239 extraits pour nourrir votre vision et guider votre action !
Si vous dites directement à quelqu’un sont fait, c’est dit, c’est fini et vous n’avez plus rien à dire : votre parole n’a plus d’ « au-delà » où se déployer et qui la maintienne alerte, elle est morte, inerte, parce qu’achevée, sa charge est déminée ; et l’autre sait à quoi s’en tenir et peut vous réfuter. Mais, si vous lui laissez entendre que vous pourriez penser que…, vous l’entraînez dans un déroulement de la parole faisant oeuvrer l’implicite qui le tient en suspens, l’inquiète et le désempare : » Ce n’est qu’au bout d’un certain temps de réflexion qu’il se rend compte progressivement que cette parole n’était pas bien intentionnée, de sorte que son visage, qui était d’abord souriant, vitre du blanc au rouge, puis du rouge au violet, enfin du violet au gris. »
Les deux opérations sont à pratiquer alternativement, parce qu’elles se complètent : soit, , en lui témoignant son assentiment, on conduit l’autre à « s’ouvrir » et, sortant de sa réserve, à exprimer complètement son sentiment ; soit, au contraire, on lui fait délibérément barrage pour que, face à ce « blocage », il laisse apparaître soudain son vrai sentiment – et quon puisse « conclure » sur la véracité de ce qu’il disait.
La première manoeuvre est exploratoire, l’autre de contrôle ; la première favorisant son expansion, fait apparaître ce que l’autre veut, la seconde, suscitant sa réaction, laisse transparaître ce qu’il prétendait cacher ; combinées ensemble, elles servent à « sonder » l’autre et à « jauger » : soit on va dans sons sens, pour que lui-même se laisse aller ; soit on va en sens contraire, pour que, se rebiffant, il donne à mesurer sa résistance. Car sa réticence et son silence aussi sont révélateurs. Dans un cas comme dans l’autre, qu’il « ouvre » ou « ferme » la bouche, qu’il se libère ou qu’on le réprime, l’autre est perçu, ou plutôt manié, comme un pur dispositif (à l’instar, est-il dit, des deux facteurs opposés et complémentaires, yin et yang, qui constituent tout réalité).
Rien n’est pire, on le sait, que de vouloir répéter ce qui a précédemment conduit au succès : puisque la situation est nouvelle, son potentiel l’est aussi et le précédent est révolu.
La captation de la bienveillance ne se fait pas au cours du discours, comme y travaille l’éloquence, mais précédemment ; non pas au grand jour, das la salle du conseil, mais nuitamment ; non pas dans l’instant (l’événement de la parole), mais de façon progressive et à tout moment : grâce au rapport de confiance auquel l’autre s’est laissé prendre, et donc à l’emprise qu’on acquiert sur lui, une « propension » s’instaure, à mesure, qui le porte à nous écouter.
En tendant en bas, l’eau réussit à ne jamais « affronter ». Pour être en bas, on ne se bat pas. La meilleure stratégie est de commencer par désengager toute stratégie adverse, en supprimant la compétition, et cet effet est retors. Car qui n’affronte pas, rien d’autre non plus ne peut l’affronter. Non seulement on n’y songerait pas, mais m’eme on ne le peut pas – puisqu’on est sans prise. En se situant délibérément plus bas, là où l’autre répugnerait de se trouver, on le prive de la possibilité du face-à-face et de la rivalité, et par là on désamorce sa résistance ; en déjouant l’antagonisme, on le désarme d’avance.
