Hélène Le Teno est présidente de la Heart Leadership University, une association d’intérêt général qui œuvre pour développer un leadership guidé par l’intelligence du cœur, alliance de l’intuition, de l’empathie et du courage.
Dans l’entretien à suivre, Hélène détaille les grands défis du 21ème siècle que sont les effondrements écologiques, l’explosion des inégalités et les usages abusifs de l’IA.
Elle pointe les limites des modèles traditionnels de leadership et présente plusieurs projets de recherche indépendante, transdisciplinaire et innovante que la Heart Leadership University entreprend depuis plusieurs années.
Et puisque l’on a cessé de vouloir “définir le réel” – ce que rend manifeste le recours systématique à la notion de crise pour faire référence à ce que l’on a cessé de comprendre – Hélène insiste sur la nécessité de s’employer à forger de nouveaux concepts et de chercher à comprendre à nouveau le monde grâce à des grilles de lecture inédites. Un seul mot d’ordre : réapprendre l’art d’anticiper et d’éclairer le présent à la lumière des futurs possibles et désirables.
Entretien enregistré le 10 septembre 2024
Remerciements : agence Logarythm
Entretien enregistré le 5 mars 2025
Remerciements : agence Logarythm
Transcript de l’entretien
(Réalisé automatiquement par Ausha, adapté et amélioré avec amour par un humain)
Thomas Gauthier Bonjour Hélène.
Hélène Le Teno Bonjour.
Thomas Gauthier Alors ça y est, tu es face à l’oracle, tu peux lui poser une seule question, qu’est-ce que tu lui demandes ?
Hélène Le Teno Eh bien je vais demander à l’oracle si bientôt on va avoir la chance d’avoir une nouvelle génération de leaders qui décident et dirigent avec le cœur.
Thomas Gauthier Alors avec cette première question, il y a déjà forcément au moins deux notions que j’aimerais bien que tu nous décrives et présentes un tout petit peu plus. C’est quoi déjà un leader ? C’est un terme un tout petit peu galvaudé, donc j’aime bien en revenir en bon petit larousse que je suis à une définition. Et ensuite, le cœur dans le contexte du leadership, qu’est-ce que tu entends par cœur ?
Hélène Le Teno Ça fait deux belles questions. Alors je vais commencer par la première. Le leadership et le mot leader vient de l’allemand, ou en tout cas de racine allemande, Leiten. qui veulent dire conduire, emmener vers, typiquement on pourrait dire emmener un troupeau vers. Et donc ça nous amène assez rapidement à faire un premier pas de côté sur le leadership animalier et ce qu’on peut comprendre du rôle d’un leader dans un groupe d’animaux, avec notamment quatre fonctions clés d’un leader.
Le premier, c’est d’orienter son troupeau dans une direction viable et souhaitable. Le deuxième, c’est la gestion des conflits internes au sein d’un groupe. Donc un leader, il va réguler les conflits internes, essayer de mettre une bonne ambiance, de mettre de la motivation. Le troisième, c’est de sécuriser les ressources et les approvisionnements pour l’avenir. Ça peut être des ressources alimentaires, toute forme de ressources pour faire fonctionner ce groupe. Et la quatrième, c’est de pouvoir avoir une forme d’agressivité au combat, c’est-à-dire d’aller gérer les conflits externes. Pas forcément les provoquer, mais si jamais il y en a. En tout cas, de au moins répondre ou éviter que ton groupe se fasse écraser par la tribu d’en face.
Donc, les quatre fonctions du leadership, orienter, manager, sécuriser et aller au combat. En fait, si on regarde les groupes humains, et notamment les entreprises, un dirigeant d’entreprise a assez souvent, tout ou partie, ou en délégation, ses fonctions. Et parfois, justement, il peut être un peu défaillant sur certaines de ses fonctions. Exemple typique, un leader qui va être surconfiant ne va peut-être pas sécuriser suffisamment l’avenir. Un leader qui est dans l’urgence permanente ne va pas prendre le temps de la prospective stratégique. Et donc, il ne va pas prendre le temps d’orienter son entreprise dans une direction viable. Un leader n’est pas forcément un bon manager. Donc, leader, ce n’est pas manager. Et s’il n’est pas bon manager, il a intérêt à s’entourer de bons managers. Et puis enfin, un leader, parfois, va penser être un bon leader s’il est seulement un bon combattant. Un leader très guerrier qui va conquérir des parts de marché ou écraser un concurrent. Sauf que si on est uniquement dans cette agressivité, ça ne va pas non plus. On n’a pas du tout les fonctions relationnelles et notamment les fonctions de qualité des relations internes et partie prenante suffisantes pour une organisation durable. Voilà, donc ça, c’est ma réponse sur qu’est-ce que c’est qu’un leader, un leader d’entreprise notamment.
Thomas Gauthier Et parmi les éléments de définition du leader et du leadership ? qu’est-ce qui, d’après toi, finalement, ne change pas énormément d’année en année, de décennie en décennie, de siècle en siècle ? Et à contrario, certains évoquent l’entrée dans l’ère de l’anthropocène, même si d’un point de vue géologique, la notion a été mise de côté pour l’instant. Qu’est-ce qui est fondamentalement différent dans l’art du leadership aujourd’hui ? Ou qu’est-ce qui devrait être fondamentalement différent, si tant est que quelque chose doit être effectivement réinventé ?
Hélène Le Teno Alors, clairement, tu mets le doigt sur une évidence, mais qui mérite d’être commentée, qui est être un bon leader, au sens un leader souhaitable ou un bon ancêtre au XXIe siècle, potentiellement est très différent d’être un bon leader au XIXe et au XXe siècle. Pour plusieurs raisons. Une pression démographique croissante sur une planète finie, donc c’est ce que tu dis, c’est les enjeux de l’anthropocène. Deuxièmement, une surpuissance technologique colossale, telle qu’on ne l’a jamais eue. que ce soit les technologies issues des énergies fossiles, technologies de mobilité, technologies de communication, technologies IA. Donc un leader aujourd’hui, il a potentiellement des jouets dans les mains extrêmement puissants. Ou bien il est lui-même soumis à des pressions technologiques extrêmement fortes. Donc le rapport à la technologie est un enjeu encore plus fort que ça l’a toujours été. On a toujours eu de la technique puis de la technologie, mais au XXIe siècle, c’est vraiment un des défis clés qui ferait qu’un leader souhaitable devrait avoir un plein discernement sur les choix technologiques qu’il est en train de faire, pour lui, son entreprise et la société. Nous, ce qu’on observe justement, c’est que, puisque des leaders en poste aujourd’hui ont été formés peut-être il y a 30 ans ou 40 ans, ils n’ont pas forcément ni tout le bagage de savoir-faire ni de discernement pour prendre les bonnes décisions par rapport à ces super puissances ou super outils technologiques. Et ça, c’est un des champs de recherche majeurs chez nous, chez HLU, c’est… Aider des dirigeants actuels à gagner en discernement sur le juste usage de l’IA. Typiquement, qui est un sujet brûlant aujourd’hui, si l’IA se développe massivement dans tous les secteurs. Un dirigeant d’entreprise dans n’importe quel secteur d’activité, quels sont les justes choix qu’il peut essayer de faire ?
