Invité du Consumer Electronics Show (CES) de Las Vegas pour la deuxième année consécutive, Erwan Barillot cherche à établir la recette de la « prospective active » – la manière dont innovation, invention et révolution peuvent, dans le présent, préparer le futur.
« Tomorrow is already in motion. Dive in ». Le slogan de l’édition 2025 du CES, le grand rendez-vous de la tech mondiale, promet une « plongée » dans un futur qui serait « déjà en marche », émergeant grâce au patient travail de 4 500 exposants.
Ces ouvriers du futur sont, en quelque sorte, des « prospectivistes actifs » : leur action, leurs créations, façonnent nos lendemains.
Mais cette dynamique obéit-elle à une règle particulière ? Comment se forment les ruptures, la disruption que l’on convoque comme un mantra ? Quel lien entre invention et innovation ? Pourquoi certaines échouent quand d’autres réussissent ? Pour paraphraser le slogan du CES, nous vous proposons à travers ce billet, de modestes lunettes de plongée.
Avant de savoir si et comment les inventions peuvent changer le monde, tâchons de les définir.
Selon le dictionnaire Larousse, l’invention est « l’action d’imaginer, d’inventer, de créer quelque chose de nouveau » (exemple : l’invention de l’écriture).
Mais si la nouveauté est le critère, comment ne pas confondre la véritable invention avec le simple gadget ? Pour Fabien Aufrechter, vice-président de Vivendi et habitué du salon, le risque existe : en 2025, les sociétés multiplient les prétendues « inventions » d’esbroufe autour de l’IA, dont l’intérêt est souvent limité. Fabien Aufrechter souligne : « Le sujet du CES, n’est pas l’IA, c’est l’IH, l’intelligence humaine, adaptée ou non à la convergence des technologies ».
Le sujet du CES, n’est pas l’IA, c’est l’IH, l’intelligence humaine, adaptée ou non à la convergence des technologies
Car l’invention est avant tout une affaire humaine. Elle procède d’abord d’un problème (humain). Ensuite – et seulement ensuite –, une solution (technique), issue d’une innovation, est envisagée pour pallier ce problème.
Pour reprendre l’exemple d’invention cité par Larousse – l’écriture –, les humains, sédentaires, avaient besoin d’établir des registres pour stocker la nourriture. L’innovation du burin sur tablette de grès a permis de résoudre ce problème, et d’aboutir à une invention que, plus de 5 000 ans plus tard, chacun utilise quotidiennement.
Pour Florent Roulier, directeur innovation chez Niji, une start-up qui analyse depuis dix ans les nouvelles tendances du CES, ces deux étapes – problème humain, puis solution technique –, sont indépassables. Il débusque même un écueil fort répandu chez les Géo Trouvetou en herbe : négliger la première étape au profit d’une approche trop « technology-oriented ». « Le risque est d’accoucher de gadgets déconnectés des besoins humains », alerte ce spécialiste. À l’inverse, les bornes de santé, exposées au CES 2018, ont été un succès, que Niji avait anticipé.
Sur quelles bases ? Elles répondaient d’abord à un problème humain, social, celui des déserts médicaux. Aujourd’hui, ces bornes sont généralisées dans les pharmacies des zones rurales, à destination du grand public.
Le risque est d’accoucher de gadgets déconnectés des besoins humains
Après l’analyste, nous avons interrogé un serial-entrepreneur : Thomas Serval, titulaire de plus de cinquante brevets et huit récompenses d’innovation au CES – une chaque année – à la tête de Baracoda, son groupe tech spécialisé dans la santé.
Pour lui, gare à la confusion entre invention et innovation. L’invention est globale, elle est utile. L’innovation est un aspect de l’invention qui, parfois, la rend possible, mais qui ne saurait se suffire à elle-même.
Le passage de l’innovation à l’invention, c’est la mue de la technique à l’utilité sociale.
Concrètement, comment s’opère cette transition ? Chaque année au CES, Thomas Serval s’imprègne des grandes tendances et repère les signaux faibles.
