Quand une revue telle que Technologie et Innovation – en libre accès – se concentre sur un sujet tel que celui de la science fiction et que son coordinateur – Thomas Michaud – accepte de rédiger un condensé pour l’Atelier des futurs, c’est juste du bonheur à l’état pur !
Les liens associés aux différents auteurs pointent vers les articles, mais vous pouvez tous les télécharger en un click ici !
Les histoires de science-fiction ont en commun l’insertion de technologies imaginaires, ou d’un élément scientifique spéculatif au sein de l’intrigue.
Cette caractéristique fait de ces récits des sources d’inspiration pour les chercheurs et les innovateurs, en quête de nouvelles idées à développer dans les laboratoires et les entreprises. Le nouveau numéro de la revue Technologie et Innovation s’intéresse aux représentations des technologies dans les fictions audiovisuelles. Le but des cinq articles qui le composent est de définir dans quelle mesure la science-fiction participe à l’innovation, si elle peut en constituer la matrice discursive, ou au contraire un frein.
En effet, un nombre croissant de récits décrivent un futur sombre, comme en témoigne la mode des dystopies depuis une vingtaine d’années. Le chercheur américain Fredric Jameson estime que la science-fiction est porteuse d’une négativité critique. En effet, un grand nombre d’histoires se situent dans un futur dans lequel un dysfonctionnement, ou un évènement négatif provoquent une catastrophe ou un désagrément. Toutefois, dans le même temps, j’ai constaté dans plusieurs livres, comme L’innovation, de la science-fiction à l’innovation (2017) ou De la fiction à l’innovation, ces visionnaires qui ont changé le monde (2023) que certains auteurs avaient un véritable statut de visionnaires, voire de prophètes des sociétés industrielles.
Jules Verne a anticipé de plusieurs décennies le voyage sur la Lune ou l’hélicoptère. William Gibson a évoqué le cyberespace bien avant Internet et a créé un buzzword fédérateur dans les communautés d’informaticiens. Neal Stephenson a parlé de métavers dès 1992, avant que Mark Zuckerberg propose de réaliser cette technologie en 2022. Il est donc troublant de constater que d’un côté, la science-fiction fut à l’avant-garde de certaines des technologies les plus révolutionnaires et de progrès scientifiques fondamentaux, et que d’un autre côté elle est vectrice de représentations négatives et anxiogènes de ces innovations.
Il convenait donc dans ce numéro de s’interroger sur le sens à donner à ces représentations, et d’envisager dans quelle mesure la science-fiction peut apporter une contribution à la réflexion sur le futur pour les institutions, comme les armées, ou les entreprises. J’ai publié récemment, en 2023, un livre intitulé La science-fiction institutionnelle, dans lequel je dresse une cartographie des œuvres de science-fiction produites par les institutions, qu’elles soient militaires, gouvernementales, universitaires, ou encore des entreprises ou des think tanks.
Le design fiction et le science-fiction prototyping tendent à populariser une pratique consistant à créer des récits envisageant le futur d’une organisation, d’un groupe, ou d’un secteur, dans une perspective bien souvent prospective. Le livre mentionne ainsi plusieurs œuvres créées par des institutions comme Microsoft, ANA, Google, la MAIF, les armées française ou suisse (Red Team et le Soldat du futur), dont un des buts était de définir les applications de technologies utopiques en développement dans les laboratoires des centres de recherche.
Un article de la revue, coécrit avec Laurent Ponthou, d’Orange, et Damien Douani, qui y travaillait il y a quelques années, témoigne d’un projet réalisé entre 1997 et 2003 qui s’est soldé par la création d’environ 250 courts-métrages mettant en scène des technologies de télécommunication futuristes, comme des smartphones, l’Internet du futur, le GPS, la téléprésence, et bien d’autres gadgets suscitant alors l’interrogation des investisseurs sur l’opportunité ou non de continuer à financer de tels projets.
Avec le recul d’une vingtaine d’années, il apparait que ces fictions ont anticipé assez finement les évolutions de l’économie numérique et qu’elles ont contribué à structurer les représentations du futur des décideurs et acteurs du processus d’innovation de l’entreprise.