Thomas Gauthier J’ai entendu parfois dire que l’avenir est rarement gagnant dans son rapport de force avec le présent. J’imagine que c’est encore plus vrai dans le quotidien d’un dirigeant, d’une dirigeante, d’un leader. Comment en pratique ? D’après toi, d’après l’expérience que tu as au contact de leaders, est-il encore possible aujourd’hui de dégager du temps, de dégager de la bande passante, d’être attentif quelque part à son écologie personnelle pour être en capacité d’avoir cette réflexion sur des technologies qui sont quasi divines aujourd’hui et sur ce qu’elles signifient dans la transformation nécessaire de l’art du leadership ? Comment on regagne cette marge de manœuvre sans pour autant être mis en retrait peut-être ? des concurrents, puisque un leader qui réfléchit trop va être éventuellement taxé d’immobilisme.
Hélène Le Teno Alors, tu mets le doigt sur plein de phénomènes psychologiques du leader, dans son rapport au temps, son rapport aux autres, sa position sociale, ce qu’on considère être la réussite. En fait, il faudrait éplucher tous ces sujets pour pouvoir aller au bout de la réflexion. Nous, ce qu’on a observé sur les trois dernières années, avec différentes promotions de dirigeants dans le parcours du cœur aux actes, puis dans les ateliers qu’on a faits sur l’IA. avec des jeunes dirigeants du CJD, du Centre des Jeunes Dirigeants, c’est qu’on trouve toujours, heureusement, plein de dirigeants qui sont capables de prendre au moins deux heures pour y réfléchir. Alors bien sûr, on pourrait prendre deux jours, deux semaines, deux mois, mais le « au moins deux heures » , ça se trouve. Et en deux heures, on peut déjà faire beaucoup de choses. On peut éclairer certains enjeux, là encore, qui ne sont pas souvent suffisamment révélés, les rapports de force, les grandes tendances, les technologies émergentes. On peut faire un petit exercice de prospective qui est, on se plonge dans un futur à 2035 avec des futurs très contrastés d’usage des IA, et on plonge sa propre entreprise dedans et on se dit, oula, qu’est-ce que je vais faire ? Donc, dézoomer à la fois là, aujourd’hui, sur ce qui se passe et se projeter dans le temps est quelque chose d’accessible avec très peu d’heures, en réalité. Donc nous, ce qu’on espère, c’est que ces formats courts, on puisse les proposer au plus grand nombre possible de dirigeants. dirigeants en poste ou futurs dirigeants, d’ailleurs, dans les grandes écoles, parce qu’on a peu de temps et puisque Sénèque disait déjà à l’époque de la brièveté de la vie que la seule ressource rare, c’est le temps. Et tu le disais, beaucoup de dirigeants sont à la fois pris par l’urgence business et puis par une forme de propre urgence personnelle à faire. C’est des hyperactifs, des faiseurs, ça n’arrête jamais. Effectivement, il y a des peurs profondes, peur de rater, peur de régresser dans l’échelle sociale. Peur d’être critiquée par les autres, peur du regard des autres sur ses propres choix. Et puis le fameux faux mot, fear of missing out, qui est typique des phénomènes technologiques. Alors que parfois, on peut faire des pas de côté ou des choix un peu singuliers sur une partie du sujet, sans être exclu de son marché, et d’en faire un avantage compétitif. Parfois, préserver la qualité des relations humaines est un avantage compétitif par rapport à tout numériser. Parfois, préserver l’intuition de ses collaborateurs experts, plutôt que de tout mettre dans un algorithme, est une très bonne idée. Alors, je vais te raconter une anecdote sur celle-là, parce que c’était un exemple très marrant sur lequel on a travaillé l’année dernière. Dans une grande entreprise, en l’occurrence Saint-Gobain, sur une partie de la supply chain, il y a eu le développement d’un très gros modèle d’IA, prédictif, pour optimiser la supply chain et faire des choix, si possible, plus efficaces, et donc réduire les coûts. Et on avait échangé avec un des dirigeants et responsables de ce projet, qui nous a dit… On y a vu un retour sur investissement positif pendant un moment, et paf, le Covid est arrivé, et l’ensemble des chaînes logistiques mondiales a été perturbé, et notre modèle n’avait pas été calibré pour ça. Et donc notre modèle est devenu inefficient. Donc premier problème, le modèle ne fonctionnait plus dans un contexte avec un événement de rupture. Deuxième problème, les équipes avaient perdu l’habitude de se poser les bonnes questions, et de prendre des décisions avec un peu d’intuition sur quels étaient les bons choix tactiques à faire. Troisième problème, il y avait même des collaborateurs qui disaient « Puisque l’algorithme a dit ça, je fais ça et je passe une commande, par exemple, qui n’a aucun sens. » Donc, non seulement ne plus avoir la capacité à y réfléchir soi-même, mais pire, faire confiance à l’algorithme aveuglément. Et c’est typiquement ce genre de situation qu’on voudrait éviter, c’est de bien aider les dirigeants à réfléchir à, pour chaque technologie, je la mets où, avec quelles bordures, comment je m’assure que je n’ampute pas des compétences nécessaires. dans un monde de polycrise ? Comment je préserve les forces vives de l’humain ?
Thomas Gauthier Je reviens à la deuxième partie de ma première question. Donc là, tu viens de nous aider à mieux comprendre ce qui se cache derrière la notion de leader et de leadership. Mais je n’ai pas oublié que je t’avais aussi demandé pourquoi le mot cœur ?
