Hubert Védrine est un homme politique, essayiste et consultant, spécialiste des questions géopolitiques.
Il a été pendant de nombreuses années au coeur du pouvoir politique français, notamment en tant que secrétaire général de l’Élysée puis ministre des Affaires étrangères.
En 2021, il a publié le Dictionnaire amoureux de la géopolitique. À la lettre A, une entrée interpelle : Anthropocène.
Dans l’entretien à venir, Hubert Védrine explore les règles du jeu géopolitique ; passées, présentes, et à venir.
Entretien enregistré le 26 mai 2023
Remerciements : agence Logarythm
Entretien enregistré le 26 mai 2023
Remerciements : agence Logarythm
Transcript de l’entretien
(Réalisé automatiquement par Ausha, adapté et amélioré avec amour par un humain)
Thomas Gauthier
Bonjour, monsieur Védrine.
Hubert Védrine
Bonjour.
Thomas Gauthier
Alors ça y est, vous y voilà, vous êtes face à l’oracle. Vous allez pouvoir… lui poser une première question concernant l’avenir, que souhaitez-vous lui demander ?
Hubert Védrine
Mais vous savez que les oracles, dans l’Antiquité notamment, avaient la réputation de répondre de façon sibylline. En fait, on ne comprenait jamais bien.
Donc les exégètes, après, passaient un temps fou, peut-être pendant des siècles, à comprendre ce qu’ils avaient dit. Donc je ne suis pas sûr qu’on ait une réponse claire à quoi que ce soit.
Mais enfin, je veux bien, puisque c’est le jeu. disons, résumé dans une question principale, ce qui me semble concerner l’avenir de l’humanité, au-delà même de la géopolitique, qui est ma spécialité, on pourrait dire la question suivante. Est-ce que l’humanité tout entière va réussir à écologiser, comme autrefois on aurait dit industrialiser, l’ensemble des modes de production, de déplacement et de mode de vie plus vite ? plus vite que la détérioration des conditions de vie sur la planète ?
Voilà une question énorme qui, à mon avis, englobe toutes les autres pour les décennies à venir.
Thomas Gauthier
Je vais me permettre de rebondir alors à cette première question. Nos auditeurs qui connaissent vos ouvrages auront reconnu l’une des entrées de votre dictionnaire amoureux de la géopolitique, l’écologisation.
Selon vous, où en est-on en dehors des sphères scientifiques ? du GIEC, en dehors de celles et ceux qui consacrent leur vie professionnelle, leur carrière à mieux comprendre le système Terre, où en est-on dans les cercles de pouvoir, disons, de la connaissance des enjeux biophysiques ?
Hubert Védrine
On en est à mon avis beaucoup plus loin qu’il y a 10, 20 ou 30 ans. La question, ce n’est pas les cercles de pouvoir qu’on oppose artificiellement aux gens.
Le problème dans les démocraties modernes qui se vendent à des démocraties, c’est que les leaders ont de moins en moins de marge de manœuvre par rapport aux gens. Ils sont de plus en plus, vous le voyez bien dans les démocraties, des followers, tout autant que des leaders.
Donc la question est d’être plus global. Où est-ce qu’on en est de la compréhension des enjeux ?
Et moi, mon expérience de l’époque gouvernementale, donc les grands sommets internationaux et puis depuis, c’est que la prise de conscience a énormément progressé. Alors surtout dans les pays qui ne sont pas la source du problème, c’est-à-dire les pays d’Europe aujourd’hui, mais quand même un peu partout, un peu partout, même s’il y a des résistances énormes qui sont soit des dénis ou des oppositions, carrément.
Donc on est très avancé et je dirais que la partie du monde la plus avancée sur la prise en compte des enjeux et ce qu’il faut faire, c’est la sphère, alors pas économie marchande, pas financière, un peu encore, mais la sphère industrielle. Vous avez des centaines de milliers de responsables industriels dans le monde entier qui sont obsédés par le fait de savoir comment évoluer plus vite, quelles sont les inventions qui vont permettre d’aller plus vite, comment gérer ça.
C’est plus compliqué dans le monde agricole parce que même si on peut définir théoriquement ce qu’il faudrait faire, vous ne pouvez pas mettre en chômage du jour au lendemain des centaines de millions, voire des milliards de gens. Donc c’est plus lent, c’est plus progressif.
Donc je trouve que la prise de conscience est beaucoup plus avancée que, par exemple, au grand sommet de la terre à Rio, où François Mitterrand avait été à la fin de son mandat, donc à 94. Alors aux yeux des gens, soit militants, soit paniqués, c’est très lent. ou par rapport à l’histoire humaine, c’est très rapide.
Donc je suis d’un optimisme prudent et mesuré.
Thomas Gauthier
Dans cette prise de conscience dont vous parlez, il y a quelque part sur le chemin qu’on parcourt, à mesure qu’on comprend l’enjeu, la criticité des enjeux qui sont liés à l’anthropocène, cette ère géologique dont on débat désormais du démarrage, il y a sur ce chemin… la rencontre avec les limites, la rencontre avec les limites planétaires, la rencontre avec l’idée que la planète finalement ne peut pas nous donner accès à des ressources qui seraient infinies. Or, contempler les limites du cadre dans lequel on opère individuellement, du cadre dans lequel les sociétés, les civilisations opèrent, ça me semble être assez neuf.
