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Q211 | Pourquoi simuler les futurs d’une organisation ?

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Réception du manuel d'instruction RESHUB, point d'accès au réseau satellitaire RESNET

Du changement climatique à l’intelligence artificielle, il est souvent difficile d’imaginer comment des changements environnementaux ou technologiques pourraient inciter les organisations à faire évoluer leurs modes de fonctionnement.

Lors de la rédaction du Manual of Design Fiction, nous avons décidé de donner une description assez large de cette approche :

« Le design fiction est une démarche de création consistant à offrir des représentations concrètes et évocatrices de futurs possibles dans le but d’exprimer, d’interroger ou d’explorer collectivement les conséquences de changements environnementaux, sociétaux ou technologiques. »

Cependant, une bonne partie du travail de design fiction (y compris le nôtre) consiste à imaginer des produits et services commerciaux du futur, leur utilisation, l’expérience-utilisateur de ceux-ci et les enjeux culturels à leurs propos (appropriation, détournement, etc).

Dans cet article, nous présentons en quoi le design fiction peut également servir à penser des prototypes d’organisations; et que ceux-ci peuvent être vecteurs de réflexion, de débat et de prise de décision sur les implications et les conséquences des changements globaux.

Dans un avenir incertain marqué par le changement climatique et les transformations technologiques, comment la structuration d’une organisation pourrait-elle évoluer ?

Qu’il s’agisse d’une entreprise, d’une administration publique, d’une ONG ou autre, quelles pourraient être ses valeurs, les compétences de ses employés et ses modes de fonctionnement à l’avenir ?

Telles sont les questions que les dirigeants d’organisations doivent constamment explorer. Par contre, il est surprenant de constater qu’il existe peu de travaux de prospective sur ces questions pour alimenter leur réflexion.

En France, le Réseau Université de la Pluralité entend combler cette lacune. Le projet de « prospective créative » L’Entreprise Qui Vient, piloté par Daniel Kaplan, Ingrid Kandelman et Philippe Hagmann rassemble des représentants d’entreprises opérant en France, ainsi qu’un syndicat (CFDT) et des chercheurs. 

Ensemble, ils ont élaboré dix « archétypes » d’organisations d’entreprises du futur. Leur démarche mêle des éléments classiques de prospective à l’utilisation de l’imagination et à la participation d’écrivains (principalement de science-fiction) qui ont aidé à raconter des histoires d’entreprises en 2050. Dans ces récits, certaines structures organisationnelles sont très différentes des entreprises d’aujourd’hui, d’autres sont plus reconnaissables tout en étant considérablement transformées.

Par exemple, la Guilde offre à une certaine catégorie de professionnels un emploi stable, voire à vie, et les conditions de leur développement continu, tout en les plaçant auprès d’organisations qui ont besoin de leurs compétences. 

Ou encore, les organisations nommées Entrepocène ne cherche pas à changer le monde, mais s’efforce de ne pas l’aggraver.

Archétype #9 de l’entreprise qui vient : la Guilde. Image fournie par le Réseau Université de la Pluralité

Mais, concrètement, comment ces archétypes pourraient-ils se traduire dans la vie d’une organisation ?

Comment pourraient-ils modifier la structure, les processus ou la culture d’une organisation ?

À l’instar de son utilisation dans les domaines de la conception et de l’ingénierie, le prototypage organisationnel vise à explorer de nouvelles méthodes de travail, de nouvelles structures de gestion et de nouvelles configurations d’équipe, afin de proposer des améliorations dans leur contexte spécifique.

L’objectif est non seulement d’inspirer les gens et de les faire adhérer à la notion de changement, mais aussi de créer une représentation tangible qui montre à quoi ces évolutions pourraient ressembler au sein d’une organisation.

C’est à cela que servent les prototypes de design fiction. Ils révèlent, sous la forme de représentations concrètes, à quoi les futurs pourraient bientôt ressembler.

Rendre compte au lieu de présenter

En 2020, Julian Bleecker, cofondateur d’OMATA, préparait une nouvelle étape de financement pour sa start-up.

Pionnier dans le domaine de la fiction design, Julian ne voulait pas présenter l’habituel pitch deck aux investisseurs potentiels. Il a préféré publier un rapport annuel fictif de son entreprise. Situé dans le futur, ce prototype de design fiction partageait non seulement la vision de Julian, mais aussi la manière dont il avait prévu de la mettre en œuvre.