Hélène Le Teno Alors, le mot cœur en français, il fait tout de suite penser au bisounours, soyons clairs. Donc, des dirigeants avec le cœur, ça va être le dirigeant mignon, bienveillant, charitable. Enfin, on pourrait trouver plein de synonymes. On avait fait un boulot fantastique il y a deux ans avec Usbek & Rica. Sur le leadership animé par le cœur, ce n’est pas quoi ? Ce n’est pas la bienveillance, ce n’est pas le pays des bisounours, c’est le cœur à son sens plutôt médiéval, le courage. Certains connaissent peut-être la devise de Jacques Coeur à l’époque à Bourges qui est « à cœur vaillant, rien d’impossible » . Avant toute chose, on peut attendre du dirigeant du courage. En gros, s’il y a quand même quelqu’un qui doit faire acte de courage, c’est peut-être le dirigeant en premier. Donc, avoir le courage d’arrêter de faire certaines choses. Avoir le courage de faire des choix différents de ses concurrents, avoir le courage de regarder certains risques en face, avoir le courage de parler vrai. Toute forme de courage d’un dirigeant, c’est une vertu et une qualité qui n’est pas forcément très à la mode. Et tu parlais tout à l’heure, par exemple, des défis de l’anthropocène. Moi, mon observation, j’ai été pendant six ans dans un cabinet de conseil auprès des grandes entreprises du CAC 40, c’est que les dirigeants étaient parfaitement informés des enjeux, des risques. pour l’humanité et des risques pour l’entreprise à court et à moyen terme, et n’activait pas la case courage pour passer aux actes. Alors on pourrait dire, s’il le faisait, il serait viré, ce qui est un élément de réponse assez classique dans des formes de gouvernance capitalisme coté court-termiste, et donc on comprend qu’il ne le fasse pas, et pour autant, on aurait besoin de dirigeants courageux. Donc le cœur, c’est d’abord le courage, et le cœur, c’est aussi une qualité de relation sensible au monde qui nous entoure. Ça, ça va m’amener à un autre pan du dirigeant. La recherche en biologie d’une part et la recherche en psychologie des dirigeants d’autre part montrent que statistiquement, il y a une surreprésentation, par exemple, de profils à trait psychopathique chez les populations de top dirigeants. Donc la psychopathie, ce n’est pas toujours et fort heureusement le meurtrier, c’est plutôt un profil à absence d’empathie dans la relation aux autres. Et donc avec un risque de déviance majeure, puisque si on n’est pas arrêté par l’empathie ni par un cadre moral, on va potentiellement prendre des décisions qui peuvent être extrêmement mortifères. Donc cette surreprésentation de personnes à trait psychopathique, sans pour autant qu’ils soient tous des psychopathiques diagnostiqués dans les top fonctions de direction, conduit à un constat que j’avais formulé à l’époque, il y a une dizaine d’années, qu’on peut résumer en disant qu’on est dans un système où on voit le triomphe. de la caste des sans-coeurs sur la horde des sans-dents. J’avais écrit un papier là-dessus, je ne m’étais pas fait beaucoup d’amis. Et pour autant, je pense que ça ramasse assez bien ce que j’ai vécu, c’est une absence totale de sensibilité aux autres. C’est-à-dire qu’on peut dire à certains dirigeants les conséquences du changement climatique, ces 500 millions de morts dans le monde avec des vagues de chaleur. On peut leur dire plein de choses sur les dégâts qui vont être faits sur l’humain et les souffrances que ça va générer. Ça n’active absolument aucune réponse émotionnelle. Et donc, ça veut dire que les décisions business qu’ils vont prendre ne seront pas pondérées, modérées, modulées par une quelconque sensibilité à autrui. C’est perturbant au début pour des gens qui ont un peu plus de sensibilité, mais c’est là encore un fait statistique qui ne concerne pas 100% des dirigeants, mais malheureusement, une tranche assez importante des dirigeants. Et donc, dans ce qu’on définit nous par l’intelligence du cœur du dirigeant, il y a l’empathie. Là encore, les statistiques montrent assez bien qu’il y a un certain défaut d’empathie chez les dirigeants. tant dans l’empathie cognitive, la capacité à identifier les émotions de l’autre et s’y ajuster, que l’empathie affective que j’ai un peu plus décrite. Pour autant, je pense qu’au XXIe siècle, on ne peut plus être un bon dirigeant sans soi-même mobiliser son empathie et ou s’entourer de profils assez empathiques. Pourquoi ? Parce que si on minimise les émotions et la souffrance de toutes nos parties prenantes, nos clients, nos collaborateurs, les partenaires, les fournisseurs, les générations futures, on ne crée pas un modèle d’affaires durable. Et là, il y a encore plein de papiers qui montrent que l’empathie a de toute façon une valeur pour le business. Si on n’a vraiment pas assez d’empathie, on détruit de la valeur pour le business. Donc d’un point de vue purement financier, le niveau d’empathie devrait être un critère de recrutement premier dans beaucoup de postes de direction d’entreprise et ce n’est pas du tout le cas. Alors on va parler un peu de soft skills, d’intelligence émotionnelle, on va enrober le truc, mais en réalité… Aujourd’hui, on met en situation de direction des gens qui ont des niveaux d’empathie très bas. Et la troisième polarité de l’intelligence du cœur, du dirigeant, c’est l’intuition. Par rapport à ce que j’évoquais tout à l’heure, le rôle premier d’un dirigeant, normalement, c’est de diriger son organisation dans une direction viable. Et le cœur et la sensibilité au monde permettent de percevoir des signaux faibles de changement. Et donc, cette intuition, elle est largement nourrie d’une dimension… biologique et parfois sensible et émotionnel de sa relation au monde. On est en train de finaliser un travail avec une chercheuse qui s’appelle Chloé Hercé, encadrée par Fabienne Casalis qui est au CNRS, sur la biologie du leadership et la biologie de l’intuition, pour pouvoir regarder ce que dit la science, ce qui est parfaitement démontré et ce qui est à l’étude aujourd’hui, précisément sur les mécanismes biologiques de notre intuition. Et sans tout révéler, enfin sans rentrer dans trop de détails, l’intuition évidemment n’est pas que cérébrale, elle est corporelle puisqu’on est un être vivant. Et elle se nourrit de plein de signaux somatiques et plein de signaux physiques et biologiques. Par exemple, le champ électromagnétique dégagé par le cœur de la personne en face de soi. Et donc on perçoit tous, sans le savoir, le niveau de stress de la personne qui est en face de soi. Elle se nourrit aussi de signaux olfactifs, de signaux visuels, de plein d’autres paramètres qui nourrissent cette intuition relationnelle d’une part, et dans certains cas, une intuition prospective. Donc voilà, j’ai essayé de faire un petit peu le tour de ta question sur diriger avec le cœur, c’est pas être gentil, c’est mobiliser de l’intuition, de l’empathie et du courage.
