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Q207 | Une prospective (créative) de l’Entreprise

8 mins de lecture

A propos de l’usage de l’orthographe inclusive

Cet article fait un usage personnel, mais assumé, d’une forme simple d’orthographe inclusive. Je le fais, non pas pour me conformer à un standard imposé, mais parce que cette pratique a, au fil des ans, contribué à élargir mon univers mental, à diversifier les images qui me viennent quand je parle de chercheurs et chercheuses, d’écrivain·es, de citoyen·nes…

Vous n’êtes pas obligé·e d’adhérer à cet usage, mais je vous invite à suspendre votre jugement et à vous intéresser au fond plutôt qu’à la forme. Quant à savoir ce que notre pratique de la prospective doit à ce regard « pluralisé » sur le monde, nous ne pouvons encore que spéculer…

Quand la chaleur excessive, les événements météo ou les conflits géopolitiques empêchent temporairement une entreprise de fonctionner, ce qui arrive souvent, la Réactivatrice vient l’aider à minimiser ses pertes en remobilisant autrement ses actifs inutilisés. Puis elle s’efface lorsque les conditions de fonctionnement de sa cliente sont à nouveau réunies.

La Guilde prend en charge le développement professionnel de ses membres, qui sont salariés à vie. Les autres entreprises ne comptent pratiquement plus de salariés et s’adressent à la Guilde quand elles ont besoin de monde.

La Corp B se définit entièrement autour d’une mission d’intérêt général. Elle travaille donc à faire disparaître le besoin qui l’a fait naître et par conséquent, à disparaître elle-même…

Mais qu’est-ce que c’est que ces entreprises ?

Elles n’existent pas. Pas encore.

Ce sont trois des dix « archétypes » d’entreprises de 2050 issus du projet L’Entreprise Qui Vient, piloté par le Réseau Université de la Pluralité avec Daniel Kaplan, Ingrid Kandelman et Philippe Hagmann. Un projet qui a mobilisé plus de 140 personnes dans 40 entreprises, un syndicat et plusieurs écoles de gestion, avec l’aide de cinq écrivain·es de science-fiction (Sophie Coiffier, Catherine Dufour, Li-Cam, Alex Nikolavitch et Ketty Steward).

L’entreprise, point aveugle de la prospective *

À l’origine, en 2019, la demande d’un grand groupe désireux de disposer d’une prospective de son marché d’entreprises. Surprise : si l’on rencontre pas mal de prospectivistes dans les grandes entreprises, et beaucoup de bons travaux de prospective du travail, l’entreprise elle-même n’est pour ainsi dire jamais le sujet de travaux de prospective ! Comme si cette forme d’institution économique qu’est l’entreprise, pourtant historiquement datée, était considérée comme achevée et stable.

Or plusieurs transformations contemporaines invitent à penser que les entreprises du futur diffèreront sans doute assez profondément de celles que nous connaissons.

La numérisation qui permet d’imaginer des entreprises n’employant pratiquement plus personne, oblige à revisiter tout l’édifice du management, de l’organisation, voire de la gouvernance.

La « plateformisation » questionne tout ce que l’on croyait savoir du marketing, du commerce et des chaînes de valeur.

La prise de conscience des « limites planétaires » rend difficilement concevable la pérennité de modèles de production indifférents à leurs impacts écologiques et sociaux.

L’instabilité du monde (les fameuses « polycrises ») fragilise la finance et pourrait rendre pratiquement impossibles (ou inutiles) les calculs de risque.

En d’autres termes, tout ce qui compose, soutient et entoure une entreprise change. Comment l’entreprise elle-même ne changerait-elle pas, dans sa nature même ?

[*] Ce titre adresse un clin d’œil amical au travail de plusieurs chercheur·es en sciences sociales, pour qui l’entreprise est plus largement un « point aveugle du savoir ».

Anticiper des ruptures, un oxymore ?

De quelle manière peut-on tenter d’imaginer des formes d’organisation économique en rupture, et le faire avec des personnes impliquées dans les entreprises d’aujourd’hui, habituées à les penser comme des « faits de nature » que l’on ne questionne plus guère ?

Parce qu’il s’agissait de questionner notre cadre de pensée lui-même, le recours à une forme de « prospective créative » s’imposait. Comme nous l’expliquions dans un article précédent, celle-ci « associe, d’un côté le recours à des objets classiques de la prospective tels que les tendances, et les facteurs de changement, et de l’autre, différentes formes de création artistique (généralement collective). » Le rôle de la création artistique (ici, de la science-fiction) consistant, non pas à illustrer des idées préexistantes, mais à placer les participant·es en situation « suspendre temporairement leur incrédulité [1] » afin de faire émerger ensemble des perspectives nouvelles et inattendues.

Les participant·es ont donc travaillé en groupes de 10 à 12 personnes issues d’organisations différentes. Chaque groupe se réunissait quatre fois.

Le premier atelier s’appuyait sur des références fictionnelles apportées par les participant·es, permettant à chacun·e de renouer un lien bien souvent coupé entre leur imaginaire et leur travail. Il se poursuivait par un travail assez classique sur les « facteurs de changement » qui ne poursuivait, au fond, qu’un seul objectif : inviter le groupe à accepter que demain soit différent d’aujourd’hui, que le statu quo n’est pas possible et qu’il faut donc se mettre (mentalement) en mouvement.

[1] Condition préalable à la production et la réception de toute fonction.
Les six « facteurs de changement » proposés aux participant·es de L’Entreprise qui Vient

Les second et troisième ateliers prenaient la forme d’ateliers d’écriture spéculative animés par les écrivains et écrivaines partenaires, chacun·e avec sa méthode.