En 2025, c’est notamment la généralisation de l’électronique et de l’IA qui l’a marqué, mais aussi le faux départ de Microsoft sur les lunettes connectées.
Le passage de l’innovation à l’invention, c’est la mue de la technique à l’utilité sociale.
« En matière d’objet connecté », explique Thomas Serval, « tout l’enjeu est l’adéquation entre un besoin et des puces suffisamment puissantes et miniaturisées pour permettre, par exemple le bracelet solaire à l’énergie infinie ». Cette solution, c’est BHeart, le tracker de santé 100% autonome du groupe Baracoda, lauréat d’un prix de l’innovation au CES 2023. La recette du succès ? Partir d’objets du quotidien (toujours la première étape des besoins humains évoquée par Florent Roulier) et les doter des « invariants » propres à tout dispositif connecté, pour : alimenter (puces à l’énergie solaire…) mesurer (capteurs, biosenseurs…), traiter (algorithmes, IA…), transmettre (Bluetooth, wi-fi…), stocker (cloud ou local) et enfin afficher (interface utilisateur).
Les allées du CES sont un bon moyen de mesurer combien les innovations (techniques) suscitent, dans certains cas, de belles inventions (humaines). Nous citerons, pour l’édition 2025, trois cas qui nous semblent éloquents, dans des domaines très différents.
Premier cas : les semelles personnalisées ASICS, rendues possibles par les solutions de Dassault Systèmes. À Vélizy-Villacoublay (Yvelines), siège du champion français des logiciels, un studio pilote, l’ASICS Personalization Studio, permet au fabricant de chaussures d’imprimer à échelle industrielle les premières paires de semelles entièrement adaptées au scan des pieds de chaque athlète. Le CES a été l’occasion de présenter l’innovation de Dassault Systèmes, au service d’une invention (la semelle personnalisée) qui devrait au cours de l’année s’étendre 2025 à d’autres éléments des chaussures ASICS.
Deuxième cas : l’assistant de grossesse Ovul, rendu possible par la découverte d’une hormone spécifique dans la salive. Fin 2022, Salignostics, une start-up israélienne, réalisait le premier test de grossesse salivaire à partir de la détection de l’hormone Bêta HcG. La même année, cette innovation a permis à Kateryna Andreeva d’inventer Ovul, un objet esthétique doublé d’une appli facile d’utilisation, qui permet aux femmes, à partir de leur salive et d’une IA intégrée, de mieux appréhender leur cycle menstruel et le processus d’ovulation.
Troisième cas : la lampe et l’écran Lili for Life pour faciliter la vie des personnes dyslexiques, invention qui découle d’une découverte scientifique. En 2017, deux physiciens de L’Université Rennes 1, Albert Le Floch et Guy Ropars, constatent que la stroboscopie peut annuler l’effet miroir dont souffrent les personnes dyslexiques. Au CES 2022, Lili for Life fait un carton avec sa lampe fondée sur l’innovation brevetée des deux chercheurs : rendre la lecture plus fluide grâce à sa lumière pulsée à fréquence personnalisable. Deux ans plus tard, Lili for Life décline la même innovation à une nouvelle invention : l’écran stroboscopique.
Ces trois cas décrivent le passage de l’innovation à l’invention, au service de besoins humains dans des domaines aussi varié que le sport, la grossesse ou la correction d’un handicap.
On trouve aussi au CES des innovations pures, aux déclinaisons pratiques parfois très nombreuses et dont la plupart sont encore en devenir. Dénicher ces perles rares est la mission du 3D Experience Lab, l’accélérateur de start-up de Dassault Systèmes qui promeut chaque année au CES « des projets collaboratifs pour faire naître des innovations de rupture ».
Parmi ces émergeants à fort potentiel, nous citerons la solution Woodflow, de StrongbyForm, une potentielle révolution dans la manière de transformer le bois, le premier matériau travaillé par l’Humanité.