Qu’y a-t-il à dire de la rencontre entre ces limites ? et tout un tas de croyances qui sont aujourd’hui nécessaires au bon fonctionnement des sociétés. Comment est-ce que l’on, je dirais, réconcilie la pleine appréhension de ces limites avec les récits qui continuent de structurer nos sociétés et qui permettent probablement aussi à celles-ci de fonctionner ?
Comment intégrer les limites dans les imaginaires individuels et collectifs ?
Hubert Védrine
On pourrait dire qu’on n’aura pas le choix, de toute façon. Mais c’est un processus très lent, très historique.
Les limites, c’est une fois qu’ont été faites les « grandes découvertes » , un terme discutable, parce qu’il y avait des gens avant qu’on les découvre. Les grandes découvertes, c’est la phase expansionniste de l’Europe, qui a réussi à coloniser, pour des raisons mystérieuses et variées, les trois gardes de l’humanité, certains étaient colonisables, d’autres pas.
Il y a un moment. où les occidentaux ont quasiment le monopole du mouvement historique, et à un moment donné, à peu près toutes les terres ont été explorées, presque toutes. C’est le temps du monde fini qui commence, et ça c’est géographique.
Mais il a survécu après ça une sorte d’idée productiviste, pas spécialement capitaliste, ni néolibérale, ni communiste, tout mélangé. Productiviste, en disant qu’il n’y a pas de limite à la production, il n’y a pas de limite à la croissance.
Il n’y a pas de lézard, vous pouvez monter jusqu’au ciel. Et dans la période récente de la mondialisation, qui était une américano-globalisation, là est revenue en force l’idée d’une croissance mondialisée sans limite.
Ce qui est vrai et faux à la fois. On peut dire que, comme il n’y aura jamais de décroissance vraie, mais il y aura une modification énorme du contenu de la croissance.
Et on ne va pas comptabiliser de la même façon le fait de fabriquer des batteries solaires. ou fabriquer des centres à charbon. Donc il y a des choses qui vont monter.
Donc il y a toujours l’idée qu’on va croître sans fin. Et ça, c’est une idée économique un peu abstraite, qui est un peu derrière, d’ailleurs, l’OMC, vous voyez.
Il y a une sorte d’idéologie OMC par rapport à ça. Alors maintenant, elle se heurte à la limite des matériaux.
Mais ça dépend si on a des changements ou pas. Il y a des dizaines d’années, le club de Rome avait indiqué qu’il n’y aurait jamais du téléphone pour tout le monde, parce qu’il n’y avait pas assez de cuivre en réserve.
Vous voyez, c’était avant. les découvertes qui ont permis les portables d’aujourd’hui. Aujourd’hui, il y a des limites physiques qui peut-être seront dépassées ou contournées.
Il se peut d’ailleurs qu’en matière de révolution énergétique, on n’ait même plus besoin à un moment donné, ce n’est pas la semaine prochaine, d’utiliser tout le charbon qui est sous la terre. Pas pour des raisons militantes, pas pour des raisons, disons, écologico-gauchistes.
Pour des raisons, on n’a plus besoin. Ça peut arriver. Donc, il faut réintégrer la… le côté innovation, découverte, invention, qui ont modifié les conditions de vie sur la planète, et donc les conceptions.
Mais je comprends bien votre question. Je viens de lire un livre fascinant d’ailleurs sur les origines néolithiques de la philosophie.
Comme si l’auteur ne parle pas d’une sorte de miracle à Athènes, mais en disant que la philosophie grecque est un aboutissement, du fait qu’entre le pâleux et le pâleau, paléolithique supérieur, où le monde est dominé par les animaux, et le néolithique, où tout s’organise autour de l’être humain qui est après tout restructuré autour de lui, il y a un cheminement qui conduit, alors oui c’est tout à fait innovant par rapport à ce qu’on enseigne d’habitude, je veux dire, il peut y avoir des redistributions de cartes gigantesques, et moi je suis pas loin de penser que le seul élément commun à l’humanité, c’est la survie collective, et que l’ensemble des mythes fondateurs auxquels vous avez fait allusion, qui continue à fonctionner dans la tête des gens. D’où les rébellions par rapport à la mondialisation quand elle est trop brutale, quand elle veut tout niveler.
Donc ça provoque un réveil virulent de toutes les entités qui se sentent menacées par rapport à ça. On peut arriver un jour à une redéfinition d’une sorte de charte des Nations Unies d’après-demain, dans laquelle c’est la survie collective qui réorganise tout.
Alors est-ce que ça va faire disparaître tous les mythes fondateurs ? Je ne crois pas.
D’abord, tous les peuples ont besoin de mythes. Le problème a… Ça arrive si les mythes n’ont plus aucun rapport avec la réalité, mais il n’y a pas besoin qu’ils soient tous confirmés comme étant rationnels.
Donc il y aura un mélange, une sorte de synthèse, et comme nous sommes dans la phase de mutation et de synthèse, c’est nous qui souffrons le plus en fait, parce qu’on voit bien ce qui s’éloigne. Et regardez par exemple un exemple de mythe qui survit.
Le christianisme depuis l’origine est une religion prosélite, comme l’islam par exemple, mais pas du tout. comme les Chinois, c’est différent. Il y a l’idée d’aller évangéliser toutes les nations.
Toutes les nations, ça veut dire pas que les Juifs, les Grecs, les Romains, etc. Nous débattons d’ailleurs à l’époque de Saint-Paul.