Dans « Why Did I Write An Annual Report From The Future » (Pourquoi ai-je écrit un ‘rapport annuel’ du futur ?), il décrit le contenu du document avec trois catégories. Dans la section Team & Workshop ( Equipe et Atelier) Il décrit en détail le profil des personnes qui appartiendraient à l’organisation, où et comment elles travailleraient. Au lieu de se projeter dans l’avenir, Julian montre comment un entrepreneur peut faire un rapport du futur comme s’il s’était déjà produit :

« Le plus grand avantage de cette démarche est qu’elle m’a permis d’affiner mon propre sens de ce que je voulais réaliser, de l’objectif et des valeurs qui seraient imprégnés dans la marque et les produits OMATA, et du type d’équipe et de clients que j’imaginais faire partie de cet avenir. »

Le rapport annuel permet à une petite équipe de tester ses hypothèses et de simuler des évolutions pour son organisation.

Chez Girardin & Nova, nous nous intéressons aux défis mondiaux et aux technologies émergentes qui sont souvent perçus comme abstraits, complexes et éloignés de la vie quotidienne. Notre travail consiste à évoquer, le plus fidèlement possible, une réalité accessible à de nombreuses parties prenantes d’une organisation et parfois au public.

Faire voyager une organisation dans un futur sans qu’elle s’y rende réellement

Dans un travail récent pour l’Office fédéral de l’armement armasuisse et son programme de prospective technologique connu sous le nom de deftech (Defense Future Technologies), avec Nicolas Nova, Nicolás Bronzina et Israel Viadest, nous avons exploré les évolutions potentielles de technologies et d’équipements conçus à des fins civiles et militaires.

Au lieu d’anticiper le détail des opérations ou la plausibilité des technologies émergentes, nous avons imaginé comment celles-ci transformeraient les modes de fonctionnement des forces armées suisses, leurs valeurs, leurs missions et les nouvelles compétences nécessaires pour les accomplir.

Le système militaire suisse est organisé comme une armée de milice, ce qui signifie que la plupart des soldats ne sont pas des professionnels. Chacun possède un livret de service, qui retrace sa carrière depuis le premier jour de son recrutement jusqu’aux nombreuses spécialisations et promotions qu’il acquiert en cours de route. Il s’agit d’un objet commun qui fait partie de la culture suisse, ce qui en fait un candidat idéal pour un prototype de design fiction.

Le résultat appelé e-soldat dépeint l’évolution des relations entre les forces armées suisses, la milice et la population civile.

Le livret permet de découvrir les types de compétences acquises par un nouveau type de spécialiste appelé « soldat des ressources naturelles ».

Il met également en évidence la manière dont les forces armées opèrent en « mode mixte », les soldats combinant le service face à face avec des contributions et des formations à distance.

E-Soldat : Un livret de service d’un futur proche

Comme mentionné par Thomas Michaud dans l’article Du design thinking au design fiction Généalogie et prospective du storytelling institutionnel qui analyse E-Soldat comme cas d’étude : “ces visions de l’avenir ne visent pas à imposer une image du futur aux décideurs, elles ont pour fonction de leur rappeler lors de l’émergence de nouvelles conflictualités, l’existence de réflexions prospectives pouvant les aider à prendre les décisions les plus éclairées possible. Les exercices de design fiction sont donc une mise en fiction de problématiques touchant les institutions, ou susceptibles d’apparaître dans les prochaines années. Les auteurs sont censés anticiper les futures zones de conflictualité, et proposer des scénarios mettant en scène concrètement les actions à élaborer pour résoudre les éventuelles difficultés.”

Imaginez comment le changement climatique et les usages technologiques pourraient modifier les modes de fonctionnement de l’organisation

Dans une autre exploration avec deftech, nous avons examiné le rôle clé joué par les diasporas dans le soutien aux efforts de défense et de résilience d’un pays. Environ 10 % des Suisses vivent en effet à l’étranger, et nombre d’entre eux connaissent une grande réussite professionnelle.

Avec la question « Et si cette 5e Suisse pouvait mettre ses connaissances et ses compétences au service de la résilience du pays ? », nous avons créé un prototype de centre de formation appelé RESINT (Swiss RESilience INTernational Support).

Le site web de cette organisation hypothétique décrit en détail les missions, les valeurs, l’histoire, les types de volontaires et le programme d’enseignement d’une telle structure. Ce faisant, il donne l’impression que ce futur possible pourrait devenir une réalité demain.

