Note de la rédaction : ce billet, légèrement adapté, que nous avons trouvé très pertinent par rapport à la mission du site, est en fait la Newsletter du 9 janvier 2024 de 15Marches. Paraissant tous les mardis, Stéphane y décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société.
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Le numérique a transformé le monde, mais semble incapable d’aider à la transition écologique. Et si on examinait les controverses qui les séparent ?
“La [transition écologique] connaît sa destination mais peine à dessiner son chemin; la transition numérique est notre quotidien, une force permanente de changement mais qui ne poursuit pas d’objectif collectif particulier. L’une a le but, l’autre le chemin : chacune des deux transitions a besoin de l’autre ! Et pourtant leurs acteurs évoluent trop souvent dans des sphères séparées, sans réaliser la puissance transformatrice qu’aurait leur convergence”.
Cette introduction de l’Agenda pour un futur numérique et écologique (Fing, 2019) traduit bien les controverses qui agitent en ce moment les acteurs de l’innovation. La puissance de calcul, l’analyse des données, la connectivité, la géolocalisation,…sont autant de moyens qui pourraient être efficacement mis au service de la résolution des “grands défis écologiques” que nous rencontrons aujourd’hui.
Et pourtant. Alors qu’internet et l’ordinateur personnel ont été d’abord plébiscités par des communautés très sensibles à l’environnement, cette préoccupation semble être passée au second plan au fur et à mesure de la croissance des tech companies, en particulier dans la Silicon Valley. Pire, ces acteurs semblent faire comme si les pénuries et catastrophes à venir ne les concernaient pas, et que rien ne pouvait entraver la marche en avant de technologies toujours plus consommatrices et émettrices.
J’ai souhaité approfondir le sujet en faisant l’exercice de lister ce qui oppose les deux “camps”. Une sorte de cartographie des controverses à la Bruno Latour dans laquelle les “arguments” des uns et des autres seraient volontairement polarisés (ex. : tous les acteurs du numérique ne sont pas transhumanistes).
Note : par simplification j’emploierai les termes le numérique et l’écologie comme s’il s’agissait de personnes : j’englobe en cela les acteurs de chaque domaine, leur culture dominante et les discours politiques (caricaturés) qui les accompagnent.
1. Nostalgie ou laisser-faire
L’écologie se méfie du numérique, qu’elle associe au laisser-faire et à l’individualisme. Il incarnerait le capitalisme débridé (hypercroissance, startup nation) ou le pouvoir policier (Chine, smart city).
Le numérique pense de son côté qu’il est écologique par design car il dématérialise les outils et libère les individus. Le mantra des startups récité à l’envie – “faire du monde un meilleur endroit” implique logiquement qu’elles ne contribuent pas à le détruire. Le numérique se méfie cependant de l’écologie politique qu’il accuse d’entretenir une nostalgie enjolivée du passé.
2. Limites planétaires ou limites mentales
L’écologie met en avant les limites planétaires, dont 6 sur 9 ont déjà été franchies. Pour elle toutes les actions doivent être évaluées au regard des objectifs de l’Accord de Paris pour ne retenir que celles qui ont un impact positif.
Le numérique entretient à l’inverse le mythe des nouvelles frontières : scientifiques, sociales, cognitives,…qui sont faites pour être franchies. Cite souvent des exemples d’innovations qui ont repoussé les limites scientifiques (cf. 5.). Poursuit l’utopie numérique d’ “encapaciter” les individus à l’aide des technologies (bicycle for the mind).
3. Croissance ou décroissance
L’écologie pense que les changements de technologies ne suffiront pas à atteindre les objectifs et risquent par ailleurs de générer des effets rebonds. Elle prône la décroissance et la sobriété pour les individus, entreprises et territoires.
Le numérique vante la réussite de son modèle en termes d’amélioration du pouvoir d’achat, d’élévation globale du niveau de vie, d’éducation et de démocratisation. Ce modèle de croissance s’appuie sur la liberté de choix des utilisateurs, la qualité de l’expérience utilisateur, le design d’influence et la viralité des solutions.
4. Précaution ou disruption
L’écologie est favorable au principe de précaution : soucieuse des risques et des conséquences des technologies, il lui importe qu’elles ne “cassent” pas le futur. Certaines doivent même être “désarmées”.