Et donc ça a dominé dans la chrétienté devenue Occident. Et aujourd’hui, tout animateur, tout membre sympathique d’une ONG sympathique, quelque part en Occident, qui veut s’occuper de ce qui se passe ailleurs, il est héritier de cette pensée-là. dans une Europe presque complètement déchristianisée, mais ça continue à circuler.
Nous avons un rôle, une mission universelle. On doit être prosélite, sinon on est infidèles à nos valeurs.
Donc, on peut avoir des moments de basculement de civilisation, et certains éléments survivent et continuent à fonctionner pendant très très longtemps, jusqu’à ce qu’ils soient remplacés par d’autres. Donc, à mon avis, il n’y a pas de réponse simple à votre question, et on ne peut pas fixer une date, et vous aurez un mélange.
Parce que les civilisations nouvelles, ce sont toujours des éléments survivants des civilisations d’avant. C’est une question de proportion et de rythme.
Et nous, il faut qu’on arrive à naviguer dans tout ça. Nous qui sommes des êtres humains, à un moment précis, avec une espérance de vie limitée, on doit se débrouiller dans tout ça.
Thomas Gauthier
Alors, ce que vous dites là amène tout un tas d’autres questions que je souhaiterais vous poser. Je vais me permettre d’en poser une avant de vous permettre à nouveau de vous présenter, si je puis dire, devant l’oracle. déjà vous avez rapidement employé une expression je crois entrer dans le monde fini ce qui m’a fait penser à un regard sur le monde actuel de paul valéry qui je crois en 31 raconte finalement la suite de l’histoire avec une acuité assez intéressante vous avez parlé du club de rome aussi j’aimerais juste prendre une minute avec vous du côté de 1972 et la publication du rapport les limites de la croissance par les chercheurs du MIT mandatés par le Club de Rome. À cette époque, il me semble comprendre que les réponses politiques, prenons la France juste, aussi bien de gauche et de droite, étaient à peu près unanimes, à savoir rejeter les conclusions qui étaient atteintes par les chercheurs du MIT, à savoir l’impossibilité de faire perdurer un mode de croissance économique infini.
Il me semble qu’à l’époque, aussi bien Georges Marchais du côté du Parti communiste, que Raymond Barre, qui était, je crois, vice-président de la Commission européenne, se sont élevés face aux conclusions des chercheurs. Aujourd’hui, on est en 2023.
Aujourd’hui semble se reposer avec une acuité incroyable ce sujet des limites, cette nécessaire écologisation dont vous parlez dans votre dictionnaire amoureux de la géopolitique. Où en sont les propositions politiques contemporaines ?
Qu’est-ce qui ressemble à une lueur d’espoir politique selon vous pour que les sociétés actent pleinement cette nécessaire écologisation et cette acceptation et inscription dans des limites planétaires ? Qu’est-ce qui peut nous faire espérer et au contraire, qu’est-ce qui peut nous faire comprendre que ça risque, y compris au plan et surtout peut-être au plan politique, d’être très compliqué de formuler une proposition qui puisse satisfaire les peuples.
Hubert Védrine
Ce n’est pas des propositions dont on a besoin, on a besoin d’inventions. Mais on voit la remarque que j’ai faite au début, une course de vitesse.
Mais quand l’Europe, la révolution industrielle, Grande-Bretagne, puis l’Europe et après tout des autres, se sont engagés dans la révolution industrielle, le moteur, le moteur qui nous a permis d’ailleurs de mettre fin à l’esclavage. Il ne faut pas croire que c’est qu’un mouvement moral qui a mis fin à l’esclavage.
C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que l’humanité n’a pas eu besoin, n’a pas eu besoin de faire travailler les autres en masse. M.
Jean Covici, vous savez, l’écologiste célèbre, ingénieur, favorable au nucléaire par ailleurs, il a calculé que, compte tenu des bonnes énergies contemporaines, chacun d’entre nous a à sa disposition l’équivalent de 400 esclaves, par rapport à ce qu’on aurait si on était un sénateur romain ou un philosophe grec, ou n’importe qui avant la révolution industrielle. Donc il y a des changements gigantesques.
Donc l’humanité est engagée dans ce truc formidable, d’après des millénaires de stagnation. de relative pauvreté, etc. Elle s’engage dans le progrès technique ou moral, on peut discuter, en tout cas le progrès physique, industriel.
Comment voulez-vous que des chercheurs, à un moment donné, qui raisonnent à très très long terme, dans des sociétés qui ont le nez sur le guidon, maintenant c’est pire qu’en 72, ne provoquent pas une réaction de rejet unanime ? Le rejet, c’est dingue, c’est impossible.
Et si c’était possible, ce serait épouvantable de se m’engager. Enfin, c’est ce que nous disent d’ailleurs les pays émergents.
Il y a 30 ans, c’est ce que disait la Chine sur les questions écologiques. On va enfin, enfin sortir d’une pauvreté abjecte.
Et qu’est-ce que vous venez de nous raconter ? Qu’il faut arrêter ?
Donc le rejet n’est pas du tout… Et ça n’a aucun rapport avec la gauche et la droite.
C’est tout à fait global. Bon, alors aujourd’hui, par rapport précisément, puisque je prenais l’exemple chinois, l’époque où les émergents… disait que le problème n’existe pas.
