La prospective est souvent présentée comme une discipline tournée vers le changement : elle guette les tendances, détecte les signaux faibles, explore les ruptures. Elle traque l’émergence, tente d’anticiper les dynamiques futures, propose des scénarios dans un monde devenu incertain, complexe, rapide.
Cette posture, bien que justifiée, pourrait toutefois masquer une autre voie, tout aussi fertile mais bien moins explorée : et si, au lieu de toujours s’intéresser à ce qui change, il fallait parfois porter notre regard sur ce qui ne change pas ?
Et si, plutôt que de documenter uniquement les agents du changement, il fallait comprendre l’impact qu’ils ont sur les éléments qui, eux, résistent, persistent, forment une trame de fond relativement stable ?
Autrement dit, la prospective gagnerait-elle à être inversée ? À ne pas seulement scruter le mouvement, mais aussi la structure ? C’est cette inversion du regard que nous explorons ici. Car c’est souvent dans l’articulation entre les dynamiques du changement et les invariants du système que surgissent les véritables transformations. Comme l’affirme Giuliano da Empoli dans son roman « Le mage du Kremlin » :
Ce que la prospective traque : le changement sous toutes ses formes
L’approche dominante en prospective est orientée vers le changement. On y observe des tendances lourdes (vieillissement démographique, transitions écologiques), des signaux faibles (pratiques émergentes, ruptures technologiques), des discontinuités (crises sanitaires, conflits géopolitiques).
L’idée est simple : le monde change, vite, et il faut être capable d’en comprendre les moteurs pour mieux s’y adapter, voire en tirer parti.
Cette orientation vers le changement s’est renforcée avec la montée des incertitudes globales et la perception d’un monde en accélération continue. Dans les organisations, l’analyse de tendances devient un outil stratégique : pour surveiller, innover, pivoter. Elle permet une certaine agilité décisionnelle.
Mais à force de se concentrer sur les mutations, on en vient parfois à négliger la question fondamentale : à quoi ces mutations s’attaquent-elles ? Qu’est-ce qu’elles déplacent, perturbent ou recomposent dans la structure profonde des sociétés ?
Une prospective exclusivement centrée sur le nouveau peut créer une surabondance d’indices sans hiérarchie, entretenir une fascination pour l’émergence, et produire une lecture fragmentée du réel. Ce n’est pas parce que quelque chose change qu’il a un effet transformatif durable. Encore faut-il qu’il touche à quelque chose d’essentiel.

Source : Draw me a garden
Et si l’on observait les fonctions fondamentales ?
Plutôt que de focaliser exclusivement notre attention sur les tendances, il peut être tout aussi fécond d’interroger ce que ces tendances viennent affecter : les fonctions de base qu’une société humaine doit satisfaire pour survivre, se stabiliser, se reproduire ou se projeter. On ne parle pas ici d’objets institutionnels fixes, mais de fonctions vitales présentes sous des formes diverses dans toutes les sociétés.
Ce n’est pas l’armée qui demeure, mais la fonction de défense — l’organisation de la protection collective, de la sécurité, du contrôle des frontières. Ce n’est pas l’école qui persiste, mais la fonction d’instruction — la transmission intergénérationnelle des savoirs et des valeurs. Ce n’est pas la famille comme structure juridique qui reste stable, mais la fonction de reproduction, d’accueil, d’éducation primaire et de soutien affectif.
De même, certains besoins humains physiologiques ne varient pas : se nourrir, s’hydrater, se protéger du froid ou de la chaleur, se soigner. Ces fonctions, bien que médiées par des technologies et des systèmes très changeants, forment le socle matériel et existentiel de toute société. À cela s’ajoutent des besoins psycho-sociaux profonds : sécurité, appartenance, reconnaissance, liberté. Ce sont ces fonctions — et non leurs formes historiques — qui constituent le point d’ancrage du changement.
Les mutations contemporaines (technologiques, écologiques, économiques) n’ont donc de valeur stratégique qu’en tant qu’elles modifient les modalités de satisfaction de ces fonctions, ou qu’elles en menacent la soutenabilité. Le changement devient significatif non pas parce qu’il est visible ou rapide, mais parce qu’il touche à l’un de ces noyaux structurels.
Deux approches non pas opposées mais complémentaires
Il ne s’agit pas d’opposer une lecture orientée «tendances» à une lecture orientée «fondations», mais de penser leur interaction.
Tout phénomène émergent, pour produire un effet durable, doit interagir avec une fonction essentielle.
Et réciproquement, une fonction peut muter lentement sous l’effet cumulé de multiples micro-changements.