Le secret est que le prince ne partage avec personne, pas même avec ses parents ou ses familiers ; la complète dissymétrie des rôles, ensuite, et l’antagonisme des positions : pour conserver entier le potentiel de situation que constitue sa position souveraine, le prince doit considérer tous les autres, à l’intérieur de son royaume, comme autant d’adversaires à soumettre à son autorité ; la prise sur autrui permettant de le dominer : de même que le stratège a barre sur l’ennemi grâce à la disposition que prend celui-ci, le prince a barre sur tous ses sujets en les rendant visibles par la surveillance et le contrôle imposés (en même temps que lui-même se garde de laisser voir aucune disposition intérieure, de joie ou de colère, pour ne pas donner prise sur lui) ; la réduction de l’autre à la passivité : dès lors qu’il est seul à tenir les commandes (des récompenses et des châtiments), le prince polarise sur son trône toute autorité, et personne ne peut lui résister ; enfin, l’illusion entretenue par le peuple sur son propre intérêt : conduit par le désir des récompenses et la peur des châtiments, tout sujet croit suivre son profit personnel sans se rendre compte qu’il travaille seulement à conforter le pouvoir de son oppresseur.
L’art de l’attaque se réduit à ce que l’adversaire « ne sache pas que défendre » ;
de même que l’art de la défense à ce qu’il « ne sache pas qu’attaquer ».
Jadis le duc Wu de Zheng désirait attaquer Hu. En conséquence, il commença par marier sa fille au prince de Hu « pour tourner la pensée de celui-ci vers les plaisirs ». Son grand officier, Guan Qisi, lui répondit : « Hu peut être attaqué. » Le duc Wu se mit en colère et le fit mettre à mort en disant : « Hu est un pays frère. Me conseiller de l’attaquer, y pensez-vous? » « En entendant parler, le prince de Hu crut que Zheng était bien intentionné à son égard. Aussi ne se prémunit-il pas. Les hommes de Zheng l’attaquèrent soudain et prirent la principauté. »
La tâche principale incombant au prince, pour protéger son autorité, sera de se garder de tous ceux qui, par leurs paroles avenantes, voudront pénétrer dans son intimité. Ce qui d’un côté, est tenté comme insinuation est à démasquer, de l’autre, comme insidieux ; et la riposte à cette confiance secrètement ourdie autour du prince sera une défiance généralisée. Une défiance, d’ailleurs, qui n’est pas tant à l’égard des autres qu’à l’égard de soi vis-à-vis des autres. Car il sait que, « à cause du précédent accord entre l’autre et soi », il est porté à « faire confiance à ce que l’autre dit aujourd’hui », et que, en opinant dans son sens, celui-ci a cherché à entrer dans sa faveur pour ensuite l’abuser et l’arroger son pouvoir. À la complaisance, le prince répond par la suspicion – de façon à garder entier le potentiel de sa position.
La transparence tue la confiance au lieu de la favoriser, car elle ne reconnaît pas à l’autre son altérité. Il faut aussi de la pénombre et du retrait, en effet, des zones de discrétion et de silence, en pointillé, non seulement pour que les affaires se fassent mais également pour que des relations puissent se nouer et prospérer. Si nous sommes si maladroits à penser la confiance en Europe, c’est que nous ne pensons que ce que détache le logos, et ce par attention atavique à l’énoncé, seul constitutif de la vérité – tandis que la confiance relève de l’implicite, chemine dans la pénombre, s’accroît de sa continuité et n’a que faire de parler.
Il est facile de se faire obéir si l’on s’appuie sur le potentiel de sa position, tandis que cela reste difficile si l’on compte sur le mérite ou les bons sentiments.
Et si la meilleure façon de se sentir vivre – hors monde enfin – n’éait pas l’efficacité, mais bien son contraire ?
Vouloir progressivement monopoliser l’initiative à son profit, à la guerre comme dans le rapport de parole, ne signifie pas pour autant qu’on ait à initier la situation. Il en va même tout le contraire, puisque, tandis que celui qui initie est toujours plus ou moins contraint à se hasarder, et par là s’épuise à frayer la trace, celui qui suit bénéficie de tous les repères nécessaires pour ne plus avoir à s’aventurer et évolue d’autant plus à l’aise qu’il sait sur quoi se guider. Lui a prise et l’autre non.
Sa conduite en acquiert une rigueur et une détermination, et par suite une force injonctive, qui réagissent en sous-main sur la relation initiale au point que, progressivement, tout en ne cessant de s’adapter à l’autre au-dehors, il est de plus en plus en mesure de le régir intérieurement.