Thomas Gauthier Ce qui est assez, je pense, enthousiasmant dans ce que tu dis, c’est que l’art du leadership peut s’apprendre. Aujourd’hui, il y a des écoles, il y a des formations qui sont censées préparer les futurs leaders à l’exercice de leurs fonctions. C’est le cas notamment des écoles de management. Quelle est aujourd’hui la responsabilité, d’une part, et la capacité de ces écoles à former des leaders qui seraient, quelque part, alignés avec les caractéristiques que tu as citées un petit peu plus tôt ?
Hélène Le Teno Alors, tu mets le doigt sur la question de la fabrique des leaders et des différents moules qui fabriquent les leaders. Et est-ce que c’est les moules des écoles de commerce qui fabriquent les leaders ou est-ce qu’il y a d’autres déterminants dans la fabrique des leaders ? On a fait une étude il y a deux ans avec un cabinet qui s’appelle Eranos, un cabinet de sociologie des imaginaires, sur les nouveaux imaginaires et nouvelles pratiques du leadership. Est-ce qu’on voit émerger des nouvelles demandes, des nouvelles réalités chez les jeunes 18 à 35 ans ? Et d’autre part, est-ce que la fabrique des leaders est capable d’évoluer et si oui, comment ? Alors je vais surtout commenter la deuxième partie en fait, qui est la plupart des business schools. sont des organisations qui ont un modèle économique, qui recherchent au moins un équilibre, une marge, une profitabilité, une croissance. Elles sont en réalité opérées plutôt comme des entreprises aujourd’hui, elles sont soumises au jeu des classements internationaux, elles ont choisi des chemins d’internationalisation de leur public pour là encore générer des volumes d’étudiants. Et elles sont très rarement dotées d’une finalité autre qui serait former une génération de leaders. pour une économie juste, contributive et durable. Donc, ça veut dire qu’il y a beaucoup d’enseignants, de professeurs, de membres de l’encadrement qui essayent d’eux, mais dans un moule qui est un moule qui n’est pas fait pour ça. Et c’est le petit proverbe ou le dicton qui est « on ne fait pas un gâteau différent dans le même moule » . Et donc, quand on a créé l’association HLU, qui est vraiment un ovni, on va dire dans le paysage de l’éducation des dirigeants, on s’est dit qu’il fallait qu’on réfléchisse déjà au statut et à la mission de cette organisation. On a choisi un statut d’association d’intérêt général et dans les formations de jeunes dirigeants ou execs, il y a très peu d’assaut d’intérêt général déjà. Et on a défini une mission qui est révolutionner les imaginaires et les pratiques du leadership. Donc la mission n’est pas de former des capitaines et des généraux du capitalisme du XXe siècle, mais la mission elle est autre. Et donc, ça veut dire qu’on essaye de pédaler en cohérence avec cette mission, tout en étant en articulation, bien entendu, avec plein de grandes écoles avec qui on dialogue. Et donc, ce que j’observe sur les tentatives de faire évoluer les imaginaires et les pratiques, c’est qu’on peut bien entendu outiller des jeunes étudiants qui sont assez plastiques quand même dans leur cerveau sur plein de choses. On peut leur apporter des éléments de réflexion, on peut, comme ce qu’on a fait à l’école des mines, proposer d’introduire un diagnostic de leur système de valeur dans la troisième année avant la sortie, juste avant le diplôme, pour qu’ils puissent, dès la sortie de l’école, essayer de choisir des fonctions qui seront en cohérence avec leur système de valeur, de mieux connaître et de mieux comprendre les systèmes de valeur des autres. On peut faire des cours sur le courage, on peut faire des cours sur l’éthique du dirigeant, on peut donc compléter les cursus par des concepts, des boîtes à outils, des savoir-faire. Et c’est déjà énorme de faire ça. Est-ce que pour autant, ça change la finalité des MBA ? ou des execs MBA existants ? La réponse est non. Alors, cela dit, ce n’est pas un nom radical, c’est un non pas suffisamment. Et donc, j’ai envie de parler des expérimentations qu’on fait avec Rennes Business School. Donc moi, j’enseigne dans deux cours de l’executive MBA de Rennes Business School. Et là, avec la directrice des programmes, on a vraiment fait des transformations en profondeur. Et il y a un cours qui n’est pas un cours de RSE, par exemple, mais qui est un cours Leadership for Sustainability. Donc on ne parle quasiment pas des enjeux ou des référentiels de RSE, mais on parle de la position du leader pour faire advenir une économie durable. On parle du rôle et de la responsabilité du leader, on parle du courage, on parle de l’intuition, on parle de tout ce que je viens d’évoquer. Donc ça suppose que les directions de l’enseignement et les candidats, bien sûr, à ces parcours, soient preneurs et réceptifs à ces contenus, et que d’autre part, et c’est là que se cache le diable dans les détails, Ces cursus les amènent à trouver réellement un job viable dans le monde réel. C’est-à-dire qu’on ne forme pas une génération de bisounours pour qu’ils se retrouvent ensuite dans une économie compétitive, brutale, avec les règles du jeu qu’on connaît. Donc on soit sur une ligne de crête, on les outille à avoir des nouveaux savoirs et savoir- faire, mais pour autant que ce soit réaliste et qu’ils arrivent à les mettre en mouvement dans le monde réel. Et puis, pour finir sur la fabrique des leaders, ce qu’on a retenu de l’étude Eranos, c’est que … L’école de management ou l’école de commerce a une influence de rang 2 ou de rang 3 même sur les imaginaires du leadership chez les jeunes. Et on pourrait se dire c’est quand même dommage ou bizarre. En fait, quand on a fait cette étude sur un panel de 1000 jeunes et sur notamment des futurs dirigeants, on s’est rendu compte que le premier rôle modèle… de leadership qu’ils ont envie de suivre, c’est leur papa. Et que donc, si on est fils de cadre sup, de grande boîte du CAC 40, le rôle modèle du leadership souhaitable, c’est le papa qu’on a eu. Si on est fils de boulanger, on se dira peut-être que l’artisan qui se débrouille, qui est au fournil, etc., c’est mon rôle modèle, etc. Donc, on va hériter du rôle modèle et d’un système de valeur extrêmement fort et puissant. Et les autres influences… Ce qu’on a eu à l’école de commerce ou école d’ingénieur, ce qu’on voit dans les médias, les influences réseaux sociaux sont des influences secondaires. Et donc, ça veut dire que l’évolution des imaginaires et des pratiques du leadership, elle est lente. Elle ne se fait pas à l’échelle d’une génération. Elle peut se faire, mais potentiellement à l’échelle de plusieurs générations. Et c’est donc peut-être trop lent par rapport aux défis qu’on a devant nous.
