En 2021, l’agence Plan.Net France a travaillé de concert avec les équipes du Laboratoire d’Innovation Numérique de la CNIL – l’autorité de protection des données française – le temps d’un projet de Design Fiction nommé Climatopie. Celui-ci explore par la fiction les liens qui unissent les politiques de protection des données et des libertés à celles liées à la sauvegarde de l’environnement.
Un projet d’étude et de prospective
« Alors qu’elle pose pour principe la minimisation des données, et une certaine frugalité, la protection des données pourrait-elle participer de la protection de l’environnement ? »
Voilà l’une des questions posées par les équipes du LINC en 2021, dans le cadre de leur démarche d’étude et d’innovation. Alors que certaines législations comme le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) et la loi Informatique et Libertés posent pour principe la minimisation des données collectées, celles-ci pourraient-elles également être vertueuses dans la minimisation de l’impact du numérique sur l’environnement ? Ou, au contraire, la lutte contre de dérèglement climatique a-t-elle besoin d’un volume important de data pour aider à mieux comprendre et documenter ses changements, ou encore pour mieux influer sur nos comportements ?
Ces liens entre numérique, liberté et environnement sont complexes, et la CNIL (Commission Nationale Informatique et Liberté) a décidé d’en faire un sujet d’étude à part entière. C’est dans ce cadre qu’intervient le projet Climatopie : pensé à la fois comme une exploration des imaginaires et un projet de Design Fiction, il interroge par le biais de 6 courtes nouvelles ces différents liens, et surtout l’impact que pourrait avoir dans le futur les politiques climatiques et numériques sur notre quotidien.
Un projet mené en trois phases qui mettent en jeu successivement l’exploration des imaginaires, la collecte d’insights et la construction de fictions.
Explorer les imaginaires
Il est d’abord important de préciser que la méthodologie déployée lors de ce projet s’inspire librement des travaux de Pierre Musso, Stéphanie Coiffier et Jean-François Lucas, synthétisés dans l’ouvrage Innover avec et par les imaginaires paru en 2014 aux éditions Manucius.
Ce petit fascicule reprend les travaux communs de l’Université de Rennes 2 et de Telecom ParisTech autour de l’utilisation des imaginaires en innovation et en éducation et propose plusieurs méthodes d’exploration de ceux-ci, insistant notamment sur les phases d’immersion et la conception commune des récits et objets.
Le projet Climatopie a donc débuté, comme il se doit, par une exploration de nos imaginaires. Lors d’un appel à contribution ouvert, les équipes de Plan.Net et du LINC ont cherché à rassembler un maximum de sources autour des thématiques de la protection des données et de celle de l’environnement.
Un Framapad ouvert a ainsi permis de collecter de nombreuses inspirations, à la fois issues de l’actualité et de la culture populaire. Parmi la centaine de références partagées, on retrouve par exemple des livres comme Ravage de René Barjavel, The Ministry for the Future de Kim Stanley Robinson ou encore les histoires d’effondrement d’Octavia Butler, les contes plus low-tech de Becky Chambers ou encore la science-fiction d’Ursula K. Le Guin, Aldous Huxley et beaucoup d’autres.
Cette liste d’inspirations se prolonge avec des bandes dessinées, films, séries mais également expériences de design ou campagnes publicitaires issues d’ONG, chacun contribuant à dresser le riche paysage de nos préoccupations environnementales et de l’impact de la technologie sur la planète.
Le rassemblement de ces sources a permis la création d’une véritable fresque d’immersion en vue de la seconde phase du projet : une série d’ateliers réunissant différents profils et permettant de collecter les craintes et les espoirs de chacun quant aux questions technologiques et environnementales.
Collecter les craintes et les espoirs
Les imaginaires sont en effet une première source d’information pour imaginer les scénarios futurs, mais ils ne remplacent en aucun cas les insights humains, surtout quand dans un projet comme Climatopie on s’attache à raconter les quotidiens à venir.
Aussi, la deuxième phase du projet s’est attelée à rassembler des retours plus concrets et plus humains, provenant de différents profils de participants.
En réunissant des professionnels de différents secteurs (de la communication à l’automobile, de l’éducation aux services bancaires, de l’agro-alimentaire à l’administration), les ateliers menés dans le cadre du projet Climatopie remplissaient deux objectifs : fournir de la matière première pour la rédaction des futures fictions, mais également valider trois scénarios prospectifs de base pour ces mêmes histoires.
Ces scénarios ont été élaborés conjointement par Plan.Net et le LINC et posent un cadre de fiction large :
- Et si… demain notre vie était rythmée par les quotas d’émissions, de pollution, de données ?
- Et si… demain l’impact environnemental devenait une donnée publique, pour les particuliers comme pour les entreprises ?
- Et si… demain le monde numérique devait s’adapter à l’écroulement des ressources ?
Confrontés à ces hypothèses, les participants aux différents ateliers ont pu échanger et partager à la fois leurs craintes et leurs espoirs face à ces futurs alternatifs.
Le scénario des quotas, par exemple, a permis d’explorer des imaginaires comme ceux de la répression face aux dépassements, ou plus positivement de la mutualisation des ressources numériques.