On n’est pas capable de faire des statistiques vraies sur le climat. C’est d’ailleurs ce que continue à penser l’ancien conseiller scientifique du président Obama.
Donc il y a encore des gens scientifiques qui disent que ça reste quand même très à la louche tout ça. On ne sait pas très bien mesurer, encore moins prévoir.
C’est disons minoritaire. Par rapport à ça, il y a quand même une prise de conscience que c’est un problème sérieux.
Sinon vous n’auriez pas dans les G7 ou les G20 ou les Nations Unies tellement de discours qui peuvent vous paraître creux sur le sujet, mais qui n’existaient pas avant, parce qu’il n’y en avait pas besoin. Alors maintenant les discours sont tenus parce que les gens, mais pas que dans les démocraties, c’est vrai en Chine aussi, les gens ont besoin d’entendre quelque chose.
Après si on dit aux gens on va arrêter la croissance, révolution mondiale, il ne se passe rien. Quand on dit on va décroître, les gens disent non, je ne veux pas perdre ce que j’ai accumulé pour vivre mieux que mes parents et mieux que mes grands-parents.
Donc, ceux qui ont parlé sur la décroissance ont fait perdre du temps. D’ailleurs, globalement, sur l’écologie, les activistes font perdre du temps, en fait, parce qu’ils provoquent des réactions furieuses ou inquiètes ou d’incompréhension.
Il faut indiquer qu’il y a des chemins, des processus et proposer des alternatives. On l’a vu quand, à l’affrontement en France, un gouvernement s’en était pris aux gens qui n’avaient que véhicules des vieilles bagnoles au diesel.
Pas le diesel d’aujourd’hui, qui est écologiquement très bien d’ailleurs, mais le diesel d’avant. Donc révolte.
Tous les gens habitant dans les campagnes disent « mais moi j’ai que ça pour aller faire les courses, pour aller à la sous-préfecture, pour ceci, pour cela » . Donc il faut donner aux gens, si on dit aux gens « c’est de votre faute » , ils y sont pour rien les gens.
Ils sont pour rien, c’est pas la peine de s’en prendre aux agriculteurs, aux bouchers, je sais pas qui. Bon, il faut leur dire, il faut changer pour telle et telle raison.
Voilà le chemin. Et là, on a beaucoup plus besoin d’inventeurs, de chercheurs, de gens qui fabriquent des choses nouvelles, que de militants.
Vous avez remarqué d’ailleurs que tous les grands scientifiques mondiaux sont écologistes au sens rationnel du terme. Aucun n’est dans la partie écologiste.
Aucun, aucun, en fait. Donc il y a une sorte de hiatus.
Ce n’est pas la même chose. Donc moi, je pense que pour répondre à la question « Quel est l’espoir ? » Oui, il y a un espoir raisonnable.
Parce que dans tous les secteurs d’activité du monde, que ce soit dans l’industrie, que ce soit dans le transport aérien, la voiture, c’est évident, etc. Le changement a commencé.
Donc on n’est pas dans un débat pour ou contre. Il n’y a pas les bons et les méchants.
Il n’y a pas l’espoir et le désespoir. Et le fait qu’on est engagé, on aimerait pour nos enfants, petits-enfants, etc. que ça aille plus vite.
Mais pour aller plus vite, il faut donner des solutions. Donc ça ne sert à rien d’engueuler les gens, ni de les punir, ni d’empoisonner les gens qu’il y a eu dans les centres-villes, parce qu’en réalité ça ne change rien en termes de résultats écolos, en termes de CO2 et compagnie.
C’est peanuts de peanuts. En revanche, trouver des solutions, que la Chine travaille sur les solutions, l’Inde, et moi je pense que tout le temps perdu à se concentrer que sur le nucléaire et pas sur le charbon d’être rattrapé, il faut en priorité sortir du charbon.
Et ça ne concerne pas que les pays émergents que j’ai cités. Ça concerne aussi l’Allemagne et la Pologne. Après, le pays qui bouge le moins, à la limite moins que l’Inde ou la Chine, ce sont les États-Unis.
Donc dans la phase actuelle, pour que l’espoir l’emporte sur l’inquiétude et que le rythme reste bon par rapport à ça, il faut trouver des arguments. Ça ne sert à rien d’engueuler les gens ou d’aller empoisonner les grandes entreprises, qui sont d’ailleurs les mieux placées comme étant au cœur du sujet, pour savoir comment et à quel rythme ils peuvent modifier les productions énergétiques. Non, la cible doit être les opinions publiques qui, elles, ne veulent pas bouger et qui sont beaucoup moins avancées que les industriels dans le sujet. donc il ne faut pas se…
Et ce n’est pas les gouvernements. Le fait de judicialiser tout ça ne sert à rien non plus, à mon avis.
Donc je suis pour une écologie active, très scientifique, mais très convaincante, en donnant à chaque fois aux gens, en général, métier par métier, des alternatives, des possibilités. Et comme je l’ai dit tout à l’heure, un des domaines les plus durs à faire bouger, c’est l’agriculture.
Thomas Gauthier
Avec votre premier passage devant l’oracle, il me semble que l’on a parcouru déjà d’innombrables sujets, en partant simplement, si je puis dire, avec votre mot-clé d’écologisation. Néanmoins, passons, si vous le voulez bien, une deuxième fois devant l’oracle, posons-lui une deuxième question.
Que voulez-vous lui demander désormais ?