Autrement dit, en ne cessant de suivre et de se laisser porter par-devant, on accède à une position beaucoup plus riche d’effet possible, dans son retrait, que le devant besogneux du devancier : la capacité d’initiative se révèle moins au début qu’à la fin, elle aussi est le fruit d’une évolution, elle s’obtient par accumulation et se manifeste comme un résultat.
À partir de la construction d’un modèle, le seul rapport qu’on puisse entretienir avec l’avenir est de l’ordre de la projection (ce qui échappe au projet étant à renvoyer au domaine de hasard ou de la chance); qu’on parte du potentiel de la situation, en revanche, le rapport à l’avenir est d’anticipation : épousant la courbe régulatrice de son évolution et détectant dans la situation actuelle l’amorce de la transformation à venir, on se trouve logiquement en avance sur le déroulement. Plutôt donc que de chercher à lire des signes dans l’univers, d’en interpréter le sens et d’en déployer le symbole, plutôt que de se conduire en herméneute, en somme (notre herméneutique ayant partie liée aux origines avec la divination), le stratège est attentif aux moindres indices – prodromes d’une modification. Ce qui renvoie à une différence de fond, entre la Chine et la Grèce, dans le statut de l’invisible : l’invisible de la forme-modèle (eidos) est un invisible de l’ordre de l’intelligible – celui de l’ « oeil » de l’esprit, de la théorie; tandis que l’invisible auquel s’intéressent les Chinois est le non encore visible du fond indifférencié, en amont des processus : entre l’invisible et le visible, les stades du « subtil » et de l’ « infime » permettent d’assurer la transition, et c’est sur eux que le sage/stratège s’appuie pour s’orienter. Aussi, tout en sachant qu’il ne dispose pas de règles ou de normes pour codifier le futur, puisque le cours de la réalité est en constante innovation, est-il libre d’angoisse à son égard (cela dit à l’encontre de notre dernière mode idéologique – celle de l’ « incertitude », des « turbulences » et du « chaos » …).
Ce qui se manifeste comme vertu ou comme capacité ne se manifeste ainsi que pour réparer un manque, cette déficience appelant à être compensée par le mérite et la prouesse comme sursaut d’effort et surcroît d’effet : que tout ce qui se démarque et s’individue comme qualité n’est qu’une saillie momentanée qui, comme telle, n’est jamais complètement adaptée (sinon elle se confondrait avec le cours du monde et ne se verrait pas) ; en retour, cette qualité qui met en valeur le sujet fait obstruction à la régulation des processus qui seule assure le plein régime de l’efficacité (en tant qu’efficience) : les manifestations de vertu ou de capacité ne sont que des accès-excès, des poussées ou des éruptions, qui font d’autant plus sensation qu’elles s’intègrent moins à la réalité. Aussi le sage/stratège est-il un homme sans qualités.
Si la nature constante de l’eau est de tendre vers le bas, elle n’a pas de forme constante, puisque c’est en fonction du terrain qu’elle la détermine ; de même, si la logique constante, à la guerre, est d’attaquer les points faibles, le potentiel y est constamment changeant, puisqu’il dépend de l’ennemi auquel on répond et que ces points faibles ne cessent de varier en fonction de la situation. C’est pourquoi on ne peut modéliser la guerre, c’est-à-dire en construire une forme (eidos) qui sot valable en dépit de la différence des cas : « L’attaque et la défense sont infiniment subtiles, on ne peut leur donner forme au niveau de l’énoncé ». Car à vouloir ranger la forme dans l’énoncé, la dresser en paradigme, on en perdrait tout le potentiel.