Avant Woodflow, le bois était une matière indocile et difficile à travailler. Désormais, via un processus entièrement automatisé de la conception à la fabrication, il est possible de contrôler librement la forme et l’orientation organique des fibres de bois, pour atteindre des géométries complexes, réduisant ainsi la quantité de matière utilisée, le temps d’assemblage et les risques de défaillance. Cette innovation hors norme connaît des applications infinies dans l’architecture, la création artistique ou l’industrie, où il sera désormais possible de fabriquer des pièces de bois sans les contraintes qu’on croyait jusqu’ici inhérentes au matériau.
L’innovation autorise parfois l’invention qui elle-même suscitera peut-être une révolution, voire plusieurs. Mais encore faut-il ne pas se tromper. C’est le message d’Alain Staron, patron d’Artifeel, la première alarme qu’il n’est pas besoin d’activer : c’est l’algorithme, breveté, qui différencie une ouverture « normale » des vibrations suspectes d’une ouverture forcée.
Pour celui qui se définit comme un « disrupteur opérationnel » (concept finalement voisin du « prospectiviste actif ») et qui est l’auteur de l’ouvrage Auto-disruption, la recette du succès repose sur trois piliers essentiels qu’il résume ainsi : « Techno », « Éco », « Égo ».
« Techno ». Il s’agit d’anticiper les technologies émergentes (les fameuses innovations). Pour Alain Staron, les cellules photovoltaïques de la marque Dracula, produite dans la Drôme et présentées cette année au CES, constituent un bon exemple : leur découverte baptisée « Layer » (Light As Your Energetic Response) pourrait potentiellement équiper tous les objets connectés qui nécessitent des micro-puissances afin de les rendre autonomes et permettre ainsi de remplacer les piles.
« Éco ». L’ingénieur doit aussi être un bon économiste, et comprendre les grands équilibres. Par exemple, les distributeurs peinent à faire face à la concurrence monopolistique d’Amazon. Mais cet écosystème ne sera pas éternel. À eux d’anticiper le suivant. Google, archi leader, s’est reposé sur ses lauriers : il n’a pas innové dans les chats bots d’IA générative : il sera remplacé – il l’est déjà en partie – par Chat GPT. « Jadis, à Noël, on cherchait la recette du chapon sur Google : aujourd’hui on la demande directement à Chat GPT », illustre Alain Staron, pédagogue.
« Égo », enfin. Comprendre les changements de paradigme, accepter les envies du public et non les siennes propres. Pourquoi l’entrée en fanfare de Facebook (devenu Meta) dans le métavers n’a-t-elle pas fonctionné ? Car elle reposait sur l’ambition solitaire de son fondateur, qui n’avait pas pris la peine de réaliser le moindre « test dans le bac à sable » pour s’assurer de la faisabilité du projet : Mark Zuckerberg a été embarqué par son ego, au lieu de comprendre le paradigme social général.
À mille lieues de la conception tragique d’un futur subi, les entrepreneurs comprennent le futur dans son sens proactif. Un certain optimisme de la volonté règne avec, parfois, ses élans d’enthousiasme. Lors de sa keynote très remarquée dans la Sphère, ce vaste auditorium de 18 500 places qui est aussi le plus grand écran à LED du monde, le CEO de Delta, Ed Bastian, interroge Sinead Bovell, futurologue, oratrice à l’ONU, sur les « principaux changements qui se profilent à l’horizon ».
En guise de réponse, celle qui est aussi fondatrice de Waye, une société d’éducation à la tech, projette le secteur de l’aviation bien au-delà de ce que permettent les innovations actuelles : « Les progrès dans les domaines de la biologie synthétique et de la science des matériaux autoriseront la construction d’avions biodégradables qui, un jour, pourront peut-être se soigner et se réparer eux-mêmes, sur le modèle de la nature ».
La prospective ne manque pas de perspective ! Dans le domaine de l’aviation comme ailleurs – et les inventeurs du CES l’ont bien compris –, le futur n’est pas ce qui va arriver, c’est ce que nous allons faire.
le futur n’est pas ce qui va arriver, c’est ce que nous allons faire.
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