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Les futurs se conjuguant nécessairement au pluriel, comment partager de façon vive et directe une diversité de récits, de visions, de questionnements ?
Multiplier les pistes de futurs est salutaire, mais restituer toute leur richesse et leur finesse à un public — décideur ou non — peut s’avérer être un véritable défi.

Ce retour d’expérience propose quelques enseignements pour un partage immersif et engageant de trajectoires possibles, à travers l’exemple de la keynote-fiction, entre Design Fiction, performance théâtrale et scénographie des futurs.

L’exploration

Pour la première édition de son événement en ligne air2020, le laboratoire d’innovation de la CNIL nous a donné carte blanche pour explorer le sujet des people analytics ; des outils de mise en donnée du travail. Dans un contexte de télétravail accéléré par la crise du Covid-19, nous avons proposé une keynote-fiction mettant en scène Connivence, une coopérative fictionnelle spécialisée dans la contre-surveillance au travail. Un pitch f(r)ictionnel dévoilait un panel de solutions pour échapper au management par la donnée et à la surveillance numérique du travail.

À travers son slogan « Ruse against the Machine », cette vraie-fausse conférence a mis en lumière les détournements possibles des technologies de people analytics et leurs implications éthiques, suscitant un débat vif entre enthousiasme et scepticisme.

Retrouvez le projet complet : https://design-friction.com/ruse-against-the-machine

L’enseignement

Lorsqu’un thème d’exploration est dense et complexe, les fictions et les objets qui les incarnent tendent à se multiplier, pour couvrir le plus de perspectives possibles. Vient alors le casse-tête de partager ces différentes facettes avec une audience, en l’immergeant dans un futur cohérent, sans qu’elle ne s’y perde.

C’était notamment le défi posé par Ruse Against the Machine : comment présenter, lors d’une conférence en ligne, la diversité des tensions actuelles et des enjeux à venir liés aux people analytics, sans tomber dans une énumération rébarbative ?

Nous avons opté pour ce qui est devenu une spécialité du studio : la keynote-fiction.

Ce format prend généralement la forme d’un pitch fictionnel des activités d’une organisation du futur ou d’un témoignage d’expert-e venu-e de demain, en jouant avec des codes familiers du public, telle que la présentation d’une nouvelle offre de produits.

La keynote-fiction unifie plusieurs récits et artefacts spéculatifs, parfois disparates, grâce à un arc narratif accessible. Autrement dit, elle permet de créer un lien de manière logique et immersive entre des éléments de fiction hétérogènes au sein d’une même expérience. Dans notre jargon, on parle alors « d’encapsulage diégétique » : l’expérience vient créer un univers commun, dont les codes formels crédibilisent la projection, en lui conférant cette aura de sérieux propre à une conférence, toute fictionnelle soit-elle. Ainsi, même si les scénarios n’ont pas été pensés pour cohabiter, ce fil narratif permet de leur donner une cohérence d’ensemble, les faisant tenir au sein d’un même futur.

l’expérience vient créer un univers commun, dont les codes formels crédibilisent la projection

La keynote-fiction se révèle ainsi être un « véhicule » de projection efficace pour introduire des éléments de contexte qui aident à mieux comprendre les artefacts spéculatifs, sans jamais briser l’immersion directe du public dans le futur imaginé. Le format immersif convoque davantage les affects du public qu’une restitution figée d’un scénario, en en rendant les enjeux plus mémorables et permettant une meilleure appropriation des perspectives ouvertes. Conçue sur-mesure et mobilisée au sein d’une organisation, la keynote-fiction permet de se préparer mentalement et émotionnellement à des transformations en cours et des ruptures possibles.

la keynote-fiction permet de se préparer mentalement et émotionnellement à des transformations en cours et des ruptures possibles.

Entre futurs expérientiels et performativité

À mi-chemin entre les futurs expérientiels, la performance et le Design Fiction, la keynote-fiction peut également détourner différents formats bien connus pour créer de l’interaction avec le public.

C’est le cas de Bâcti (Lab Postal, 2018), où Léa Lippera incarnait la fondatrice d’une startup fictionnelle de biotechnologies et demandait aux professionnels présents sur le salon de voter sur les bactéries dévoreuses de bâtiments dans lesquelles elle devait investir.