L’hypothèse d’un effondrement et d’un abandon es outils digitaux a ouvert de vives discussions autour de la question: Mais que feriez-vous s’il ne restait que 15 minutes de connexion avant la disparition totale d’Internet ?
Certains téléchargeraient le maximum de séries, ou l’intégralité de la Wikipédia, d’autres chercheraient à obtenir les numéros de téléphone de l’ensemble des personnes avec qui elles échangent régulièrement en ligne.
Des réponses qui reflètent bien les aspirations et les usages de chacun.
Passer à la fiction
Riche de toute cette matière, ce sont dix scénarios de fiction qui ont été proposés par les designers de Plan.Net aux équipes de LINC. Sur ces dix scénarios, six ont été retenus pour faire partie du projet final et ont donné naissance aux histoires disponibles sur le site Climatopie.
Loin des grands récits de prospectives, ces histoires s’attachent surtout à décrire le quotidien des humains dans un monde où l’environnement ou l’accès à la technologie est chamboulé. Ainsi, on y imagine la visite d’une Brigade de Contrôle écologique qui frappe chez vous à six heures du matin quand vos compteurs indiquent clairement un dépassement du quota de ressources qui est alloué à votre foyer. On se demande comment se déroulent les entretiens d’embauche dans un futur où votre impact écologique est connu de tous, y compris de votre futur employeur. On se met à la place des Gardiens, chacun missionnés pour conserver une partie de la mémoire numérique de l’humanité après l’arrêt du Net, et attendant le jour de remise en route de celui-ci.
Illustrés, les six récits retenus trouvent leur place sur un site Web dédié au projet, reprenant les grandes intentions de Climatopie, son contexte et son déroulé et développé en respect des recommandations de la CNIL en matière de collecte des données :
Visite de contrôle : Imaginez un futur proche, à l’horizon 2030, peut-être 2032. Les programmes de rénovation énergétique développés par différents gouvernements ont croisé les avancées de la domotique portées par les grandes entreprises du Web. On rénove pour moins gaspiller, mais surtout on contrôle désormais bien mieux la consommation énergétique et la vétusté des appareils. Et parce que la performance écologique du pays est l’affaire de chacun, on instaure des quotas énergétiques que peu de citoyens peuvent se permettre de dépasser. Sous peine d’une petite visite.
Payable en fumée : Et si la pollution devenait une monnaie ? On imagine ici un futur – à une vingtaine d’années d’aujourd’hui – dans lequel chaque compte bancaire se voit doublé d’un compte-carbone, tenant trace de la pollution générée par notre consommation. Un compte qui n’hésiterait pas à limiter nos actions, en fonction de notre impact.
Dans un contexte d’urgence climatique, ce compte va vite devenir un cauchemar pour le héros de cette courte histoire. Devant jongler entre les heureux évènements et les mauvaises surprises, il va tenter de s’en sortir tout au long d’une année qui avait pourtant si bien commencée.
Le profil de l’emploi : Nous sommes en 2029, deux ans après la COP 34 et ses résolutions. Si l’urgence climatique est toujours là, le comportement des jeunes générations a changé. Plus responsables, plus concernés par les dérèglements climatiques, le changement de mode de vie des nouveaux actifs semble cette fois durable. Même si les causes de cette révolution des usages ne sont pas forcément les bonnes.
L’An 1.0 : La numérisation de l’ensemble des biens et des services n’est plus à débattre depuis la démocratisation de l’hyperverse, désormais même les États et les services publics virtuellement dupliqués tentent de supplanter le physique. Si bon nombre s’en accommodent bien volontiers, il semblerait que des mouvements de contestation s’éveillent…
Un Smartphone pour tous : Les pénuries d’énergie et de matières premières que chacun annonce permettront-elles l’émergence – enfin – d’un mouvement low-tech ? Dans cette nouvelle – sous forme d’article de presse – on l’imagine déployé par l’ONU et aidé par l’adoption au niveau mondial d’une taxe sur les plateformes numériques. De quoi changer la face du monde.
Défragmentés : Le manque de prise de décisions fortes a irrémédiablement conduit l’Humanité à faire des choix drastiques, dans un dernier élan pour préserver ce qu’il subsistait du vivant. Tout un pan de notre Histoire, numérique, était voué à disparaître, sauf quelques bribes, gravées à jamais sur des supports mystérieux et muets. Pourtant, cinquante-six ans plus tard, un nouvel espoir se murmure…
Un cahier d’études
De leur côté, les équipes du LINC ont mené une étude d’exploration et de prospective autour des intersections entre protection des données, des libertés et de l’environnement.
Cette étude a donné lieu à la publication d’un Cahier Innovation & Prospective nommé Données, empreinte et libertés sorti quelques mois après la publication des climatopies.
Ce cahier explore la thématique sous différents angles (impact environnemental de la technologie, sobriété numérique, besoin des données pour mieux comprendre nos écosystèmes et notre impact…) et fournit des pistes pour rapprocher la protection des données et celle de l’environnement.