Q077 | Comment imagination, innovations et convergences technologiques s’influencent-t-elles mutuellement pour déjouer toute prédiction ?

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Image originale de la couverture du manuel utilisateur du DRC - Dead Reckoning Compass - disponible en 2005 auprès de Safran Vectronix AG.

Ce billet regarde et retrace les activités auxquelles j’ai pris part dans le monde de la navigation pédestre, mais en adoptant le modèle mental du prospectiviste. Quel intérêt me direz-vous? Et bien celui d’illustrer avec des exemples d’innovations vécus la convergence de différentes technologies et l’absurdité des prédictions (forecasting) lorsque celles-ci ne reposent sur aucun modèle statistique connu. Ce vécu façonne certainement de manière consciente et sûrement inconsciente les activités et la philosophie du programme de prospective technologique deftech auprès d’armasuisse Sciences et Technologies.

Tous les faits relatés ci-après ont vraiment existé et l’on pourrait adapter la formule consacrée de la manière suivante “toute ressemblance avec des personnes ou des événements existants ou ayant existés est pure réalité”. Les activités considérées remontent à 1998 et continuent à ce jour. Les faits relatés furent les résultats de divers travaux d’équipes appartenant à des entités différentes où chaque individu, comme dans un orchestre, a joué un élément clé. Il y aurait bien trop de monde à remercier et le risque d’oublier quelqu’un serait impardonnable. Les différents documents illustrant ces développements permettront cependant de mettre en lumière certains compagnons d’aventure.

Défi à résoudre

Le défi à résoudre s’exprime très simplement: il s’agit de fournir de manière continue une position (latitude, longitude, altitude) avec une précision égale voire supérieure à celle obtenue par GPS, à une personne se déplaçant à pied, et ce sans signal satellitaire, c’est-à-dire sans signal GPS ou de manière plus générale, sans l’utilisation de signaux GNSS.

L’intérêt dans le monde militaire est de pouvoir suivre ses soldats en temps réel et les différencier ainsi de l’ennemi (blue force tracking). Cette fonctionnalité faisait partie intégrante des différents programmes de modernisation des fantassins dans les années 1980-2010, dont un exemple fut le programme Land Warrior américain. Comme nous le verrons, l’intérêt est toujours présent, et la solution miracle encore en devenir!

Convergence 1:
Navigation pédestre et physiologie

La période allant de 1998 à 2003 a vu au sein du laboratoire de topographie de l’EPFL une intense activité dédiée à la navigation pédestre avec différents travaux de diplômes et thèses de doctorat (Gabaglio, Ladetto). La plupart des publications peuvent être trouvées ici à la période mentionnée.

Afin de répondre à la question du positionnement, un effort spécifique a été mis par l’auteur sur l’étude physiologique et l’analyse du déplacement chez l’être humain. Cette approche pluri-disciplinaire en collaboration avec l’Institut de physiologie de l’Université de Lausanne peut être considérée comme la convergence de deux domaines passablement éloignés à l’époque, dû notamment à la taille des récepteurs satellitaires ainsi qu’à l’encombrement des systèmes de mesures adéquats.

Les premiers résultats obtenus dans le cadre du projet CTI avec à l’époque Leica Geosystems (DSP Group – Defence & Special projects) devenu par la suite Vectronix AG, puis Safran Vectronix après le rachat par Safran ont confirmé le potentiel de l’approche et stimulé le dépôt d’un brevet.

Le travail de doctorat permit de développer l’algorithmique nécessaire à diverses applications et l’industrialisation du produit put commencer dès 2003. La version OEM fut commercialisée sous le nom de DRC – Dead Reckoning Compass – permit de déposer un second brevet, fournit de meilleurs résultats que la compétition lors d’essais comparatifs et trouva sa place dans le programme Land Warrior en 2005.

