Depuis deux ans et demi, l’équipe pédagogique du dispositif Disrupted Futures (d.futures) à emlyon business school a accompagné près de 3000 étudiants qui ont planché sur des études de cas proposées par une cinquantaine d’organisations, de la start-up à l’entreprise multinationale, en passant par l’association, l’administration publique, ou encore la PME.
Sur la base de cette expérience, voici quelques pistes pour construire des scénarios prospectifs utiles et transformateurs.
“Construire des scénarios prospectifs, c’est structurer une réflexion sur l’avenir en situation d’incertitude”, dixit Futuribles, l’un des acteurs historiques de la prospective.
La crise sanitaire sans précédent que nous vivons en Europe et dans le monde a largement anéanti les repères que nous tous utilisions jusque-là pour nous représenter et pour faire sens de l’environnement dans lequel nous opérons. Les lignes de force, jadis structurantes, s’effacent. Une profusion de signaux faibles émergent mais les interpréter et discerner leurs conséquences potentielles s’avère incroyablement difficile.
En pratique, construire des scénarios prospectifs peut s’avérer très utile pour penser les transformations possibles du monde qui nous entoure et bâtir, dès à présent, des stratégies de résilience face à l’inédit.
Construire des scénarios prospectifs, c’est aussi s’engager volontairement dans un voyage en deux étapes. La première consiste à “monter en complexité”, en spéculant à partir des forces qui transforment le monde et en imaginant des configurations et des événements improbables, d’autant plus dérangeants qu’ils heurteront de plein fouet les modèles (tels que la croissance économique, qui sous-tend largement le système socio-économique d’un grand nombre de pays) et les réductions (à l’instar du PIB, un indicateur unique censé rendre compte à lui tout seul de la santé économique d’un pays) que les individus, les organisations et les États utilisent au quotidien pour façonner leurs décisions et leurs actions. Sans réduction, pas d’action possible.
La seconde étape consiste quant à elle à utiliser les futurs possibles ainsi imaginés comme autant de nouvelles paires de lunettes à travers lesquelles il devient possible de porter un regard inédit, et donc plus riche, sur le présent, le seul temps où des décisions peuvent être prises et des actions engagées.
Réussir sa montée en complexité, c’est être prêt à relever des défis.
Au cours de la première étape (celle de la montée en complexité), j’observe que bien souvent, soit par convention, soit par manque de courage (devant la nécessité d’argumenter ensuite pour soutenir les trajectoires imaginées), soit – beaucoup plus rarement – par manque d’imagination, la montée en complexité est purement et simplement inaccomplie et inopérante. Le futur imaginé ne permet pas d’enrichir la faculté de jugement de notre client. Ses décisions et ses actions resteront inchangées.
Réussir sa montée en complexité, c’est être prêt à relever des défis. En voici trois. Attention : il n’est pas question de relever systématiquement les trois défis au cours d’une démarche de prospective. Il est encore moins question de chercher à les intégrer tous les trois en même temps à l’intérieur d’un seul scénario prospectif.
Souvenons-nous que la construction de scénarios implique le plus souvent que 3 ou 4 scénarios soient produits pour permettre au client de se projeter dans autant de futurs possibles. Ne confondons pas prospective (objectif : explorer plusieurs futurs possibles) et divination (objectif : révéler le futur le plus probable).
Défi # 1 : Dépasser le monde organisé actuel
Dans la plupart des scénarios proposés par les étudiants à leurs clients, le monde organisé, et le triptyque qui le sous-tend (secteur privé, secteur public et société civile), ne sont absolument pas remis en question.
Or, sans étudier l’histoire dans ses moindres détails, il est aisé de constater que le monde organisé dans lequel nous vivons est une construction sociale, une réalité imaginée :
- Les États-nations, acteurs-clés des relations internationales, n’existent que depuis la signature le 24 octobre 1648 des traités de Westphalie. Or, de plus en plus, les villes affirment leur capacité à agir seule et à plusieurs (par exemple, dans le cadre du collectif C40), à côté des États. Aller plus loin, c’est imaginer par exemple qu’un territoire donné puisse être régi par plusieurs gouvernements à la fois, comme l’ont fait nos complices du studio Design Friction.