Chacun des 12 ateliers a imaginé une entreprise fictionnelle de 2050 : MAX, qui substitue des humains (augmentés) aux machines qui ne fonctionnent plus trop bien dans un monde trop chaud et trop perturbé ; Equal!, « défaiseur d’inégalités en entreprise » dont le modèle économique repose sur l’existence d’inégalités ; Knowmad, qui fournit l’identité et l’environnement administratif permettant aux centaines de millions de migrant·es climatiques d’exister socialement malgré la mauvaise volonté des États…

Les groupes n’avaient pas pour consigne d’imaginer des entreprises désirables – cette consigne s’avérant, dans notre expérience, plutôt stérilisante. Nous voulions avant tout que les participant·es se laissent emporter aussi loin que possible par leur imagination, aidés par les artistes partenaires et uniquement contraints par leurs propres choix narratifs.

Enfin, le dernier atelier invitait le groupe à réfléchir à sa propre production, afin d’approfondir certaines idées et de commencer à identifier quelques pistes ou chantiers pour aujourd’hui.

Plus tard, certaines grandes entreprises ont poursuivi avec un atelier « d’atterrissage » interne, ouvert à des personnes qui n’avaient pas pris part à l’écriture, et pendant lequel il leur était demander de raconter le chemin qui mène du présent à différents futurs incarnés par certaines des entreprises fictionnelles imaginées en amont. Une manière encore expérimentale de se rapprocher des enjeux du présent sans faire disparaître la richesse et parfois l’ambiguïté du travail créatif.

Les trois ateliers d’atterrissage ont en tout cas, tous, fait surgir des questions assez fondamentales sur la nature de l’entreprise, l’évolution de son core business (cœur de métier), sa responsabilité vis-à-vis de la situation écologique actuelle, etc.

Des fictions aux archétypes

Une lecture systématique des archétypes nous a ensuite permis d’en extraire dix « archétypes » d’entreprises du futur : des figures tranchées et signifiantes, certaines nouvelles, d’autres significativement transformées, qui pourraient dessiner le paysage des entreprises de 2050. Il nous importait de laisser émerger ces archétypes du contenu sans lui appliquer une grille de lecture a priori. En revanche, cela signifie, d’une part, qu’il pourrait probablement y avoir d’autres lectures du même contenu et, d’autre part, que ce que les 12 fictions n’auront pas su voir ne sera pas plus considéré par les archétypes.

Dans le même esprit, les deux axes le long desquels nous avons situé les archétypes émergent de leur lecture et ne leur préexistaient pas. Ils nous semblent cependant significatifs des tensions structurantes du monde des entreprises dans les années à venir.

Les 10 archétypes de L’Entreprise qui Vient

L’axe vertical décrit la relation entre l’entreprise et le reste du monde.

D’un côté, une entreprise « autonome » vis-à-vis de la société, qui se considère uniquement comme un agent économique et laisse le reste – le social, l’écologie, etc. – à la société. C’est la « doctrine Friedman » à l’œuvre, telle qu’elle structure l’évolution de la réglementation, la comptabilité, la finance et la gouvernance des entreprises depuis plus de quatre décennies.

De l’autre, une entreprise « politique », qui tient compte des impacts écologiques et humains de son action, voire qui prend en charge certains défis collectifs (éradiquer telle maladie, lutter contre la faim…) – et qui s’aperçoit souvent avec surprise que ce faisant, elle entre bel et bien en politique, ce à quoi elle n’est pas du tout préparée.

 

L’axe horizontal décrit plutôt une forme d’identité de l’entreprise, exprimée par son « principe organisateur »

D’un côté, l’entreprise comme projet commun, que porte un groupe humain uni par une vision, un savoir-faire, des valeurs, une culture… ;

De l’autre, l’entreprise comme « dispositif », comme organisme socio-technique en recherche permanente d’optimisation, aidé en cela – du moins en intention – par l’incroyable développement des techniques de management, par des outils numériques de plus en plus complexes et englobants, et par les cabinets de conseils armés de leurs best practices.

Bien sûr, ces axes opposent des extrêmes : la réalité des entreprises se situe généralement entre les deux extrémités, mais l’une des leçons de L’Entreprise qui Vient est qu’il n’est pas si facile de concilier ces contraires et que cela impose de faire des choix parfois déchirants.

Que faire de ce travail ?

Dans la publication des résultats de L’Entreprise qui Vient, chaque archétype a fait l’objet d’un cahier dédié.

Outre la description de l’archétype, on y trouvera l’une des entreprises fictionnelles inventées lors des ateliers ; des illustrations que ces entreprises ont inspiré aux étudiant·es en illustration de la Haute école d’art et de design (HEAD) de Genève ; et les réactions de plusieurs expert·es ou responsables d’entreprises.

Archétype #1 : la Mercatrice
Archétype #2 : le Service Public Privé
Archétype #3 : l'Entrepocène
Archétype #4 : la Corp B
Archétype #5 : la Réactivatrice
Archétype #6 : la ZombInc
Archétype #7 : le Syndic des Communs
Archétype #8 : la Société2
Archétype #9 : la Guilde
Cahier supplémentaire : 2 autres entreprises de 2050

Ces publications sont accessibles sous licence libre. Vous êtes donc libre de vous en servir et de les faire circuler.

Au-delà des ateliers d’atterrissage, nous réfléchissons de notre côté à des manières (également open source) d’aider les organisations à s’appuyer sur cette matière pour engager des conversations prospectives en leur sein.

Nous aimerions que ce travail nourrisse des enseignements, des débats publics et des démarches transformationnelles en entreprise. 

Si vous partagez ce désir, n’hésitez pas à prendre contact !

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