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Q154 | Le futur, combien de divisions ?

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Le mur Narratopias - Plurality University

Le point de départ des « ateliers d’atterrissage » d’un récent projet de prospective sur le futur de l’Entreprise était pour le moins radical : il s’agissait d’imaginer qu’en 2050, l’entreprise s’était transformée en l’une des 12 entreprises fictionnelles imaginées en amont dans le cadre du projet, avec l’aide d’écrivains et d’écrivaines de science-fiction. Les participant·es n’avaient même pas le choix : ainsi, telle grande société d’assurance était devenue une sorte de réseau d’Ephad qui mettait les personnes âgées au travail en orbite terrestre, telle banque se transformait en une sorte d’agence de projets de régénération environnementale…

Toutefois, après un moment d’hésitation, les participants et participants parvenaient à raconter l’histoire qui reliait leur présent à ce futur arbitraire et, chemin faisant, laissaient surgir des questions essentielles sur leur entreprise, des bifurcations entre lesquelles elle aura à choisir, des signaux faibles auxquels elle ne prêtait jusqu’alors que peu d’importance.

Cet exemple invite à réfléchir sur ce qu’est le futur. Les futurs proposés n’étaient pas forcément souhaitables, ni tellement probables, voire pas vraiment possibles, et pourtant ils s’avéraient féconds. Chaque groupe travaillait dans un futur assez différent de celui des autres, et pourtant ils avaient des choses à se dire, des pistes à partager.

 

Réduire ou accroître l’incertitude ?

La prospective s’accommode depuis longtemps de la pluralité des futurs. Ses praticiens et praticiennes rappellent volontiers que leur métier n’est pas de prédire l’avenir, qu’il s’exerce dans un espace marqué par l’incertitude et la complexité et qu’il existe de multiples « usages du futur » (Riel Miller), répondant à des objectifs et mobilisant des méthodes fort différentes.

Dans la réalité, cependant, la prospective sert le plus souvent à nourrir la décision, laquelle n’aime pas trop le risque, sauf à la rigueur quand il se calcule. Au service de la planification stratégique, la prospective se fait, soit « réductrice d’incertitudes » (pour reprendre l’expression de Pierre Massé à propos de la planification à la française dans les années 1960 ), soit organisatrice de la préparation et de la réponse aux risques. Ici, il est utile d’étayer solidement les scénarios et de faire converger les participant·es dans le but de fonder des décisions partagées. 

S’il existe plusieurs futurs dans ce vaste espace imaginaire qu’est le Futur (majuscule), cette prospective-là vise plutôt à en réduire le nombre.

Cette approche rencontre ses limites dans au moins deux situations : la rupture choisie, et le changement radical du contexte. L’innovation radicale, la rupture voulue et orchestrée par un groupe d’acteurs, ont pour objectif et/ou pour effet de changer les termes de référence d’un secteur, d’un domaine, d’une organisation humaine : abattre la monarchie pour instaurer la république ou, plus modestement, basculer dans les années 1990 du monde parfaitement organisé des « télécoms » vers l’anarchie féconde de l’internet, sont des paris sur le Futur qui multiplient les futurs, qui accroissent l’incertitude (l’incertitude étant en quelque sorte une manière de mesurer la multiplicité des futurs).

Si on la prend au sérieux, la conjonction des catastrophes écologiques produit un effet similaire. Contrairement à la « rupture » qui s’opère au nom d’un but, ici, c’est plutôt le problème qui apparaît clairement : le modèle sur lequel se fonde l’organisation technique, économique et politique de nos sociétés n’est pas soutenable et va devoir être remplacé, mais par quoi ? 

Nous nous trouvons devant une sorte de singularité, au sens mathématique ou physique du mot : un point à partir duquel les lois qui régissent l’univers (ou les univers) connu(s) ne nous servent plus, et au-delà duquel nous ne savons plus bien ce qu’il se passe.

Mais ce qu’il y a d’intéressant ici, c’est que « l’horizon des événements » écologique semble à la fois bouché – il n’y a plus de Futur, en tout cas au sens où l’on entendait dans une téléologie fondée sur l’idée de progrès humain (dont la prospective est assez clairement issue) et en même temps, beaucoup d’autres futurs semblent s’ouvrir.

Considérons déjà sous cet angle l’opposition déjà classique entre deux récits opposés en réponse aux crises écologiques, celui de l’effondrement et celui de l’écomodernisme, de la réponse technologique. Si chacun des deux a ses partisans, la plupart des commentateurs les interrogent, non pas sur leur vraisemblance ou leur désirabilité, mais sur leur efficacité : lequel semble-t-il mieux en mesure de mobiliser les foules, de créer l’électrochoc ou le désir, de faire enfin prendre et appliquer les mesures nécessaires ? Et celles ou ceux qui jugent qu’aucun de ces deux récits ne produira de tels effets d’en appeler, alors, à l’émergence de « nouveaux récits ».