Ces récits avaient à l’époque pour but d’évangéliser au sein de l’entreprise, et de tester les concepts de communications du futur, un peu sur le modèle des concepts car de l’industrie automobile. Le projet était donc à l’avant-garde du design fiction, dans la mesure où il s’agissait déjà d’une science-fiction d’entreprise. Les future visions ne sont toutefois pas une invention de France Télécom R&D, dans la mesure où des entreprises américaines avaient déjà développé des courts-métrages de prospective dès les années 1940, notamment General Motors, qui cherchait de cette manière à anticiper le futur du trafic automobile aux États-Unis.
Depuis, de nombreuses multinationales produisent régulièrement de telles visions prospectives, diffusées notamment sur Internet, pour sensibiliser les leaders d’opinion et le grand public aux technologies qui pourraient être commercialisées massivement dans les prochaines années, voire décennies. La science-fiction d’entreprise est donc un élément du discours institutionnel et stratégique.
Nicolas Minvielle et Olivier Wathelet s’intéressent quant à eux à l’utilisation de la science-fiction par l’armée.
Ils participent au projet Red Team de l’armée française, qui cherche à anticiper les conflits du futur par le prisme de récits de science-fiction. Les auteurs s’attardent sur certaines productions de ce projet, et développent une méthodologie visant à utiliser les fictions comme un moyen d’explorer les futurs et de stimuler la créativité des acteurs. Ils évoquent notamment une théorie des lignées d’imaginaires et un « imaginaire zéro » à l’origine de nombreuses fictions. Ils prennent notamment l’exemple de l’holographie pour illustrer leur méthode.
Les scénarios de la Red Team sont par ailleurs un moyen d’appliquer les théories du design fiction développées dans leurs ouvrages, dont le plus récent s’intitule Making Tomorrow, le manuel pour apprivoiser le futur avec l’aide du design fiction (Hold Up, 2022). Ces auteurs ont en effet créé un collectif qui développe des pratiques de design fiction auprès de multiples acteurs institutionnels, et notamment des universités.
Céline Nguyen et Marianne Chouteau ont quant à elles abordé la question à travers leur expérience de maitresses de conférences dans une école d’ingénieurs, où elles ont expérimenté l’utilisation de séries télévisées de science-fiction pour stimuler l’imaginaire du futur des étudiants.
Ces derniers sont en effet définis comme de futurs « fabricants de techniques », et les auteures s’attachent à développer leur sens de l’éthique et leur questionnement politique afin d’orienter leurs créations vers une société plus durable.
Ainsi, il est nécessaire de repenser la manière de penser un monde plus écologique, sans pour autant sombrer dans les imaginaires collapsologistes, estimant la fin du monde inéluctable à court terme. La science-fiction permet aussi d’extrapoler le devenir de certaines technologies. Les chercheuses s’appuient ainsi sur trois séries, Sweet Tooth, Effondrement et Black Mirror pour leur expérience pédagogique. Les étudiants ont reçu cette nouvelle approche d’une manière favorable, estimant notamment que cet imaginaire permettait de prévenir des dangers possibles.
Céline Nguyen et Marianne Chouteau pensent que la fiction influe inconsciemment sur les comportements des futurs innovateurs, et qu’il faut dépasser son statut de pur divertissement pour l’intégrer dans une pratique pédagogique. Il est intéressant de noter que cette approche vise à générer une réflexion éthique chez les étudiants.
En effet, la science-fiction, par sa négativité critique, permet d’accéder à une remise en question des perspectives les plus sombres offertes par une innovation. Plutôt que de générer un rejet des innovations, elle permet plutôt d’exclure certains biais du processus de R&D, et de sensibiliser le grand public à des questions éthiques, qui auront par la suite un impact notoire dans le développement de nouvelles technologies.
Il est donc important d’exposer les élèves-ingénieurs à ce type de fictions, afin de les sensibiliser à des réflexions nécessaires à leur fonction professionnelle ultérieure.
Nadine Boudou considère quant à elle la science-fiction comme un genre éminemment critique du capitalisme technologique et d’un processus d’innovation qu’elle juge mortifère et contraire au bien du genre humain.
Elle interprète des films comme I, Robot, Matrix, ou Terminator, comme des avertissements sur les conséquences néfastes du progrès technique pour l’humanité.