- Les “entreprises”, comprises comme l’association d’individus et de moyens techniques dans le but de créer de la valeur (qui, pour exister, doit être reconnue par les “clients” de l’entreprise) existent depuis des millénaires. Par contre, l’entreprise telle que nous la connaissons aujourd’hui et que le droit permet de définir précisément (à travers la liberté d’ établissement, le statut de personne morale, la notion de responsabilité limitée, le salariat, etc.) n’a que quelques siècles d’existence. Dans un travail exploratoire, l’Université de la pluralité s’interroge : les entreprises sont-elles aujourd’hui à la hauteur des défis (climatiques, sociaux, environnementaux, technologiques, etc.) qu’elles ont largement contribué à faire émerger ?
Défi # 2 : Dépasser l’anthropocentrisme
Pour être bref, l’anthropocentrisme est un système de pensée qui place l’homme au centre de l’univers et qui considère que toute chose se rapporte à lui.
En droit, beaucoup de conquêtes concernent la reconnaissance et la sanctuarisation des droits de l’homme. Même si elle n’a qu’une valeur déclarative, la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 10 décembre 1948 a permis ainsi de préciser les droits fondamentaux de l’homme.
Dans le monde des entreprises B2C (“business to consumer”), le client-roi est devenu “la mesure de toute chose”, pour paraphraser Platon. Ce sont ses besoins, ses envies et ses contrariétés qu’il revient aux produits et aux services qui lui sont proposés d’assouvir ou d’atténuer (après les avoir parfois même créés).La pandémie de Covid-19 nous rappelle durement l’importance des problèmes sanitaires à l’interface entre l’homme, l’animal et l’environnement. Dès lors, ne serait-il pas utile d’imaginer des sociétés respectueuses aussi bien des droits humains que des droits des non-humains – les autres espèces animales, le monde végétal, les écosystèmes (voir à ce propos le théâtre des négociations imaginé par le sociologue Bruno Latour juste avant la COP21)… mais aussi les objets (comme Noémie Aubron nous invite à y réfléchir).
Défi # 3 : Penser la possibilité d’une “descente” technologique
Dans la quasi-totalité des scénarios qu’il m’a été donné d’évaluer, la technologie joue un rôle transformateur clé et donne lieu à des hypothèses contrastées autour de ses modes d’émergence et d’approfondissement.
Ainsi, j’ai eu récemment l’opportunité de revoir les scénarios prospectifs conçus par un industriel français, membre éminent du CAC 40. Dans l’un des scénarios, la mise en place d’un nouvel environnement technologique a été paisiblement négociée par de multiples parties prenantes (États, entreprises, représentants de la société civile, etc.) afin d’atténuer et de s’adapter aux effets du réchauffement climatique. Dans un autre scénario, une sorte de système technique de surveillance de masse et de contrôle des comportements a été, au contraire, imposé par la force, sans recours à une quelconque forme de délibération. Ces deux scénarios semblent dessiner des sociétés apparemment très différentes. Tout compte fait, elles se rejoignent : toutes deux sont à la fois plus complexes et plus gourmandes en technologie et en information que la société de 2020.
Ces trois défis ne sont que le début d’une liste qui ne fait que s’allonger à mesure que notre expérience s’accroît. Et vous, quels défis proposez-vous de relever lors de la construction de scénarios prospectifs ?
Note : pour aller plus loin, voir l’ouvrage Prospective : Anticiper, décider et agir dans l’incertitude paru en septembre 2020 aux presses de l’EPFL.
Merci Thomas pour cet angle d’attaque structurant ! Un autre défi que j’aime bien relever, c’est celui de prendre en compte les invariants de l’être humain. Nos usages évoluent, mais quid de nos comportements, de nos moteurs et de nos peurs ?