Cette tension est magistralement résumée par Giuseppe Tomasi di Lampedusa, dans Le Guépard :
Changer de focale : par les pratiques, les imaginaires et les valeurs
Pour analyser les dynamiques de fond à l’œuvre dans les transitions contemporaines, il est utile de s’appuyer sur des objets d’observation intermédiaires. Trois entrées se révèlent particulièrement fécondes : les pratiques, les imaginaires et les valeurs.
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Les pratiques (incluant usages et formes sociales) nous montrent comment les individus et les collectifs traduisent les innovations dans leur quotidien. Elles révèlent l’ancrage ou la reconfiguration de fonctions fondamentales à travers des formes renouvelées, parfois hybrides, parfois détournées.
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Les imaginaires expriment la manière dont les sociétés se projettent dans le futur — ou dans le passé. Ils articulent les attentes, les craintes, les représentations du progrès, du déclin, de la résilience ou de l’autonomie. Ils structurent ce qui paraît désirable, possible ou acceptable.
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Les valeurs, enfin, sont les principes qui orientent l’action, souvent de manière implicite. Elles définissent les repères éthiques, émotionnels ou identitaires qui permettent aux individus de donner du sens à leurs choix. Elles jouent un rôle clé dans l’adhésion ou la résistance au changement.
Quelques exemples concrets :
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Le développement du télétravail ne dit pas seulement quelque chose de la technologie : il interroge profondément l’organisation sociale du travail, les attentes en matière d’autonomie, et les valeurs associées à la présence ou à la confiance.
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L’intelligence artificielle n’impacte pas seulement les métiers, mais rebat les cartes de la fonction cognitive humaine, des critères de légitimité dans la décision, et des représentations de l’expertise ou de la responsabilité.
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La transition énergétique, au-delà des technologies, reconfigure des fonctions vitales (approvisionnement, souveraineté, stabilité), mais aussi les valeurs associées à la sobriété, à l’équité ou à la justice environnementale.

Photo : Dr. Hervé Jacqmin
Vers une prospective dialectique
Pour penser le changement autrement qu’en ligne droite ou en liste de tendances, on peut adopter une grille de lecture en trois temps, inspirée d’une logique dialectique : une façon de raisonner qui met en relation une dynamique (la thèse), une résistance ou une stabilité (l’antithèse), et les effets produits par leur interaction (la synthèse).
L’objectif est de comprendre ce qui bouge, ce qui tient, et ce que cela produit lorsqu’ils s’affrontent, s’adaptent ou se combinent.
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Identifier les agents du changement
Il s’agit ici de repérer les éléments moteurs de transformation : tendances lourdes, signaux faibles, innovations émergentes, ruptures potentielles. Ce sont les forces dynamiques qui déplacent les équilibres, qu’elles soient technologiques, sociales, écologiques, économiques ou symboliques. Certaines sont visibles et bien documentées ; d’autres sont encore marginales, ambiguës ou contre-intuitives. -
Repérer les invariants
À l’inverse, cette étape vise à observer ce qui résiste au changement, ce qui persiste ou se transforme lentement : besoins fondamentaux, structures sociales, cadres institutionnels, cultures collectives, contraintes matérielles ou représentations durables. Ces invariants ne sont pas figés, mais ils agissent comme des ancrages ou des garde-fous dans l’évolution des systèmes. -
Analyser les effets d’interaction
Le cœur de l’analyse réside dans l’étude des frottements entre ces deux pôles. Quels ajustements ou tensions en résultent ? Assiste-t-on à une adaptation douce, à une transformation profonde, à une résistance passive ou à une bifurcation radicale ? Ces interactions peuvent produire des hybridations, des retours en arrière, des formes inédites d’organisation ou des effondrements localisés. C’est là que se jouent les futurs plausibles.
Conclusion
La prospective n’est pas qu’une lecture du changement. Elle est une compréhension des transformations, et celles-ci ne peuvent être saisies sans une attention rigoureuse à ce qui constitue le fond, le socle, l’architecture du présent.
À l’heure où les tendances se multiplient, où le monde semble s’enfuir dans une course effrénée vers l’avant, il devient essentiel de retrouver des points d’appui. Non pas pour les figer, mais pour les interroger à nouveaux frais. Car ce n’est pas dans l’émergence seule que se joue le devenir, mais dans la manière dont elle entre en friction avec ce qui résistait jusque-là.
Changer de focale, c’est donc ne plus voir le monde uniquement comme une série de disruptions, mais comme un théâtre d’interactions entre dynamiques et fondations. Ce regard-là, plus systémique, plus stratégique, permet de penser des futurs désirables — parce qu’il ne se contente pas d’imaginer ce qui pourrait advenir, mais interroge profondément ce que nous voulons préserver, transformer ou réinventer.
ce n’est pas dans l’émergence seule que se joue le devenir, mais dans la manière dont elle entre en friction avec ce qui résistait jusque-là.
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