Elle les analyse comme des signaux visant à alerter l’humanité sur l’impact négatif des technologies numériques et de l’intelligence artificielle sur les êtres humains, mais aussi sur l’environnement. Son étude montre notamment que la science-fiction expose le futur technologique sous un angle éminemment sombre, et qu’il convient de prendre ces récits au sérieux afin d’éviter que de tels scénarios se réalisent. Nadine Boudou a publié un livre intitulé Imaginaires cinématographiques de la menace : Émergence du héros postmoderne (L’Harmattan, 2013) où elle développe plus largement ces analyses.
Enfin, Raphaële Bidault Waddington étudie le film Ready Player One à travers ce qu’elle nomme une « grille 5F », pour cinq focales
- F1 : Acteurs & Ontologies,
- F2 : Usages et modes de vie,
- F3 : Ville et milieux de vie,
- F4 : Écosystèmes d’impact planétaire,
- F5 : Imaginaires et cosmologies.
Cette artiste et prospectiviste traite des différents thèmes abordés par le film et notamment de la technologie de l’OASIS, c’est-à-dire une sorte de métavers.
Le film de Spielberg est une adaptation du roman d’Ernest Cline. Il a fortement contribué à populariser l’imaginaire de mondes immersifs et a accompagné la diffusion de la vision du futur du métavers. Ainsi, cet article souligne l’importance de ce type de fictions dans l’imaginaire collectif, affirmant toutefois qu’il ne faudrait pas les considérer seulement comme un divertissement, le thème du métavers s’inscrivant pleinement dans l’économie réelle.
La prospective peut ainsi s’inspirer de ce type de films pour aborder certains enjeux de société, notamment technologiques. Dans un grand tableau comparant la réalité de la ville de Columbus et le monde virtuel de l’OASIS, l’auteure applique sa grille 5F qui permet de bien comprendre les différents sujets abordés dans le film. Selon elle, la grille 5F « s’avère être un canevas de fond assez simple, pour distinguer les qualités innovantes d’un film de SF, de mieux conscientiser leur niveau d’impact et de responsabilité comme leurs insuffisances et donc de paradoxalement mieux innover avec la SF ».
Il ressort de toutes ces publications que la science-fiction peut être utilisée à différents niveaux par les processus d’innovation.
Si Nadine Boudou semble regretter que ces fictions contribuent à justifier le développement d’une technostructure néfaste à l’humanité, tout en soulignant sa dimension critique, d’autres auteurs ont privilégié une lecture plus utilitariste de cet imaginaire.
Les télécommunications et l’informatique, avec le métavers, sont ainsi cités en exemple d’industries utilisant la science-fiction pour développer de nouveaux produits et orienter leur R&D.
Utile à la prospective pour concevoir le monde du futur, cet imaginaire suscite aussi l’intérêt de l’armée et des écoles d’ingénieurs. Si la science-fiction fut longtemps populaire, il fait désormais l’objet d’un intérêt accru des institutions qui cherchent soit à l’utiliser, soit à créer leurs propres récits dans le but d’optimiser l’impact de leur discours stratégique sur la société.
Un prochain numéro de la revue Technologie et Innovation, prévu en mai 2023, devrait prolonger ces investigations et s’interroger davantage encore sur l’envers de cette problématique, c’est-à-dire en quoi la négativité critique inhérente à la science-fiction a peut être contribué à neutraliser certains phénomènes économiques.
Une telle intuition est notamment inspirée par le constat du prix Nobel d’économie Robert Shiller, qui a expliqué dans son livre Narrative Economics, How Stories Go Viral and Drive Major Economic Facts (2019) que le champ de l’intelligence artificielle avait pu être victime d’une certaine technophobie inspirée par des films de science-fiction. Il appuie cette analyse sur la théorie de l’économie narrative, selon laquelle les faits économiques, comme les crises, les bulles spéculatives, les récessions, etc., sont en partie la conséquence de la diffusion d’histoires dans la société, qui se propagent sur le modèle d’épidémies.
Ainsi, si les romans et films jusqu’alors analysés ont pu avoir pour conséquence de susciter l’intérêt des chercheurs et d’orienter les investissements financiers vers des politiques de R&D spécifiques à certains secteurs technologiques, il conviendra aussi de s’interroger sur l’impact de la technophobie et des imaginaires négatifs, nocturnes, dans la limitation des processus d’innovation.