Mission accomplie me direz-vous? Pas totalement car la taille du programme est revue à la baisse et il sera abandonné 2 ans plus tard…

Evolution du module de navigation pédestre depuis le démonstrateur en 1999 intégrant la version de l'époque du compas magnétique DMC-SX utilisé durant le thèse de doctorat, les premiers prototypes du PNM (Pedestrian Navigation Module) intégrant également un gyroscope, le produit DRC (Dead Reckoning Compass) et le démonstrateur CNM (Core Navigation Module) avec des composantes de l'industrie automobile visant à une réduction des coûts.
Produit et manuel utilisateur du produit OEM (Original Equipment Manufacturer) DRC - Dead Reckoning Compass tels que commercialisés en 2005.
Extrait du journal Armada International de février 2005 présentant officiellement la solution de navigation comme un produit disponible auprès de Vectronix. Le module vient en complément du DAGR (Defence Advanced GPS Receiver) produit par Rockwell Collins.
Annonce de la sélection du produit DRC - Dead Reckoning Compass - pour la fonction de navigation à l'estime dans le programme Land Warrior américain (2005).

Règles du jeu

Il est important pour la suite de mentionner que dans le cadre des programmes de modernisation du soldat, l’unique endroit pour ajouter le senseur de navigation était sur le harnais de combat. La raison est que placé sur la botte, ou dans la semelle, en cas d’explosion d’une mine ou d’un objet explosif artisanal, les composants électroniques pourraient devenir mortels s’ils pénétraient dans le corps humain.

Afin de déterminer le plus précisément possible l’azimut de déplacement, l’endroit idéal est celui le plus stable, c’est à dire centré au bas de la colonne. C’est par contre l’endroit où les signaux accélérométriques sont également les plus faibles par rapport aux mouvements effectués, d’où un défi pour déterminer le type de mouvement effectué par le soldat (marche latérale, à reculons, ramper, etc).

Convergence 2:
La navigation pédestre, l’industrie cinématographique et automobile

Les paramètres passés sous silence jusqu’à maintenant sont ceux du coût et de la fiabilité du système. Tant que la personne marche normalement, aucun problème, mais cela n’est pas réaliste en situation de combat. Comment donc adresser le défi? L’idée vint à la suite de la lecture d’un article sur la réalisation du film Titanic. Quantité de personnages de la foule avaient été modélisés à partir de mouvements enregistrés aux moyens de caméras et de marqueurs disposés sur de vraies personnes mimant ces mouvements désirés.

Et si à la place ces marqueurs, nous mettions des capteurs de mouvements et trouvions une façon de rendre le tout portable ? De téléphones en téléphones, j’appris que la société Verhaert avait développé un système similaire pour mesurer les chocs ressentis par un mannequin lors de crash tests chez un grand nom du monde automobile.

Prêt à relever le défi et financé par un projet SBIR, 2004 vit la naissance du EDRD – Enhanced Dead Reckoning Device avec également un brevet à la clé.

Présentation du premier prototype du système EDRD (Enhanced Dead Reckoning Device) complet (2004) composé du système de navigation principal PNM (Pedestrian Navigation Module) et du système d'analyse de mouvements permettant de déterminer le type de déplacement réalisé tout en déterminant la distance parcourue.
Quentin Ladetto (gauche) et Dany Robberecht (droite) en 2004 lors des premiers test du démonstrateur EDRD (Enhanced Dead Reckoning Device).

Si l’approche et les résultats se révélèrent très positifs, l’encombrement du système n’était pas négligeable et les attaches des senseurs faisaient qu’en fonction de la transpiration, ceux-ci avaient tendance à bouger et donc à induire une perte de précision dans le calcul de la trajectoire.

Plus de senseurs signifiant un coût financier et énergétique plus élevé, le défi de trouver des composantes produites à grande échelle avec les spécifications désirées n’était pas moindre.

Nous sommes donc en 2006, en contact avec la majorité des programmes nationaux de modernisation du soldat, mais tous semblent soudain être en perte de vitesse avec un manque de soutien politique et financier.

Dans un contexte prospectif, la fonction de navigation est mentionnée dès les années 1980: 20 ans plus tard, il n’y a toujours pas de solution déployée.