Aussi les circonstances sont-elles immanquablement source de « friction », constatait Clausewitz, elles qui surviennent inopinément vis-à-vis du plan dressé d’avance et sont à quoi celui-ci doit progressivement de tomber à faux et d’achopper. Or penser la situation comme potentiel prend exactement le contrepied de ce négatif et le retourne : au lieu que la circonstance adventice se dresse comme un obstacle faisant déraper la modélisation, l’évolution même de la situation et son dynamisme en renouvellement (ce que dit de plus fort le terme de shi) sont ce sur quoi, n’ayant l’esprit engoncé par aucune projection, je peux ne cesser de prendre appui pour incliner ce situationnel à mon avantage et progressivement en tirer parti.
Au lieu donc de dresser un plan, je trace un diagramme des facteurs et vecteurs en jeu, la leçon étant que, avant d’engager le combat, je dois avoir fait basculer massivement le potentiel de situation de mon côté : ce qui fait que, quand enfin j’engage le combat, j’ai déjà gagné ; l’ennemi est déjà défait.
Le sage/stratège envisage et « planifie » la difficulté « au stade de la facilité » est-il dit, de même qu’il « accomplit de grandes choses au stade où elles sont encore infimes » : ainsi « les choses difficiles à faire dans le monde doivent être entreprises au stade de la facilité, de même que les grandes choses dans le monde doivent être entreprises au stade de leur intimité ». Car c’est de l’infime que le sage attend l’effet. Au lieu donc d’affronter directement la difficulté, il aborde la situation en se situant au départ de l’évolution qui la conduira à se développer dans le sens souhaité; de même, au lieu d’entreprendre d’emblée de grands exploits, il débute par une intervention minimale, qu’on n’aperçoit pas, mais qui, par ce qu’elle génère d’elle-même, à titre de condition, permet ensuite d’atteindre aux plus grands résultats.
Il ne « fait » rien, en somme, n’engage rien, sans que la situation qu’il aborde n’y soit préparée : ce qui est stable, en repos, est-il constaté, « facile à tenir », ce qui est fragile « est facile à briser ». Autant dire que, pour commencer de prendre en main et de tenir, il faudra d’abord qu’on soit parvenu à cette stabilité; ou que, pour songer à briser, il faudra d’abord que soit advenue cette fragilité.
Tout l’art est dans cette capacité à prédisposer (l’autre ou le monde : par exemple, prédisposer l’autre à « écouter », ou à être défait, etc.). Aussi n’intervenant manifestement que pour répondre à l’inclination des choses, le sage/stratège ne « fait »-il rien de « difficile »; et, puisqu’il se contente d’amorcer discrètement des processus qui se développeront d’eux-mêmes, il ne fait rien non plus de « grand ». Mais c’est par là même qu’il est en mesure d’accomplir ce qui finalement « sera grand ».
« dans le monde, il n’y a rien de plus souple et de plus faible que l’eau, mais pour attaquer ce qui est dut et fort, rien ne peut la surpasser » – ni non plus la « remplacer » ; ou encore c’est « ce qu’il y a de plus souple qui chevauche ce qu’il y a de plus dur ». Parce qu’elle est sans raideur, en effet, il n’est rien en quoi l’eau ne « s’insinue » pas – tandis qu’elle-même ne se « rompt » pas. Alors que qui veut « garder en soi la force n’est pas fort », « c’est en gardant en soi la souplesse qu’on est fort » ; ou encore c’est en n’offrant pas de résistance qu’on est le plus résistant.
En quoi l’eau d’oppose à la pierre : parce qu’elle est solide, la pierre s’use et se brise, fût-elle aussi brillante que le jade; par son immobilité et sa dureté, elle incarne ce qui est allé « jusqu’au bout de son actualisation », s’est figé dans sa configuration. La souplesse de l’eau, au contraire, rappelle celle du corps du nourrisson : quand l’homme naît, quand les plantes poussent, la tendreté et la flexibilité des membres, aussi bien que l’ondoyante gracilité des ramures, respirent allégrement la vie; tandis que, à la mort de l’homme ou de l’arbre, toujours le corps est dur et desséché. Et cela s’applique aussi en stratégie : quand les torupes sont « dures », « rigides », elles ne sauraient triompher.