Le numérique pense que la société doit changer, et que pour cela il faut “aller vite et casser des choses”. Lancer rapidement même si ce n’est pas terminé, puis réparer ensuite (comme pour le code informatique). Bloquer a priori des innovations c’est prendre le risque de passer à côté de moyens d’améliorer le futur.
5. Maîtriser ou disrupter
L’écologie veut par conséquent anticiper les conséquences et maîtriser les impacts de chaque innovation, par un contrôle a priori. Des experts à forte légitimité scientifique sont appelés à la rescousse.
Le numérique pense au contraire qu’on ne peut pas connaître les impacts d’une innovation a priori car dans le passé beaucoup d’innovations ont totalement bouleversé le monde avec des effets inattendus et exponentiels (cf. imprimerie, électricité, Haber-Bosch, …). Il fait confiance aux innovateurs pour changer l’ordre établi (cf. Schumpeter).
6. Impact global ou marginal
L’écologie souhaite que les technologies soient évaluées selon leur cycle de vie complet, intégrant les émissions de CO2, extraction et recyclage. L’effet rebond doit être anticipé et pris en compte.
Le numérique semble ne pas voir au-delà de l’impact de ses propres opérations, avec une approche marginale : afficher le bilan carbone d’un nouvel appareil alors que l’on pousse à remplacer un appareil qui marche encore,… L’innovation suppose de tester, rater, recommencer. 99% de ce qui est produit ne dure pas mais le 1% peut changer le monde.
7. Hautes ou basses technologies
L’écologie promeut la Low tech et ses principes : la technologie doit être utile, locale, durable. Les confinements et leurs suites ont montré également les enjeux de souveraineté. Il faut politiser les technologies.
Le numérique pense qu’il y aura toujours une nouvelle technologie pour résoudre les problèmes de la précédente. La technologie n’a pas de frontière ni de maître. Freiner le renouvellement des technologies entraîne le déclin comme le montrent de nombreux exemples de dictatures ou théocraties.
8. Contrôle ou hacking
L’écologie considère que les États doivent reprendre le contrôle et planifier la transition, tout en protégeant les plus faibles. S’appuie sur les activistes pour faire pression sur les pouvoirs publics et les entreprises.
Le numérique considère que la société est bloquée par des gatekeepers, des organisations qui luttent pour maintenir le statu quo. Pour les éviter il privilégie la méthode “on lance d’abord et on réparera ensuite”, également formulée : “mieux vaut demander pardon que s’il vous plaît”. Pense que quelques hackers bien intentionnés peuvent soulever des montagnes.
9. Public ou privé
L’écologie veut faire évoluer l’action publique, contrôler les entreprises privées et les comportements individuels néfastes à l’environnement. Souhaite retirer de la loi du marché les secteurs indispensables à la transition écologique : énergie, transport, déchets, eau,…
Le numérique s’appuie sur l’initiative individuelle et la libre entreprise, en recherchant l’adéquation entre un nouveau produit et son marché. Le privé échappe à la bureaucratie et s’améliore continuellement pour rester compétitif. “Les monopoles privés sont les seuls qui ont encore la capacité d’innover à l’échelle” (Peter Thiel).
10. Planète ou humanité
L’écologie considère que les humains sont collectivement responsables du dépassement des limites planétaires et de l’impact sur le “vivant” (Anthropocène, spécisme…). La décroissance et la sobriété s’imposent aux humains, en particulier les plus riches. Il faut sauver la planète avant tout, quitte à tendre vers le malthusianisme.
Le numérique considère que l’individu et au-delà l’espèce humaine sont à protéger avant tout. L’humain peut être “augmenté”, amélioré, hybridé avec des technologies (transhumanisme, …). L’humain pourrait devenir une espèce multi-planétaire si la Terre n’est plus habitable (Elon Musk,…).
Nous sommes à la fin de cette longue liste de controverses dont je suis conscient qu’elle est à la fois caricaturale par moment et redondante à d’autres. Cet exercice est utile lorsque les vérités scientifiques sont absentes ou insuffisantes. Il permet de commencer à construire des ponts entre les deux domaines en cherchant des consensus.
Pour ma part je reste convaincu que non seulement chaque transition a besoin de l’autre, mais que de surcroît chaque “camp” y gagnerait en puissance et en créativité. L’écologie a besoin de moyens pour agir efficacement, changer les comportements et le faire à l’échelle.
Le numérique a besoin de sens pour sortir de son modèle basé sur la publicité et la course à l’attention. La créativité se nourrit de contraintes.
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