Dans La Réserve de l’Info Locale (2023), Bastien Kerspern proposait aux acteurs des médias de passer un test d’orientation pour rejoindre les futurs corps de métiers du journalisme en 2033. Ces interactions renforcent l’immersion autant qu’elles viennent personnaliser la projection : le public est directement impliqué dans sa réflexion, car il est amené à faire des choix sur la base des indices du futur qui lui sont distillés au fur et à mesure de l’expérience.

Une bonne pratique consiste à rejouer des formats familiers, en y injectant des twists du futur, pour y amener une juste dose de dissonance prospective. En soi, c’est un vrai travail de design, au même titre que celui du prototypage d’objets de demain, qui repose sur des réflexes de conception : bien connaître son public, bien appréhender le contexte de projection, bien définir ses objectifs. Ainsi, plus le format d’expérience détourné — un pitch commercial, un retour d’expérience, une conférence scientifique, une formation professionnelle — est bien connu de l’audience, plus elle plongera rapidement dans les futurs racontés, en suspendant son incrédulité et en laissant place à son imagination.

Une bonne pratique consiste à rejouer des formats familiers, en y injectant des twists du futur

À noter que, selon les cas et les formats, faire appel à des actrices et des acteurs professionnels — notamment à l’aise avec l’exercice ardu de l’improvisation — peut conférer une dimension encore plus immersive à l’expérience proposée et jouer avec le public.

Une règle s’impose d’elle-même : qu’importent les aléas du direct, qu’importent les réactions de l’audience, il s’agit avant tout de conserver l’immersion et de se saisir au rebond des phénomènes inattendus pour étayer et affirmer le récit du futur projeté.

De l’immersion prospective à l’action réflexive

L’expérience de projection immersive permise par une keynote-fiction est d’autant plus efficace si elle se double d’un temps de discussion collective suite à cette plongée dans les futurs. Un bon atterrissage vers le réel doublé d’un retour au présent consiste alors à animer une discussion avec le public, pour le faire exprimer sur différents volets :

En quoi cela change ou confirme sa compréhension des enjeux abordés ?
En quoi cela l’amène-t-il à reconsidérer ses propres pratiques ou postures ?
En quoi, concrètement, peut-il déjà préparer son adaptation ou sa résistance à cette nouvelle donne ?

Vivre ce futur en temps réel renforce l’ambition même d’une exploration des futurs : se poser des questions que l’on ne se poserait pas autrement.

Anticiper les frictions éthiques

Cependant, le format de la keynote-fiction peut se révéler assez convaincant pour brouiller les frontières avec le réel, ce qui n’est pas sans poser des enjeux éthiques : accélérer l’apparition de trajectoires que l’on souhaitait pourtant prévenir ou critiquer, manipuler les imaginaires d’un public, ou même le désinformer.

l’ambition de l’exploration des futurs : se poser des questions que l’on ne se poserait pas autrement.

Q297 | Ruse Against the Machine

Building links between multiple futures through an immersive experience

Since the future necessarily comes in the plural, how can we share a diversity of narratives, visions and questions in a vivid and direct way? Multiplying futures is valuable, but conveying their full richness and nuance to an audience — whether made up of decision-makers or not — can prove a real challenge.

This field note shares some learning from an immersive and engaging way of presenting possible trajectories, through the example of the keynote-fiction: a hybrid format at the crossroads of design fiction, theatrical performance and futures scenography.

L’exploration

For the first edition of its online event air2020, the innovation lab of the French data protection authority (CNIL) gave us carte blanche to explore the subject of people analytics — tools designed to quantify and track work and workers.

Against the backdrop of a rapid shift to remote work due to the Covid-19 crisis, we created a keynote-fiction centred on Connivence, a fictional cooperative specialised in workplace counter-surveillance. This f(r)ictional pitch introduced a range of alternative solutions for resisting data-driven management and digital monitoring in the workplace.

With its tagline Ruse Against the Machine, the real-fictional conference spotlighted potential subversions of people analytics technologies and their ethical implications, sparking lively debate — part enthusiasm, part skepticism.