Thomas Gauthier Alors, avant de passer à la deuxième partie de l’entretien, je ne vais pas exactement tenter une reformulation de tout ce que tu as dit, mais je vais essayer un tout petit peu quand même. Ce que je retiens de tes propos, c’est que les fabriques des leaders d’aujourd’hui, assez largement, préparent les futurs diplômés ou lauréats des formations à rejoindre le monde des organisations, là où on a peut-être de plus en plus besoin de former celles et ceux qui vont permettre de réorganiser le monde. Donc on passe alors du monde des organisations à l’organisation du monde. Ça présuppose vraisemblablement d’interroger en profondeur quelle est la fabrique. pas juste du leadership, mais la fabrique du monde. Les trois questions que se pose Paul Gauguin pour donner un titre à son tableau, d’où venons-nous, que sommes-nous, où allons-nous, ces questions ne sont peut-être pas abordées en profondeur dans ces cursus, d’où sortent les futurs leaders. Un sujet aussi qu’on n’a pas trop abordé, mais qui me préoccupe, c’est comment finalement outiller ces leaders à la fois à jouer suffisamment et tactiquement avec des règles du jeu en vigueur et à avoir dans le même temps une capacité… pardon pour l’expression qui n’est pas la plus heureuse, à saboter ce monde qui peut-être a juste de la peine à disparaître pour laisser la place à un nouveau monde. À quel point est-ce que dans ta pratique, dans ta recherche, tu as connaissance de pratiques de sabotage constructif d’un monde qui a de la peine à disparaître, qui a de la peine à laisser un nouveau monde surgir selon la fameuse phrase de Gramsci ?
Hélène Le Teno Alors, ça pose la question…
Thomas Gauthier Leadership et sabotage.
Hélène Le Teno Oui, leadership et sabotage, j’aime bien. Beaucoup d’auditeurs connaissent sûrement aussi la notion de démantèlement, de bifurcation, il y a plein de mots pour évoquer ces phénomènes de bascule proactifs. C’est-à-dire, comment on démonte des structures héritées, ou comment on les sabote, c’est deux questions différentes. Mais c’est pour ça que je voulais les mettre en regard l’une de l’autre. Il y a eu pas mal de travaux sur le démantèlement propre. de structures héritées dont on n’a plus besoin. Parce que bizarrement, dans l’économie moderne, on construit et on empile des couches, on fait un gros millefeuille, mais on n’enlève jamais les couches de départ, en général. Donc, comment on pourrait arrêter certaines activités dont on n’a plus besoin ou qui ne sont plus pertinentes ? Donc, il y a des tactiques d’arrêter certaines branches, BU, produits, et pas seulement pour des raisons économiques, mais pour des raisons, justement, sociales ou sociétales. Et il est rare qu’un dirigeant dise « Je vais amputer un quart de mon business » . Voilà. volontairement. Après, venu de l’extérieur, la question que tu poses, c’est comment Intel pourrait éventuellement saboter même des entreprises obsolètes, concurrentes, dominantes, quand il y a des gros duopoles, monopoles, oligopoles, architoxiques. C’est quelque chose que j’ai eu le plaisir d’essayer de faire à une époque, quand j’étais au groupe SOS, et on travaillait sur la transition agricole et alimentaire, qui est un domaine rempli de lobbies et de positions installées, dominantes, fortes, au niveau national et européen. Il y a quand même malgré tout une question de taille et de rapport de force. C’est-à-dire que on avait beaucoup l’impression d’être David contre Goliath. Alors dans le mythe, David contre Goliath, c’est David qui gagne. Dans la réalité, David il se fait écraser. Donc je suis toujours prudente à amener les étudiants à essayer de faire David contre Goliath parce que dans la vraie vie, Goliath il a de l’argent, des moyens, des procédés qui sont souvent assez immondes. pour neutraliser les éventuels opposants qui viendraient le chatouiller aux chevilles. Donc, vigilance sur le sabotage. Pour ceux que ça intéresse, il y a une référence bien connue qui est un bouquin de Povovitch. Voilà, comment mettre à bas un dictateur quand on est tout petit, tout seul et à main nue. Mais moi, je suis plutôt dans une philosophie d’action d’un Anglais qui s’appelle Toynbee, qui est un historien qui a dit que les sociétés meurent par suicide et non par assassinat. Donc, je suis plutôt dans… Prenons le temps d’observer le château qui s’écroule tout en construisant autre chose à côté. Parce qu’attaquer le château à main nue, justement, c’est David. Puis c’est assez chinois, moi j’ai travaillé en Chine, je pense que les bonnes tactiques ne sont pas l’affrontement frontal. Donc les bonnes tactiques, c’est d’essayer de faire émerger, de coaliser, de tester, d’expérimenter énormément de choses nouvelles, pertinentes pour le monde qui vient. Que l’humain, qu’on appelle homo sapiens, n’est pas du tout sapiens, c’est-à-dire qu’il y a une forme de suicide collectif de l’espèce qu’on documente en ce moment. En fait, on a un projet de biologie évolutionniste qui est, est-ce que si on regarde dans une perspective de biologie évolutionniste, on a l’impression d’avoir les bons leaders aujourd’hui ? Et deuxième question, est-ce que l’espèce, au sens biologique du terme, est en train d’évoluer pour fabriquer des leaders qui construiraient un monde viable ? Alors sur la première, est-ce qu’on a les bons leaders pour la survie de l’espèce ? On peut en douter en ce moment. Sur la deuxième qui est, est-ce que l’espèce évolue suffisamment vite pour les défis du XXIe siècle, pour une évolution en douceur plutôt que calamiteuse ? La réponse n’est pas tellement. Quand on regarde la vitesse de l’évolution… et génétique et culturelle, elle n’est pas si rapide pour les raisons que j’évoquais.