Site web fictif de RESINT (Swiss RESilience INTernational Support)

La création du site web nous a fait interroger la manière dont les bénévoles de RESINT collaboreraient et sur le type de réseau de communication dont ils auraient besoin.

Sur la base des développements technologiques existants, nous avons imaginé RESNET : un réseau de communication résilient à la disposition des citoyens et des organisations suisses en cas de crise.

Le manuel d’instruction de RESHUB, le dispositif permettant de se connecter à RESNET, traduit ce concept plutôt complexe et abstrait dans un format compréhensible par une audience large et diverse.

Réception du manuel d'instruction RESHUB, point d'accès au réseau satellitaire RESNET

Pour se projeter dans la vie potentielle des volontaires RESINT, nous avons conçu la vidéo de María Fernanda López Camors, une mathématicienne suisse fictive basée au Mexique, largement reconnue pour son travail de médiation scientifique avec sa chaîne « Terre Data ».

Spécialisée dans la science des sols, son travail aborde des sujets cruciaux dans ce domaine. Dans cette vidéo, elle ouvre son « Paquetage Numérique Individuel » (PNI), une première étape qui lui permet de participer activement aux missions RESINT.

Pour l’Office fédéral de l’armement armasuisse, les objectifs du prototypage de RESINT sont les suivants :

  • Stimuler l’imagination au sujet de l’accès au savoir-faire des Suisses de l’étranger mis à disposition par les technologies émergentes afin de soutenir la défense du pays.
  • Clarifier s’il faut donner suite à ce scénario propsectif, et si oui, de quelle manière.
  • Cartographier et définir le rôle des différents acteurs (forces armées, Département fédéral des affaires étrangères, etc.) en lien avec RESINT.

Jusqu’à présent, RESINT a suscité la curiosité et l’intérêt des milieux politiques et sécuritaires suisses. Quentin Ladetto, qui dirige le programme de prospective deftech, utilise le prototype de design fiction pour susciter l’adhésion des différentes parties prenantes et pour réunir les moyens de poursuivre l’exploration du potentiel d’une telle structure.

Grâce à l’intérêt de l’Organisation des Suisses de l’étranger (OSE) et du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), une vaste enquête a été lancée sur différents canaux pour atteindre la population des 800 000 personnes habitant en-dehors du pays afin de mieux comprendre comment les Suisses de l’étranger percevraient la création d’une organisation telle que RESINT.

La collecte de ce feedback est une première étape pour atteindre les objectifs énumérés ci-dessus. Pour Quentin, il est clair que la réalisation d’un design fiction au lieu de la rédaction d’un rapport donne vie à l’organisation et qu’un avenir possible existe soudainement pour les personnes qui y sont exposées :

« La première étape du parcours de la mise en œuvre est franchie, puisqu’il est maintenant possible de critiquer, de remettre en question et de construire sur cette première itération. »

« Personnellement, ce projet me donne un sentiment de participation et d’utilité, me permettant de contribuer à la Suisse, même à distance. »

Le travail sur RESINT est un exemple de prototype de design fiction qui ouvre un processus de prise de décision à de multiples parties prenantes, du commanditaire de l’exploration aux politiciens et aux parties prenantes indirectes, telles que le grand public.

Un dernier exemple est l’utilisation par la Dubai Future Foundation (DFF) du design fiction pour montrer à un large public des futurs possibles et encourager une politique publique tournée vers l’avenir au sein de l’administration.

Dans notre livre, The Manual of Design Fiction, l’ancien Futuriste en chef de la DFF, Noah Raford, décrit comment il a intégré l’état d’esprit du design fiction dans le Musée du Futur de Dubaï.

Ouvert en 2022, l’une des missions de cette institution est de donner forme à des scénarios hypothétiques et de permettre d’en saisir les réactions auprès des visiteurs.

« Le design fiction devient le moyen de traduire des signaux faibles en quelque chose de physique et d’immédiatement accessible auquel les gens peuvent réagir. Cela permet de sortir des visions normatives de l’avenir et de démontrer pourquoi quelque chose est important.” »
Le musée du futur à Dubaï. Image fournie par Scott Smith.

Les exemples de prototypes organisationnels décrits dans cet article montrent comment la concrétisation d’un scénario offre aux dirigeants et aux parties prenantes d’expérimenter les changements profonds qui pourraient intervenir dans une organisation.

Si ces prototypes ne résolvent aucun problème spécifique, leur rôle est d’ouvrir le champ des possibles, tout en incluant de multiples points de vue. Ils simulent, aussi fidèlement que possible, une réalité accessible aux organisations.

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