Convergence 3:
La navigation pédestre et la robotique

2011, via le programme “soldat du futur” d’armasuisse Sciences et Technologies, piloté par Dr. David Humair, la question du positionnement du soldat sans aide satellitaire refait surface. En 5 ans les technologies ont beaucoup évolué et la robotique s’est emparée de la thématique de la navigation. Conséquence de l’avènement du smartphone, les capteurs d’images se sont miniaturisés et dans le milieu, on ne parle plus que de SLAM (Simultaneous Location And Mapping – Cartographie et localisation simultanées).

Étant au courant des défis – non résolus – des systèmes développés précédemment, nous décidons de partir sur une toute autre approche et d’intégrer les technologies provenant de la robotique sur notre soldat. Celui-ci sera équipé de caméras, LIDAR, RFID actifs ainsi que d’un système de communication permettant d’échanger les données des senseurs entre les différentes personnes et ainsi bénéficier d’informations supplémentaires pour se positionner. Le projet dura deux années et offrit des résultats très prometteurs…mais toujours sous la forme de démonstrateur.

L’intérêt de positionner les gens à l’intérieur de centre commerciaux est bien là, mais on compte beaucoup sur les bornes Wifi (Wifi Positioning System) et autres éléments d’infrastructures pour résoudre localement le positionnement. Beaucoup d’APP sur téléphones sont proposées, mais fiabilité et précision laissent à désirer si l’environnement n’est pas totalement contrôlé.

Convergence 4:
La navigation pédestre et les exosquelettes

Un nouveau produit fait son apparition sur certains programmes militaires comme TALOS: l’exosquelette. Son but premier est de supporter la charge portée par le soldat de manière à protéger ses articulations et lui permettre d’être moins fatigué. Nous sommes encore loin de l’armure d’Iron Man.

L’exosquelette pour le fantassin peut être soit actif (ex. B-Temia) soit passif (ex. Mawashi). Mais quel rapport avec la navigation ? Rappelez-vous un des points faibles du système EDRD ainsi que du DRC: les senseurs bougent par rapport à leur emplacement d’origine. Avec une structure rigide, l’exosquelette, si les senseurs sont mis sur celle-ci, il y a un gain certain de stabilité et donc de précision.

Aucun des modèles d’exosquelettes n’offre actuellement cette fonctionnalité, mais dès que le produit sera à maturité, cela me paraît une bonne opportunité à développer.

Conclusions

Au delà des anecdotes, j’espère que ce billet a permis d’illustrer la différence qu’il y a entre intégrer un concept dans des récits prospectifs et transformer ce concept en produit commercialement disponible. Dans le cas de la navigation pédestre, cela fait maintenant plus de 35 ans que l’on travaille à des solutions, mais aucune n’a été en mesure de satisfaire les utilisateurs finaux ou de justifier le prix d’achat de la fonction développée. 

Cela signifie également, que durant plus de 35 ans, énormément de prédictions relatives à ce thème ont été totalement fausses, sans parler des investissements n’ayant encore jamais eu les retours escomptés. 

La convergence de domaines technologiques ouvre certes d’innombrables possibilités, mais ajoute potentiellement également de la complexité qui peut s’exprimer sous une forme ou une autre (technologique, économique, légale, morale, etc.)

Si demain une solution venait à voir le jour, je ne peux m’empêcher de sourire et penser juste durant une fraction de seconde que nous avions eu le (ou un des) premier produit, et que dans ce sens nous étions plus ou moins similaire à Kodak et le premier prototype de caméra digitale en 1975. Le monde a bien changé entre 1975 et les années 2000 pour la photographie; qui sait quelle convergence, quelle technologie ou quelle invention permettra à la navigation pédestre sans l’usage de signaux satellitaires d’avoir sa propre disruption!

Note: Tous les documents présentés étaient à un moment ou à un autre disponibles sur Internet pour la promotion commerciale des produits entre 2004 et 2006. Ceux-ci sont originaux et d’époque. L’auteur n’a aucune connaissance sur l’évolution et la disponibilité commerciale des différents éléments à la date de rédaction de ce billet (juin 2022).

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