Thomas Gauthier Tu parles de biologie, de l’évolution. Peut-être pour clore ce premier chapitre, vient nécessairement à l’esprit la phrase d’Edward Osborne Wilson, ces fameuses émotions du paléolithique que nous avons toujours, ces fameuses institutions médiévales, alors même que nos technologies sont désormais divines. Écoute, tu es maintenant archiviste. Est-ce que tu peux, s’il te plaît, nous partager un événement qui est clé selon toi et qui est aussi méconnu, voire inconnu ? Alors même qu’il a marqué l’histoire et qu’il joue encore, d’après toi, un rôle dans le monde d’aujourd’hui.
Hélène Le Teno Je vais commencer par un événement dont je me rappelle très bien et qui, clairement, n’est pas dans les livres d’histoire, qui est totalement anecdotique et c’est pour ça que j’ai envie de le partager. C’était le jour de la fin des sacs plastiques dans les supermarchés. Et donc, c’est vraiment du même niveau que les pailles en plastique et Trump qui est « est-ce qu’on a besoin de pailles en plastique ou pas ? » ou « en carton ou en ce qu’on veut » . Donc, c’est vraiment anecdotique. Et pour autant, le jour où c’était arrivé, je m’étais dit « ah, voilà le premier signal faible du point de bascule dans les courbes de Médose » . On est rentré dans l’ère de la rareté et les organisations commencent à être obligées de mettre en place une forme de modération sur les ressources, voire de décroissance volontaire sur certaines ressources. Mais cet exemple-là, il ne touche que la question de la rareté en ressources naturelles, face à une pression démographique, bien entendu, dans un milieu donné, et il ne touche pas la question de l’explosion des usages numériques et leur potentiel de destruction de l’humanité. Donc si tu m’autorises de faire entrer un deuxième archiviste dans une autre partie du monde et dans un autre contexte, je te dirais que la deuxième expérience marquante récente que j’aimerais mettre dans les archives, C’est un cours que je donne dans une université à Shanghai. Je donne un cours éthique du leadership dans un executive MBA à Shanghai, une fois par an. Et j’ai pu y retourner physiquement pour la première fois après le Covid l’année dernière, sachant que les fois précédentes, je l’avais fait en visio. L’immersion dans les réalités numériques de la Chine de 2025, elle est édifiante sur le monde qui vient. Parce qu’on peut supposer que la Chine ayant mis des milliards d’euros ou de yuan sur la table, bien plus que l’Europe notamment, il y a un développement de ces technologies divines ou en tout cas surpuissantes qu’on connaîtra en Europe dans deux ans, dans cinq ans, dans dix ans. En tout cas, on vit dans des mondes un peu disjoints pour l’instant, assez bizarrement. Et que donc le fait marquant, c’est que pour rentrer sur ce campus, il y a un portillon à reconnaissance faciale. Donc en tant qu’enseignant étranger, tu arrives et tu ne peux rentrer que si tu scans ta tête. On pourrait se dire que c’est un résidu du Covid, puisqu’il y avait un enjeu vraiment de sécurisation des mouvements des personnes, et ça va peut-être redisparaître si on n’en a pas un usage, ou on peut se dire que c’est quelque chose qui s’est installé dans le paysage économique, politique, sociologique de notre époque. Et donc, c’est vraiment là encore un fait anecdotique, puisqu’on pourrait donner 15 exemples sur l’IA et ses usages dans le quotidien ou dans l’économie. Et pour autant, ça nourrit très largement un scénario prospectif qu’on est en train de travailler avec Futurible, avec qui on fait un travail de prospective participative avec des dirigeants d’entreprises sur des paysages économiques européens à 2035. Et un de ces scénarios-là, il est très largement fondé sur l’usage massif des IA. pour le contrôle, à différents étages, contrôle des individus, contrôle des collaborateurs en entreprise, etc. Donc on a une multitude de technologies qui peuvent servir à ça. Aujourd’hui, ces technologies sont disponibles. Donc c’est pour ça que mon archiviste dirait, ces technologies sont disponibles. Et puis il dirait à son ami Jacques Ellul, qui a écrit notamment La Société Technicienne, qu’à chaque fois qu’on a une nouvelle techno, on en fait le meilleur et le pire usage. à chaque fois. C’est-à-dire que l’humain étant pas très sage, bien sûr que l’IA, comme d’autres technos, vont être utilisées pour des choses merveilleuses, mais bien sûr aussi qu’on va en faire les usages les plus nocifs pour l’humain. Donc voilà, c’est ça que je voulais dire, c’est que je suis justement d’un point de vue sensible, j’ai été extrêmement marquée par les fins de la peintre des sacs plastiques, alors que c’est vraiment un phénomène de détail, mais pour moi c’était un turning point visible, vraiment visible de ce qui est en train de se passer, et j’ai été extrêmement marquée par cette immersion dans la Chine d’aujourd’hui. Parce que par contraste, ici en Europe, on est encore au pays des bisounours.
Thomas Gauthier J’aimerais, à partir de ton exemple à l’Université de Shanghai, ouvrir une petite parenthèse méthodologique. Tu as employé l’expression scénario-prospectif. Tu as fait aussi référence à quelques reprises à la prospective. Comment, d’après toi, on pratique sérieusement la prospective ? Quels peuvent être les garde-fous pour garantir une forme d’intégrité dans ces démarches prospectives qui sont parfois, par ses détracteurs, qualifiées de sculptures sur nuages, à contrario des démarches… scientifique dite sérieuse parce que basée sur le principe hypothético-déductif, la réfutabilité des conclusions. C’est quoi une prospective sérieuse qui atteint un niveau où elle est réellement et peut-être pas systématiquement mais régulièrement performative, c’est-à-dire vraiment qui vient transformer le présent ? De quoi a-t-on besoin en prospective pour pouvoir un jour espérer se doter tous ? d’un répertoire des futurs qui serait performatif, auquel on pourrait faire référence pour envisager des futurs que le simple examen du passé ne nous permet pas d’entrevoir.