Hubert Védrine
Si l’oracle n’a pas disjoncté face à la complexité des questions posées, il pourrait y avoir une sorte de bug chez les oracles, vous voyez, une grève d’oracles. On peut lui poser une autre question, qui est que…
On voit bien que la mondialisation des dernières décennies, faisant comme si le monde n’était peuplé que de consommateurs, voulant simplement acheter moins cher, et que toutes les questions d’histoire, de peuple, d’identité ne comptaient pas. Bon, on voit bien que ça ne marche pas ça.
Donc on pourrait dire à l’oracle, est-ce qu’on va réussir à réinventer la coexistence pacifique ? entre les uns et les autres, pas l’amour universel, je ne parle pas comme dans le préambule de la Charte des Nations Unies, donc je ne suis pas un idéaliste éthéré, mais au minimum la coexistence pacifique entre les uns et les autres, qui en est d’être repartis au contraire dans un bras de fer pour la suprématie, États-Unis, Chine, ou bien le groupe qui ne veut pas choisir entre l’Ukraine et la Russie. qui n’est pas pour la guerre mais qui ne va pas choisir non plus, ou bien l’énorme bataille interne au monde musulman, sunnite, entre les musulmans en général et les militants islamistes en particulier, etc. Donc il y a plein de trucs comme ça.
Donc est-ce qu’on va réussir à faire le chemin qui, paradoxalement, avait été accompli pendant la guerre froide, qui a duré des dizaines d’années, entre l’Urse et les États-Unis qui se menaçaient d’anéantissement, avec des menaces beaucoup plus colossales que ce n’est le cas aujourd’hui sur le cadre ici et qui quand même quand même, malgré tout, avaient réussi à nouer le dialogue et à négocier des limitations, des armements stratégiques, des accords salt, puis des réductions, des accords start. Et on a l’impression qu’on est reparti en arrière.
Donc la question que je pose à notre oracle préféré, c’est combien de temps nous faudra-t-il pour retrouver les chemins d’une coexistence pacifique et comment faire en sorte qu’on y arrive sans drame supplémentaire entre temps.
Thomas Gauthier
Alors là, pour prolonger votre question, je vais vous poser quelques questions et essayer de puiser dans votre expérience. Je comprends que le système onusien a, pour ainsi dire, fonctionné.
Il a empêché pendant plusieurs décennies qu’il y ait un hiver nucléaire, un cataclysme, une guerre thermonucléaire, comme l’avait théorisé… Herman Kahn notamment du côté des Etats-Unis.
Aujourd’hui, les sujets de violence, les sujets de difficultés à réconcilier différents peuples sont sur le devant de la scène. On entend parfois dire, et là je vous demande de bien vouloir excuser la naïveté de mes propos, que le système de gouvernance internationale n’est peut-être pas câblé. pour faire face aux enjeux que l’on a réussi à explorer avec vous durant votre première question, puisqu’en fait, il s’agit de réconcilier ou d’apaiser non seulement des relations entre peuples, mais aussi, peut-être plus largement désormais, apaiser, réconcilier les systèmes humains avec le système Terre.
Comme si cette enveloppe terrestre, cette biosphère notamment, cette lithosphère, cette hydrosphère, cette atmosphère, n’avait pas besoin d’être… pleinement intégrés dans les outils au service de la paix sur Terre durant la deuxième moitié du XXe siècle. Qu’y a-t-il à dire aujourd’hui des dispositifs de gouvernance régionale, internationale ?
Par où commencer ? pour construire des chemins de réconciliation qui intègrent quelque part autour de la table aussi ce système terre qui semble se retourner contre nous ?
Hubert Védrine
Alors je ne reviens pas sur l’écologie parce que j’ai déjà répondu. Il faut des décennies d’inventions à haute dose qui permettent de changer les modes de production, de transport, les modes de vie, l’expliquer sans arrêt et faire adhérer les populations aux changements pour qu’il n’y ait pas sans arrêt des blocages. genre gilet jaune puissance 10 dans tous les coins, vous voyez.
Donc il faut convaincre et entraîner. Sur votre question, ce n’est pas du tout l’ONU qui a empêché quoi que ce soit.
L’ONU, c’est le nom de la salle, en fait. Et le terme U est de trop.
Les nations ne sont pas unies. Là aussi, c’est l’optimisme permanent de l’Occident, bon, qui prend ses désirs pour des réalités sans arrêt.
C’est très bien qu’il y ait une organisation des nations. C’est très bien, ça.
Qu’il y ait un endroit où toutes les nations du monde, aujourd’hui à peu près 200, se retrouvent pour parler, pour coopérer quand c’est possible, quand ça marche, avec des organes subsidiaires des Nations Unies qui font du très bon travail, comme l’UNESCO, la FAO, etc. Mais ça n’a rien empêché.
Qu’est-ce qui a maintenu la paix entre les puissances ? C’est la dissuasion nucléaire.
Et les écologistes ont fait une erreur monstrueuse, historiquement parlant, en ne voyant pas ça et en se déchaînant pour sortir de l’énergie nucléaire alors qu’il n’y avait pas d’autre solution prête que le charbon. C’est notamment en Allemagne, mais ça a entraîné les autres pendant longtemps.
On est en train de corriger. Donc ce qui a préservé la paix, c’est l’équilibre des forces.
Ce n’est pas la négociation multilatérale, parce que ça dépend comment elle se conclut en fait. Ce n’est pas les Nations Unies, vous voyez.
