, mais il me semble que la notion d’acceptation est un élément à ne pas sous-estimer.
De l’acceptation ?
Comment se faire accepter à l’intérieur d’une communauté (celle militaire dans le cas présent) lorsque vous ne faites pas partie du sérail ? Cela n’est certes pas spécifique au domaine de la prospective, et la question se pose de la meute de loups à différentes communautés. L’approche pragmatique poursuivie fut non pas de chercher à se faire accepter, mais plutôt de définir des barrières claires jusqu’où les compétences du dispositif vont, et ensuite d’exprimer la nécessité d’un échange afin de les compléter. Naturellement, en fonction des projets en cours, un plan B en cas d’impossibilité de collaboration est indispensable. Cela permet de terminer un projet, de le présenter à la partie prenante qui en tirera certaines conclusions pour ensuite espérer une meilleure interaction lors de l’itération successive.
Déplacer le dispositif de prospective proche de la partie prenante utilisant ne semble donc pas être indispensable pour autant que les échanges soient présents.
A l’échelle cependant d’un gouvernement, et de par la nature de plus en plus systémique des thématiques considérées, il serait peut-être intéressant de regrouper les compétences prospectivistes des différents départements au sein d’une même cellule, ou commission.
Les thématiques traitées jointes à la façon de penser, nourrissant logiquement tout ce qui touche à l’anticipation de risques ou de crises, pourraient justifier une telle approche.
Interdépartementale pour les thèmes abordés, transversale dans la forme, une telle entité puiserait son inspiration au sein des différents départements pour co-construire des briques de futurs à l’échelle nationale.
Une utopie de plus? Pas si l’on considère qu’une approche similaire a été réalisée pour la création du Centre for Strategic Future de Singapour.
Singapour a commencé ses efforts de planification future sous la forme d’une expérience au sein du ministère de la Défense à la fin des années 1980. En 1995, le gouvernement a créé le Bureau de planification des scénarios au sein du Bureau du Premier ministre afin de développer des scénarios dans une perspective pangouvernementale. Ce bureau a été rebaptisé Strategic Policy Office (SPO) en 2003 pour refléter le renforcement des liens entre le travail de prospective et la formulation de stratégies.
En 2009, le Centre for Strategic Futures (CSF) fut créé en tant que groupe de réflexion sur l’avenir au sein du SPO afin de se concentrer sur des questions pouvant constituer des angles morts, de poursuivre des recherches prospectives ouvertes à long terme et d’expérimenter de nouvelles méthodologies de prospective.
Le 1er juillet 2015, CSF a intégré le groupe stratégique du bureau du Premier ministre, qui a été créé pour se concentrer sur la planification stratégique et la définition des priorités à l’échelle du gouvernement, la coordination et le développement national, et pour incuber et catalyser de nouvelles capacités dans le service public de Singapour.
Considérant les 10 ans d’expérience du programme de prospective au sein du DDPS, le calendrier pourrait s’avérer réaliste.
Bureau du premier ministre à Singapour et proche de la Berne fédérale en Suisse, ne serait–on pas également au coeur de l’organisation ?
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Voici un article intéressant sur la façon d’essayer d’enrayer le syndrome du « cygne noir ». Cependant, cette idée se heurte à la conception du management moderne qui veut que tout et tout le monde soit efficient et efficace, et donc que tout ce qui n’est pas productif à court terme risque d’être sous-estimé. Mais cette idée est comme avoir un extincteur, à utiliser rarement mais toujours prêt à l’emploi. Il s’agit donc d’un investissement à long terme. Ceux qui veulent rester dans le jeu pendant longtemps, voire pour toujours, doivent adopter une approche de jeu sans fin, c’est-à-dire sans fin. D’où la création d’un organisme qui pense en termes de jeu infini et qui doit être considéré et compris comme un investissement pour faire face au monde VUCA-BANI.
Merci Alessandro pour relever cet aspect essentiel. Effectivement dans un monde VUCA-BANI tel que tu le décris, anticiper de manière ponctuelle ne fait pas vraiment sens.
C’est pour cela qu’en plus d’une activité permanente, je pense que l’un des défis les plus important est de créer un état d’esprit prospectif ou anticipatif !
Tu l’as d’ailleurs très bien décrit ici !