Nouveaux ou pas, ces récits ont des propriétés proches de ceux que nous évoquions au début de cet article : leur fonction ne consiste pas à dire quoi que ce soit de « vrai » à propos du futur, mais plutôt à produire des effets chez celles et ceux qui les reçoivent, à mettre les esprits en mouvement, à engager la conversation autour de nouvelles perspectives. Cette fonction performative du récit n’opèrera évidemment pas de la même manière auprès d’individus, de collectifs, de sociétés différentes. Ici, par conséquent, la convergence vers un futur particulier – un Futur –,est au mieux prématurée, au pire contre-productive.

 

… [les récits] leur fonction ne consiste pas à dire quoi que ce soit de « vrai » à propos du futur, mais plutôt à produire des effets chez celles et ceux qui les reçoivent, à mettre les esprits en mouvement, à engager la conversation autour de nouvelles perspectives

 

Imaginer des futurs alternatifs

Ainsi, l’approche du « mur » climatique suscite-t-elle une multitude d’initiatives qui visent à la fois à dénoncer le (ou les) récit(s) dominant(s) et à en explorer d’autres. Comme si l’exploration d’alternatives sociales et politiques, devenue presque ringarde suite à l’apparente victoire du capitalisme libéral et techno-centré, n’attendait que cela.

Ce n’est pas seulement la pensée écologique qui se libère mais, devant l’aveu de faiblesse du modèle dominant, toutes les autres : les explorations identitaires, les affirmations décoloniales, les aspirations sociales, leurs combinaisons intersectionnelles, les animismes, les utopies politiques… Et celles-ci ne se contentent pas d’exprimer un ressentiment (même si celui-ci existe et, parfois, domine), elles cherchent aussi, très souvent, à raconter des mondes où elles trouveraient à s’épanouir.

De la science-fiction au théâtre-forum, du design spéculatif aux arts plastiques, du jeu à la danse, une multitude d’initiatives individuelles et collectives, partout dans le monde, tentent à leur manière d’imaginer ce à quoi pourraient ressembler ces « mondes d’après », d’après la singularité que représente peut-être autant le mur climatique que la fin envisageable de la domination absolue du capitalisme [1].

Il serait totalement vain d’espérer faire converger ces pratiques, pas plus que les histoires qu’elles racontent. Vain, et sans grand intérêt.

Étudiant en particulier les pratiques collectives, qui mobilisent des groupes de citoyens ou de professionnels, Juliette Grossmann, Chloé Luchs et moi-même avons identifié quatre fonctions possibles, toutes importantes, toutes fécondes, qui se combinent dans des proportions différentes :

  • faire s’exprimer les anticipations et les aspirations des parties prenantes ;
  • explorer des mondes alternatifs et en éprouver l’« habitabilité » ;
  • créer ou recréer des mécanismes de dialogue ;
  • et développer ou libérer des capacités personnelles.

Promue depuis l’Unesco par Riel Miller, la « littératie des futurs » se présente comme une compétence accessible à tous et toutes, qui consiste à « mieux comprendre le rôle que joue le futur dans nos perceptions du présent ».

Les « laboratoires de littératie du futur » expérimentés un peu partout dans le monde commencent tous par un temps pendant lequel les participant·es prennent conscience de leurs « hypothèses anticipatrices », c’est-à-dire de leur relation au futur (au futur en général, à celui du sujet en discussion, et à leur futur propre) et prennent également conscience de la pluralité de ces hypothèses : si nous ne nous comprenons pas avec tel ou tel interlocuteur, alors que nous utilisons les mêmes mots, cela peut provenir de ce que lui et moi agissons au nom de futurs différents, et souvent implicites. Autrement dit, que nous en ayons ou non conscience, le futur, cette construction imaginaire, oriente nos actions les plus quotidiennes comme les plus importantes.

Bien évidemment, cette « conscientisation » de notre relation au futur prend d’autant plus d’importance dans des contextes multiculturels.

La prospective est profondément marquée par son origine occidentale, elle en épouse la conception du temps et la foi dans le progrès. Ce n’est pas un hasard si l’accent mis récemment sur la dimension culturelle des travaux de prospective, ainsi que sur l’importance des représentations, des récits et des métaphores, provient de l’apport de théoricien·nes et praticien·nes issu·es d’autres cultures.

La dés-occidentalisation du monde, désormais bien engagée, contribuera à multiplier les usages du Futur, et par conséquent les futurs.

 

Bibliothèque des pratiques collectives - https://plurality-university.org/

Éprouver l’habitabilité d’autres mondes

En second lieu, la production de récits spéculatifs fonctionne comme une sorte de dispositif d’expérimentation sociale où s’éprouve « l’habitabilité d’un monde », pour reprendre les mots du chercheur Yannick Rumpala.

Pour accomplir cela, l’imagination a besoin de liberté, de se laisser surprendre elle-même par les situations et les personnages qu’elle engendre.