Hélène Le Teno Oui, alors moi j’ai une passion pour la prospective depuis longtemps. La seule chose que je peux te dire, c’est comment moi, Hélène, je vois la prospective et ce que j’en fais avec des publics de dirigeants. Pour moi, de toute façon, la prospective n’est pas prévision. J’enfonce une porte ouverte. Donc, à partir du moment où on sait qu’on n’est pas en train de faire des prévisions et qu’on ne revendique pas qu’on fait des prévisions, on dessine, justement, même si ce n’est pas de la sculpture sur nuage, des futurs possibles, probables, souhaitables, ou au contraire pas souhaitables, si possible contrastés, auxquels on n’aurait pas pensé. Donc, ça permet d’ouvrir des horizons auxquels on n’aurait pas pensé. Et pour un dirigeant, c’est précieux, parce que tu l’as dit tout à l’heure, souvent, il est dans l’urgence ou dans le présent. Mais regarder des futurs auxquels on n’aurait pas pensé peut t’aider à mettre le doigt sur des risques ou des opportunités, mais surtout des risques auxquels on n’aurait pas pensé. Donc, pour designer et développer une entreprise qui va réussir au moins un peu dans différents scénarios du futur, il faut avoir regardé tous les scénarios, y compris les pires. Et ça, c’était un conseil que nous avait partagé Michel Leclerc, le fondateur de Decathlon à l’époque. Il nous avait dit, regardez toujours le scénario du pire et qu’est-ce que vous allez faire avec votre entreprise là-dedans ? Si votre entreprise arrive à se débrouiller dans ce monde abominable qu’on est en train de regarder, ce futur-là, à ce moment-là, peut-être que vous avez déjà pas mal sécurisé le futur de la boîte. Donc, envisager ces futurs peu souhaitables est extrêmement précieux, là encore, pour détecter et adresser certains risques. Parfois en partie, pas en totalité, mais c’est mieux que rien du tout. Et le simple mapping des risques ne suffit pas, parce que le mapping des risques, on n’est pas du tout assez créatif, justement, sur des futurs peu probables. C’est pour ça qu’en termes de méthodo, après avoir fait pendant des années de la prospective quantitative chez Carbon4, après avoir fait de la prospective très méthodique avec Futurible, puisque je fais partie de leur conseil scientifique, même chez Futurible aujourd’hui, et puis pas que chez eux, on s’autorise plein d’approches de design fiction, où on se dit parfois qu’on n’est plus très loin de la science-fiction ou de la politique- fiction, on est d’accord qu’on est peut-être complètement à côté du réel, et pour autant, ça permet d’essayer d’envisager l’inenvisageable. Et j’ai envie de dire, les dix dernières années nous font penser qu’on a intérêt quand même à regarder ce qui paraît peu envisageable. Donc dans un monde justement non prévisionniste, non linéaire, plein de crises et de ruptures provoquées par les humains ou par les écosystèmes dans lesquels on se trouve, on a la nécessité absolue justement de regarder les événements les plus extrêmes possibles. C’est ce que fait aussi par exemple le comité d’orientation prospective de la Croix-Rouge française, qui est un organe statutaire auprès du conseil d’administration. Et ça, je trouve ça génial qu’une grosse organisation comme celle-là se soit dit pour éclairer notre stratégie et nos actions, on a besoin d’un organe statutaire qui fait de la prospective. Donc après, au quotidien, pour ne pas passer pour des rêveurs justement ou des fans de science-fiction, il y a une nécessité de considérer l’horizon de la prospective qu’on fait. Donc… Donc récemment, chez HLU, on n’a pas fait de la prospective à 50 ans ou à 200 ans. On fait de la prospective à 10 ans et c’est déjà très loin. Et en même temps tout proche, ce qui permet aux dirigeants de considérer la trajectoire d’évolution de leur entreprise entre maintenant et dans 10 ans. Donc pour moi, cette question de l’horizon temporel, si on est un peu honnête, ça n’a pas beaucoup de sens de le faire à 50 ou 200 ans. C’est intéressant, mais ce n’est pas très performatif. Et le deuxième point pour que ce soit performatif, c’est d’autoriser… justement les profils peut-être un peu moins rationnels à s’exprimer. J’avais été très frappée quand j’avais bossé sur des travaux de prospective dans la planification urbaine, de justement l’approche de sociologues de terrain qui n’étaient pas du tout sur de la prospective modélisation, quantification, scénarisation, mais dans la prospective des signaux faibles. Et ça, ça m’avait donné une espèce de révélation sur chacun. Un dirigeant, un membre de comité de direction, un client, plongé dans son propre environnement, capte énormément de signaux faibles qui ont énormément de valeur. Et donc c’est un deuxième courant de méthodo ou un deuxième courant de pensée même, j’ai envie de dire, de la prospective. Et celui-là se nourrit de notre dimension corporelle. Donc on avait une discussion ce matin avec Marie-Christine Villagordo qui a fait un projet de recherche avec nous. Elle nous disait… N’oubliez pas qu’avant tout, les humains sont des êtres vivants, avec une dimension corporelle, et cette corporeité, elle peut et même elle doit nourrir la prospective. Et donc la prospective, ce n’est pas un truc d’un télo en chambre. La prospective, ça devrait avant tout être un savoir-faire de tout un chacun, quelle que soit sa position hiérarchique dans la boîte. Ce n’est pas réservé aux dirigeants d’ailleurs, heureusement.
Thomas Gauthier J’en retiens au moins deux. Chose par rapport à ce que tu viens de dire. D’une part, si on pratique sérieusement la prospective, ça revient à régulièrement ouvrir le bureau des hypothèses et ne pas juste aller au contact des hypothèses heureuses, mais aussi des hypothèses plus malheureuses. Et par ailleurs, si la prospective doit nous permettre ensemble de nous doter de souvenirs du futur, on doit justement se souvenir que notre mémoire se fabrique non pas juste au contact, je dirais, de… de belles rencontres intellectuelles, mais aussi parce que notre corps a ressenti certains chocs, ou bien parce que nous avons, avec notre tête, mais aussi avec notre cœur et notre corps, vécu des situations atypiques. Les souvenirs se fabriquent dans la singularité des moments que l’on vit, et ces moments, on ne les vit pas qu’à travers notre prisme intellectuel, on les vit aussi à travers notre cœur et à travers notre corps. On arrive au troisième temps, tu t’es présenté face à l’oracle, tu as convoqué deux archivistes. J’aimerais que maintenant, s’il te plaît, Hélène, tu deviennes acupuncteur. Tu as une seule aiguille en main pour intervenir dans le système monde. Tu n’en as qu’une. C’est un acupuncteur, disons, frugal. Tu as une décision, une action, une intervention que tu peux enclencher dans le monde pour l’orienter dès aujourd’hui vers plus d’habitabilité. Qu’est-ce que tu fais avec ton aiguille ?