Ce n’est même pas le secrétaire général des Nations Unies, parce qu’il ne peut travailler que si les cinq membres permanents sont d’accord entre eux, ce qui n’arrive pas souvent. Mais de facto, il n’y a pas eu de guerre entre les puissances nucléaires.
Il y a eu des guerres assez nombreuses dans les autres domaines. Mais fondamentalement, ça n’a pas changé, ça.
D’autre part, qu’est-ce que vous appelez le système de gouvernance internationale ? La réalité du monde.
Oublions tous ces termes un instant. La réalité du monde, c’est qu’après, qu’est-ce qui a gagné la Deuxième Guerre mondiale ?
Ce n’est pas l’Europe qui a fait la paix. L’Europe, c’était le champ de bataille.
Qu’est-ce qui a gagné ? Ce sont les Soviétiques en résistant à Stalingrad et en brisant la moitié de l’armée nazie, et les Américains par le démarquement.
Donc ils ont rétabli la paix. Donc après, ils ont d’ailleurs encouragé les Européens à construire l’Europe ensemble.
Notamment le plan Marshall qui a démarré avant la construction européenne. Donc les vrais auteurs de la construction européenne, les vrais parrains on va dire, au bon sens du terme, ce sont les États-Unis.
Après l’Europe se construit grâce à ça. L’Europe est fille de la paix.
Elle n’est pas mère de la paix. Donc ça, c’est tout à fait, ça fait partie du système.
Mais le système mondial, ce qu’appelle le système mondial, ce sont les Américains après la guerre, qui disent qu’il faut organiser l’après-guerre. Là, l’époque de Truman aux États-Unis est très passionnante, il est trop oublié, mais il faut l’analyser.
Donc, il crée les Nations Unies, en effet. Tout est rédigé par les directeurs juridiques des ministères des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France.
Nous, les peuples des Nations Unies, c’est les trois directeurs, en fait, vous voyez. Donc, il crée ça, c’est plutôt bien.
Il crée le système financier à Bretton Woods avec l’UFMI et la Banque mondiale. Et il crée les accords commerciaux, le GAD qui deviendra l’OMC longtemps après.
C’est ça le système mondial. Et après, il y a les sept flottes américaines.
Ce ne sont pas les traités qui garantissent la liberté de circulation. Il faut reconnaître ça.
Et moi, en politique étrangère, j’ai mené une ligne qu’on appelle un « gaulo-mitterrandienne » . Donc, je ne suis pas un flagorneur des États-Unis, mais c’est la réalité.
Il n’y a pas d’autre système mondial que ça. Sauf que depuis la fin de l’Union soviétique, à la fin des années 80, les États-Unis ont cru avoir gagné.
On a gagné. C’est la fin de l’histoire.
Badaboum, il n’y a que nous. Et ce que ressentent les autres, on s’en fiche en fait.
On est les maîtres du monde. Donc on peut intervenir comme on veut.
En France, ça a donné le BHC-Logousterisme sur l’ingérence. On peut parce qu’on a gagné, donc c’est nous qui l’ont. imposer dans tel ou tel pays le respect des valeurs universelles telles que nous les définissons.
Bon, il y a une période comme ça d’hubris. C’est l’époque où je parlais d’hyperpuissance pour les États-Unis.
Donc on est les maîtres et on n’a pas à se préoccuper des autres en réalité. Et on va imposer ce qu’on veut, on va les sanctionner s’il le faut.
Mais après, les États-Unis ont été, disons, frappés par le 11 septembre, mis en danger de façon interne par la crise de 2008, et après défier à partir de… la nomination en Chine de Xi Jinping en 2013, qui dès lors commençait à dire « on va bâtir un monde post-occidental » . Les gens le réalisent aujourd’hui, les occidentaux sont indignés, effarés, inquiets, mais ça fait des années que ce discours existe.
Ce qu’ils appellent le monde post-occidental, c’est qu’on ne reviendra jamais au monde dominé par les occidentaux, européens puis américains, pendant cinq siècles. Donc nous allons émerger.
Et sur ce sujet, moi je dis depuis longtemps, ça n’a rien de génial d’un indigne original, c’est un fait, je dis ça depuis une vingtaine d’années, l’Occident a perdu le monopole de la puissance. Pas la puissance et la richesse, mais le monopole.
Et ça fait une vingtaine d’années que le grand géopoliticien asiatique actuel, qui est un Singapourien, Kishore Mabubani, me répond en disant « Cher ami, vous n’allez pas assez loin, c’est la fin de la parenthèse occidentale. » Et lui, il renvoie aux cinq siècles d’avant. C’est pas mon avis.
L’Occident reste puissant et riche et les États-Unis sont toujours numéro un. même si l’Europe, on ne sait pas trop comment ça va tourner. Donc, quand vous me parlez de système de gouvernement, je suis obligé de renvoyer à ça.
Ce sont des institutions créées très bien, d’ailleurs, par les États-Unis après la Deuxième Guerre mondiale, qui ont été un peu modifiées, mais pas énormément, plus l’Union européenne, mais qui au début était vraiment gouvernée par le couple franco-allemand, mais ça s’est fini depuis la réunification. Donc, il n’y a pas de vrai système de gouvernance mondiale.
Sauf que les gouverneurs des banques centrales se parlent entre eux. Et c’est souvent efficace.