Elle doit accepter les tensions et les contradictions qui, d’une part, font une « bonne » histoire et, d’autre part, constituent la meilleure mise à l’épreuve possible d’un monde imaginaire, dès lors qu’on se demande s’il serait possible de le faire advenir dans la réalité. Autrement dit, ces récits ne peuvent pas fonctionner comme de simples illustrations à destination des masses d’un futur désirable conçu par une avant-garde.

Les « grands récits » à vocation universelle ont disparu avec le XXe siècle et nous n’avons sans doute pas à les regretter.

Le futur est également un endroit dans lequel il semble plus facile qu’ailleurs d’être en désaccord, mais aussi d’exprimer des sentiments violents ou des opinions tranchées. Dans les dispositifs de création collective que nous créons et étudions, le fait de produire ensemble un récit ne signifie pas que les membres du groupe partagent les mêmes opinions, tant sur le présent que sur le futur. En revanche, pour peu qu’on leur en donne la possibilité, ils et elles construisent ensemble des règles et des mécanismes de coproduction, de discussion, de composition, qui revêtent autant, voire plus d’importance, que le contenu du récit lui-même.

Pour décrire l’objectif prioritaire du projet Rehearsing the Revolution, la metteuse en scène Petra Ardai parle « d’explorer la réalité depuis des perspectives et des vérités différentes et ce faisant, découvrir ce qui nous relie. » Dans son cas, en changeant d’histoire sur des sujets très polarisants, les participantes et participants trouvent avant tout un terrain commun où ils parviennent, non pas à tomber d’accord, mais à mieux se comprendre les un·es les autres.

Enfin, même si cela reste le plus difficile à accomplir, le recours à des formes spéculatives rend les exercices prospectifs plus accessibles à des non-experts et à des personnes qui n’ont pas l’habitude de la prise de parole publique. Les sachants n’y ont pas plus de pouvoir que d’autres.

Les statuts sociaux se laissent moins aisément voir et hiérarchiser. Le plaisir commun d’imaginer des histoires facilite le dialogue. Et le fait de se déplacer ensemble dans un espace doublement fictionnel – futur, et spéculatif/artistique –, autorise à la fois toutes les audaces et toutes les hésitations, avec la sécurité de pouvoir en revenir et affirmer que ce n’était qu’un jeu.

 

Le plaisir commun d’imaginer des histoires facilite le dialogue.

Futur et « prospects »

Dans le « Manifeste compositionniste » qui annonce la création à SciencesPo Paris d’une Ecole des arts politiques, Bruno Latour reprend à son compte l’expression « plurivers », créée par le philosophe pragmatiste William James au début du XXe siècle et adoptée depuis (avec un sens quelque peu différent) par la science-fiction et la physique : 

« Il n’y a pas de monde commun. Il n’y en a jamais eu. Le pluralisme est avec nous pour toujours. (…) Les désaccords ne sont pas superficiels, passagers, dus à de simples erreurs de pédagogie ou de communication, mais fondamentaux. Ils mordent sur les cultures et sur les natures, sur les métaphysiques pratiques, vécues, vivantes, actives. (…° [S]i nous mettons de côté ce qui nous sépare, il n’y a rien qui nous reste à mettre en commun. Le pluralisme mord trop profondément. L’univers est un plurivers. »

L’univers est un plurivers.

Ce à quoi Latour fait référence, c’est à l’absence d’une représentation du monde commune à tous les humains, d’un récit qui n’attendrait que d’être découvert (ou imposé) pour nous unir.

Il y a bien, pour Latour, un « monde commun » à composer, mais c’est un monde de différences, de divergences avec lesquelles il faut, précisément, « composer, tout est là. [Le monde commun] n’est pas déjà là enfoui dans une nature, dans un universel, dissimulé sous les voiles chiffonnés des idéologies et des croyances et qu’il suffirait d’écarter pour que l’accord se fasse. ».

 

Quel rapport avec le Futur et les futurs ?

Dans sa version anglaise, la « tentative de manifeste » de Latour conclut sur le futur – ou plutôt, sur une opposition entre Futur et prospects (que l’on pourrait tenter de traduire par « perspectives »).

Selon lui, le progrès des modernes ne prend pas la forme d’un élan vers le Futur, mais d’une fuite éperdue hors du Passé.

A foncer vers l’avenir en marche arrière, pas étonnant, nous dit Latour, qu’on casse des choses. Se retournant pour regarder le Futur en face, nos contemporains se rendraient alors compte qu’ils n’en ont plus guère.

C’est alors que leur attention se porte sur tous ces petits futurs contingents, personnels, sensibles, impossibles, que le Futur mettait continûment de côté, et que ceux-ci deviennent autant de « prospects », de perspectives, de possibilités incomplètes à inventer, reconnaître, essayer, discuter et composer.

La prospective comme art politique de composer des prospects : que pourrait-elle rêver de mieux ?

[1] « Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme » : cette phrase attribuée à la fois au critique littéraire marxiste Fredric Jameson et au philosophe Slavoj Žižek, ouvre aussi l’ouvrage de Mark Fisher (2009, trad. Française 2018 aux éditions de l’entremonde), Le réalisme capitaliste : n’y a-t-il aucune alternative?

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