Reprise de l’article original rédigé par Thomas Gauthier paru sur le site d’Usbek et Rica le 27 novembre 2020
« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les… »
Dans la citation d’origine, Antonio Gramsci, homme politique, journaliste et penseur italien né en 1891 évoque des « monstres » pour rendre compte de la bataille féroce que se livrent les tenants de représentations du monde incompatibles au moment de grandes transformations sociétales.
Aujourd’hui, alors que la planète toute entière est plongée depuis plusieurs mois dans un profond état de stupeur, nous parlerons plutôt d’« éléphants noirs », de « cygnes noirs » et de « méduses noires » pour tenter d’appréhender l’incertitude radicale dans laquelle la pandémie de Covid-19 nous a fait basculer.
Cette drôle de ménagerie a été pensée par le Centre for Postnormal Policy and Futures Studies (CPPFS), un collectif de chercheurs installés aux quatre coins du globe, qui s’est donné pour mission d’étudier notre époque. Pour eux, il est grand temps que nous nous dotions de nouveaux outils à même de nous permettre de percevoir et de faire sens, dans un contexte turbulent vis-à-vis duquel les clés de lecture usuelles semblent être devenues inopérantes.
Repérer en toutes circonstances trois animaux symboliques pour mieux comprendre les transformations et les ruptures en cours ou en émergence
Le cygne noir ou « l’inconnu inconnu »
Un cygne noir est un processus ou un événement que nous ne sommes pas en mesure d’imaginer. On parle également d’événement « inconnu inconnu », c’est-à-dire d’événement qu’il nous est très difficile d’imaginer. « On doit ce concept à l’essayiste libano-américain Nassim Nicholas Taleb, auteur de l’ouvrage éponyme, devenu best-seller. L’image du cygne noir renvoie à l’histoire des Européens, qui furent pendant longtemps persuadés qu’un cygne devait nécessairement être blanc (puisque tous les cygnes observés jusque-là étaient blancs), jusqu’au jour où, lors d’une expédition en Australie, un premier cygne noir fût découvert. Avant cette rencontre fortuite, il n’était pas possible aux Européens d’imaginer qu’un cygne puisse être d’une autre couleur que blanc.
Le 17 décembre 2010, un jeune vendeur ambulant tunisien, Mohamed Bouazizi, s’immole par le feu, avant de décéder deux semaines plus tard. Peu de temps après son geste, des émeutes éclatent en Tunisie, puis la révolution conduit le président Ben Ali à renoncer au pouvoir. Les mouvements de contestation et de révolte qui gagneront bientôt plusieurs pays voisins resteront connus sous le nom de « Printemps arabes ».
L’éléphant noir ou « l’inconnu connu »
Un éléphant noir est un processus dont il est difficile de nier l’existence et qui peut conduire à un ou plusieurs événements très probables, largement anticipés (notamment par les experts)… et néanmoins ignorés.
Par exemple, l’augmentation de la concentration de dioxyde de carbone dans l’atmosphère est un phénomène largement étudié par les scientifiques du monde entier. Ses interdépendances avec le développement économique (et le risque d’effondrement que celui-ci fait peser sur les écosystèmes naturels) font l’objet de nombreux travaux de recherche, parmi lesquels ceux conduits au début des années 1970 par une équipe de chercheurs du Massachusetts Institute of Technology, qui ont donné lieu à la publication du célèbre rapport au Club de Rome, intitulé The limits to growth (traduite en français sous le titre Halte à la croissance ?).
La méduse noire ou le « connu inconnu »
Une méduse noire est un processus ou une situation que l’on croit comprendre (et que l’on pense être en mesure d’appréhender) tandis qu’il ou elle s’avère en réalité beaucoup plus complexe et incertain(e).
La pandémie de Covid-19 qui frappe la planète depuis plusieurs mois donne lieu à d’innombrables conjectures. L’annonce très récente de la mise au point par le laboratoire pharmaceutique américain Pfizer d’un vaccin contre le Covid-19 prétendument efficace à 90% redonne l’espoir que 2020 restera dans les annales comme une année de crise ponctuelle, à la suite de quoi le développement économique reprendra son chemin, sur des bases peut-être un peu plus « durables ».
Et si, au contraire, les inégalités liées à l’exposition au virus, les fragilités sociales exacerbées, la vulnérabilité des économies (et des chaînes de valeur mondiales), l’absolue nécessité de pouvoir compter sur un système de soins et de protection sociale fiable, etc. étaient le point de départ d’une transformation plus profonde vers une économie centrée autour des biens les plus nécessaires, au service de la résilience de la société toute entière ?
À vous de jouer !
Vous voilà fin prêts. Désormais, à chaque fois que vous chercherez à explorer les futurs possibles autour de vous, de votre famille, de votre organisation, vous ne manquerez pas de voir entre les lignes d’un cahier de tendances, de saisir au détour d’une conversation, de repérer dans votre quotidien, personnel et professionnel, les traces de ces trois animaux symboliques, balises improbables dans un « clair-obscur » confus que vous apprendrez petit à petit à décoder.