Mais il n’y a pas le système au sens idéal. Et les gens qui disent « il faut changer tout ça, il faut modifier le conseil de sécurité, il faut faire je ne sais pas quoi » , qui va imposer ça ?
C’est des martiens qui vont arriver, qui vont imposer aux États-Unis, à la Chine, des structures dont ils ne veulent pas. Donc il faut sortir de l’idée qu’il y a un travail à faire sur le…
C’est très important pour des étudiants de haut niveau, ça. Il y a un travail à faire sur les mots.
Il n’y a pas de communauté internationale. Une fois on empoigne, il faut espérer que ce qui l’emporte sera ce qu’on peut faire de mieux.
Mais pour modifier ça, il faut une force qui s’impose aux uns et aux autres. Il n’y en a pas.
Il n’y en a plus. Ou alors, il faut un accord.
Un accord entre les uns et les autres. C’est la question de l’élargissement du Conseil de sécurité, qui ne se fait pas parce que la Chine n’en veut pas, est typique.
Désolé si je suis un peu brutal, mais je pense que si on intègre les données de la réalité du monde, on est moins désemparé ou accablé chaque matin en écoutant les informations. On est plutôt centré sur « bon, ok, j’ai compris, qu’est-ce qu’on peut faire ? »
Thomas Gauthier
Ce que vous dites fait formidablement écho à ce que j’entends aussi d’un collègue économiste qui ne cesse de me répéter qu’il n’y a pas d’économie de marché, mais il y a des marchands. Il faut interroger et comprendre les acteurs et ne pas, je dirais, manipuler trop d’abstractions quand finalement les dynamiques que l’on subit ou les dynamiques auxquelles on contribue sont propulsées par des acteurs ou bien parfois freinées, voire interdites par des acteurs, ni plus ni moins.
Hubert Védrine
Il faut comprendre les acteurs, dont les peuples qui sont des acteurs, vous voyez, mais tous les autres.
Thomas Gauthier
Si vous le voulez bien encore, on peut passer une dernière fois devant l’oracle, même si en deux questions, je pense qu’il aurait été difficile de balayer plus de sujets. Si vous le souhaitez maintenant, quelle serait la troisième et dernière question pour ce pauvre oracle qui va avoir le droit à un petit peu de repos après ?
Hubert Védrine
L’autre question qu’on pourrait poser concerne la démocratie. Les démocraties… ont été élaborés, soit pacifiquement, par évolution, soit par des révolutions.
En tout cas, on est arrivé en général à des démocraties représentatives. Comme on ne peut pas rassembler des peuples entiers pour décider quelque chose, c’est possiblement des petits cantons suisses, vous voyez.
Donc c’est la représentation. On élit un député, ou un maire, ou un président.
Et après, en principe, on le laisse travailler, en théorie. Il a un mandat pour travailler, et au terme du mandat, on le reconduit ou pas.
Bon, ça c’est la démocratie représentative. Pour des raisons multiples, ce qui était une utopie de philosophe devient une possibilité technique.
Tout le monde pourrait être interrogé chaque matin sur son portable, sur des décisions considérables. Faut-il rétablir la peine de mort ou la maintenir abolie ?
Faut-il augmenter encore les impôts ou les réduire ? Augmenter le budget des hôpitaux ou pas ?
Donc il pourrait y avoir une sorte de cacophonie et une sorte de dictature terrible. Parce que le résultat serait évidemment incohérent.
Les gens voudraient augmenter les prestations sociales qui sont déjà en France au top niveau, tout en réduisant les impôts. Donc il y aurait plein de choses comme ça.
Mais il y aurait une sorte de chaos démocratique pour les gens qui sont pour la démocratie directe. qui ne veulent pas être représentés, on l’a vu à travers pas mal de mouvements sociaux. Alors ça ne concerne pas encore la Chine ou la Russie, ni les pays musulmans, mais ça concerne beaucoup les démocraties.
Sinon on ne comprendrait pas la fureur des votes pour le Brexit, ou bien aux États-Unis, le trumpisme, plein d’autres mouvements, et le fait qu’aux dernières élections françaises, présidentielles, si vous additionnez les lepénistes, les mélanchonistes et les abstentionnistes, vous arrivez à une majorité quand même. Donc il y a une minorité de gens qui croient encore dans la démocratie représentative.
Alors la question que je pose à notre oracle, c’est de dire, est-ce que vous pensez qu’on va réussir à recrédibiliser suffisamment, à relégitimer suffisamment la démocratie représentative, tout en sachant que ça peut marcher, que si elle fonctionne, il faut qu’il y ait des résultats aussi. Est-ce qu’on va y arriver ou est-ce que tout ça ne va pas être balayé un jour ou l’autre ? par des mouvements qui voudront aller plus vite, avec parfois de très bonnes raisons.
On commence à entendre ça dans certains milieux de l’écologie, vous voyez. On ne peut plus attendre, c’est la panique, il faut tout changer, etc.
Il peut y avoir une sorte d’attente de despotisme écologique ou autre, d’ailleurs, pour des raisons sociales ou autres. Donc ma question est-ce qu’on va arriver à requinquer et à relégitimer suffisamment la démocratie représentative ? pour que nous soyons protégés des autres scénarios que je viens d’évoquer.
Je ne sais pas ce qu’il va répondre.