Discover the full project: https://design-friction.com/en/ruse-against-the-machine-en

L’enseignement

When dealing with a dense, complex topic, speculative narratives and the fictional objects that bring them to life tend to multiply — each covering different angles. The challenge then becomes how to present this multifaceted material to an audience, immersing them in a coherent future without losing them along the way.

This was precisely the challenge posed by Ruse Against the Machine: how to convey, in the space of a live online talk, the range of current tensions and emerging issues surrounding people analytics, without resorting to a dry, list-like presentation?

We opted for what has become something of a studio signature: the keynote-fiction. This format typically takes the form of a fictional pitch for the activities of a future organisation, or the testimony of an “expert from tomorrow” — using recognisable formats such as product launches or professional presentations to anchor the fiction in familiar ground.

The keynote-fiction makes it possible to unify multiple speculative narratives and artefacts — sometimes quite disparate — by threading them into an accessible narrative arc. Put differently, it creates logical and immersive links between heterogenous fictional elements within a single experience. In our own jargon, we speak of “diegetic encapsulation”: the experience itself creates a shared fictional universe, made credible by its formal codes, and endowed with the kind of authority typically reserved for “serious” presentations — even when the content is entirely fictional.

the experience itself creates a shared fictional universe, made credible by its formal codes

Even if the scenarios were not originally designed to coexist, the narrative thread helps them cohere, giving the impression they stem from the same imagined world.

The keynote-fiction thus acts as an effective vehicle for projection: it helps introduce background elements that make speculative artefacts more intelligible, without ever breaking the immersive link with the imagined future. As an experiential format, it invites the audience’s affective engagement more strongly than a traditional, static scenario report. This makes the stakes more memorable and allows for a deeper appropriation of the speculative perspectives. When tailored to the context of a given organisation, it offers a way to mentally and emotionally prepare for coming transformations or possible ruptures.

The keynote-fiction offers a way to mentally and emotionally prepare for coming transformations or possible ruptures.

Between experiential futures and performativity

Halfway between experiential futures, performance and design fiction, keynote-fiction can also reappropriate or remix familiar formats to generate audience interaction.

In Bâcti (Lab Postal, 2018), Léa Lippera embodied the founder of a fictional biotech startup and invited professionals at the event to vote on which building-eating bacteria she should invest in.

In La Réserve de l’Info Locale (2023), Bastien Kerspern asked media professionals to take a career orientation test for imagined journalism roles in 2033. These kinds of interactions not only deepen the immersive experience, but also personalise it: participants are invited to make choices based on subtle hints about the future seeded throughout the scenario.

A good design practice is to replay well-known formats while introducing a speculative “twist”, by injecting just the right degree of futures-driven dissonance. This is design work in its own right, akin to prototyping future objects. It relies on a few key reflexes: knowing your audience, understanding the context of projection, and defining your goals clearly.

The more familiar the remixed or subverted format — whether a commercial pitch, case study, scientific presentation or corporate training — the easier it is for the audience to suspend disbelief and dive fully into the speculative space.

In some cases, bringing in professional performers — especially those comfortable with improvisation — can add another layer of immersion and allow for spontaneous interaction with the audience. One rule holds above all: whatever the glitches of live performance, whatever the audience’s reactions, the key is to maintain the immersive illusion and build on the unexpected to reinforce the narrative.

A good design practice is to replay well-known formats while introducing a speculative “twist”

From prospective immersion to reflective action

The immersive projection offered by a keynote-fiction becomes all the more effective when followed by a collective debrief. A return to the present — a smooth landing, so to speak — is best achieved by opening up a facilitated discussion with the audience, inviting them to reflect on questions such as:

How has this changed or confirmed your understanding of the issues explored?
In what ways has it shifted your posture or your own practices?
What, concretely, could you start doing now to prepare for — or resist — this emerging future?

Experiencing the future “in real time” reinforces the core ambition of futures exploration: to ask questions we wouldn’t think to ask otherwise.

Anticipating ethical frictions

That said, the keynote-fiction format can be convincing enough to blur the boundary with reality — raising important ethical questions. It may unwittingly accelerate the adoption of trajectories meant to be challenged, manipulate the audience’s imagination, or even contribute to misinformation.