Hélène Le Teno Je prends le pari de l’acupuncteur utopiste pour une fois. Voilà, l’acupuncteur utopiste te dirait que l’aiguille la plus puissante qu’il me semble qu’il faudra utiliser, c’est l’aiguille de l’émerveillement. Qui est un humain, un dirigeant, aura envie de prendre soin des autres, des générations futures et des êtres vivants sur la planète, si et seulement si, il arrive encore à s’émerveiller pour la beauté de ce qui l’entoure. Et donc cet émerveillement, il est impréalable. à l’amour du vivant et au prendre soin. Tout le reste, c’est de la technique. Après, c’est comment on fait les choses, comment on redesign les organisations, comment on éduque les gens à fonctionner ou à travailler différemment. Mais sans cet ingrédient d’émerveillement sur la beauté du vivant, on est des sans-coeur. On est des robots, des brutes. Enfin, il y aurait 15 synonymes possibles. Et ce qui me frappe, c’est que la capacité à l’émerveillement est naturelle chez l’enfant. Un enfant, sauf un enfant à trait psychopathique, mais un enfant en général va s’émerveiller facilement d’une sauterelle, d’une fleur, d’une goutte d’eau sur la vide, d’un truc qu’il n’a jamais vu. Et puis quand on devient adulte, on a deux options, parce qu’on n’a plus le droit de dire qu’on s’émerveille, enfin c’est assez mal vu. On a l’option d’être un idéologue forcené ou d’être un utilitariste forcené. Donc on va parler ou de grandes théories politiques ou de déficience et de gagner du pognon et d’aller plus vite, plus haut, plus fort, et j’en passe pas. Et au fond, ce n’est pas ça le sens de la vie quand même, sauf que je pense réellement que les adultes sont dysfonctionnels. Enfin, qu’ils ont complètement remisé cette capacité naturelle d’émerveillement dans leurs chaussettes. Et ce faisant, ils ont l’impression de faire les choses bien, de faire des choses sérieuses, des choses plus sérieuses que juste le fait de s’émerveiller. Mais là encore, l’un n’enlève pas l’autre. On peut s’émerveiller puis agir. Mais si on agit sans s’être émerveillé pour le vivant, en fait, on le détruit.
Thomas Gauthier Il y a une notion qui, sauf erreur, n’a jamais été mentionnée jusqu’ici dans cet entretien. Peut-être n’y a-t-elle pas sa place. Si je te dis spiritualité, tu me réponds quoi ?
Hélène Le Teno Je réponds que ce n’est pas mon vocabulaire. Effectivement, c’est pour ça que je n’ai pas utilisé ce mot-là. D’aucuns diraient, oui, mais l’émerveillant dont tu parles, c’est la révélation devant la beauté de la création du monde. Et certains diraient, ça, c’est purement religieux. D’autres me diraient, en gros, il y a un moment d’éveil spirituel à déclencher chez les gens. Je ne pense pas du tout. En fait… Chez HLU, dans notre parcours du cœur aux actes, on n’a aucun ingrédient destiné à favoriser l’éveil spirituel ou le développement spirituel des personnes. Parce que d’une part, je pense que la spiritualité est une trajectoire très personnelle et qu’on ressemblerait fort à une secte si on rentrait dans le domaine de la spiritualité des individus. Et deuxièmement, parce que, je reviens à ça, la capacité d’émerveillement, sauf chez de rares individus, elle est native. Et donc, quand on demande à un dirigeant au fait… Peux-tu me raconter une anecdote de quand tu t’es émerveillée dans la nature que tu étais enfant ? Ça, il la retrouve facilement, en fait. Et on lui demande après, mais comment se fait-il qu’aujourd’hui, à 40 ou à 50 balais, ça ne t’arrive plus jamais ? Pourquoi tu as la tête dans ton ordinateur tout le temps ? Pourquoi il y a un gouffre entre la beauté du vivant et les décisions que tu prends ? Quand tu achètes auprès de tel fournisseur et tu sais qu’il ravage la forêt quelque part, pourquoi ça ne te touche pas, ça, en fait ? Et donc, arriver à réaligner l’esprit… Le cœur et l’action, c’est un des défis. Mais en fait, le maillon faible là- dedans, ce n’est pas l’esprit et ce n’est pas l’action, c’est le cœur. C’est cette capacité à s’émerveiller pour les êtres vivants. Et quand je dis ça, je sais que je vais rapidement être entendue comme un truc là, vraiment, complètement bisounours. C’est pour ça que je prenais le pari de l’acupuncteur un peu rupturiste. D’aucuns connaissent sûrement Jean-Pierre Goux qui, lui, est allé très loin dans cette idée de la révolution des cœurs par l’émerveillement. Je pense qu’il a raison de porter ses imaginaires. En même temps, la question, c’est comment on les déploie, comment on les fait vivre, comment on les répand dans la société où on est aujourd’hui. C’est totalement disruptif de faire ça, de dire finalement, on va arrêter d’être productiviste 5 minutes. C’est totalement inaudible. Et pourtant, il n’y aura aucun changement de système si on ne change pas la cause racine. Ça, c’est les théories de Donnella Meadows.
Thomas Gauthier On va peut-être terminer sur la référence à Donnella Meadows. beaucoup de choses que tu as dites, je trouve, me rappellent cette formule, je ne sais plus à qui il faut l’attribuer. Tout a été dit, tout a été fait, tout reste à faire, on a tous encore du travail, on a tous aussi des points d’appui à aller solliciter régulièrement. Tu as évoqué Jacques Ellul, tu viens d’évoquer Donnella Meadows, tu parles de Jean-Pierre Gou, qui quelque part aussi nous renvoie à cette idée promue par les astronautes, l’overview effect. On ne peut pas… taxer a priori les astronautes de ne pas être cartésiens, rigoureux, analytiques et pourtant ce sont les premiers et à de rares exceptions ce sont les premières à bien s’émerveiller d’un regard inédit sur cette petite bille bleue perdue dans l’infini cosmos. Merci beaucoup Hélène.
Hélène Le Teno Merci Thomas
Cette notion de leadership avec le coeur me renvoit vers le discours de Jiddu Krishnamurti à l’ONU en 1985 pour son 40ème anniversaire : https://www.youtube.com/watch?v=qcga8ATBNh0
Lors de la séquence de questions / réponses à la fin du discours, on y voit des représentants d’organisations internationales pour la paix qui n’arrivent pas à attraper la représentation du monde de J. Krishnamurti, qui est imprégnée de cette notion, pour l’incarner dans leur réalité.
À notre époque où les roulements de tambour resurgissent de toutes parts, J. Krishnamurti nous interrogeait déjà sur notre disponibilité à la paix (pour reprendre un concept d’Harmut Rosa).