Thomas Gauthier
Là, je pense que l’oracle va devoir y consacrer quelques heures, quelques jours, quelques années. Je vais me permettre, une fois n’est pas coutume, de ne pas réagir à la question que vous venez de poser à l’oracle, mais puisqu’à travers les trois questions que vous lui avez posées, vous avez déjà convoqué à quelques reprises l’histoire, j’aimerais qu’on… passe s’il vous plaît à la deuxième partie de l’entretien et celle-ci démarre en vous demandant si vous pouvez revenir sur un premier événement ou un premier processus qui selon vous a marqué l’histoire et qui peut nous aider aujourd’hui à nous orienter dans le présent et peut-être même à nous projeter dans l’avenir.
Qu’est-ce que l’histoire peut nous aider à penser aujourd’hui peut-être différemment comment la convoquer aujourd’hui ?
Hubert Védrine
Non mais cher ami, la question est trop vaste, parce que si on raisonne l’histoire de l’humanité, je vais renvoyer au néolithique dont j’ai parlé tout à l’heure, qui est colossal, qui s’est étalé sur des milliers d’années d’ailleurs, bon, comme ça. Si on revient dans une histoire plus récente, on va nous dire l’invention de l’écriture, est-ce que c’est un aboutissement ou un début ?
Après, on va nous dire… la constitution incroyable à comprendre de l’Empire romain, mais surtout sa désagrégation, qui donne naissance à une Europe qui n’a jamais été réunie depuis, complètement, par rapport à ça. Bon, si on prend les époques plus récentes, on va dire, disons la Renaissance, l’époque moderne, l’imprimerie, sur laquelle il n’y a pas de guerre de religion, parce que si les gens n’avaient pas eu accès par les livres, Une thèse qui contestait le dogme catholique dominant, il n’y aurait pas eu les enchaînements.
Vous voyez, c’est très compliqué. Après, il y a les âges modernes, mais après, on pourrait dire la Première Guerre mondiale, la Seconde.
Et dans la période plus récente, il faudrait revenir, on l’a d’ailleurs évoqué, sur la façon dont était gérée la sortie de la Deuxième Guerre mondiale. D’autres diraient l’arme atomique qui a créé la dissuasion, etc.
Mais d’autres raisonneraient de façon technique. J’ai d’ailleurs fait allusion dans une des réponses sur la révolution industrielle qui nous a lancés dans l’aventure du productivisme industriel.
Alors je ne sais pas quel est le… Il y a énormément de réponses, en réalité, qui dépendent beaucoup de ce qui est caché derrière la question et de ce que l’on a besoin d’éclairer maintenant, immédiatement dans notre débat.
En tout cas, je pense qu’on ne peut pas se passer non seulement d’une connaissance historique, d’une culture historique, d’une méditation historique, qui ne peut pas ne concerner que notre propre histoire, nous, mais qu’on ne peut pas se laisser enfermer par l’histoire. Et c’est toute l’affaire, comment combiner les deux.
Thomas Gauthier
Quand on a commencé à se parler ensemble, l’histoire, vous avez, je crois… initialement convoqué la révolution néolithique. Peut-être pour dérouler un petit peu ce fil, donc révolution néolithique, on est à il y a 10, 11, 12 000 ans, j’ai plus tout à fait les chiffres en tête.
Apparemment c’est l’avènement de l’agriculture, c’est l’avènement des sociétés sédentaires, c’est une bascule dans l’histoire de notre espèce rendue possible par… une ère géologique de stabilité, l’Holocène. Les géologues nous disent que l’on est déjà sorti ou que l’on s’apprête à sortir très rapidement de cette ère Holocène pour basculer dans l’Anthropocène qui s’accompagnerait d’instabilités climatiques qu’on constate déjà.
Et puis, dans cette histoire longue mais beaucoup moins que le néolithique, on se rappelle que finalement… La découverte et les premières utilisations des combustibles fossiles, c’était il y a 150-200 ans.
C’est-à-dire, une parenthèse, un temps extrêmement court par rapport au temps long de l’évolution de notre espèce. Ce qui, moi personnellement, me perturbe au plus haut point, c’est d’imaginer qu’il nous faille aujourd’hui, nous qui avons la chance ou la malchance de vivre maintenant, penser des chemins, penser des inventions.
Imaginez des inventions, comme vous le disiez plus tôt, nous permettant délégamment et avec le moins de violence possible sortir d’une parenthèse carbone. Comment est-ce qu’on intègre individuellement et collectivement que l’on est dans une parenthèse carbone, que l’on est dans une époque incroyable d’à peine deux siècles marquée par la croissance exponentielle d’à peu près tous les indicateurs qui nous renseignent sur nous en tant que… système humain, c’est-à-dire que si on regarde les chiffres concernant les réseaux de transport, concernant les réseaux de communication, concernant l’utilisation de telle ou telle ressource, tous ces indicateurs suivent des courbes exponentielles, alors même que apparemment, on est plutôt câblé pour raisonner en mode linéaire.
Je me perds un tout petit peu dans ma question, parce qu’en fait, comme vous le disiez, méditez-l’histoire ?
Hubert Védrine
J’ai plus beaucoup de temps après, donc je vais répondre. J’ai compris.
Alors d’abord, sur Anthropocène, il y a débat quand même. Donc certains disent qu’il faut parler d’Anthropocène maintenant, et d’autres géologues trouvent que c’est une réaction trop émotionnelle, disons prématurée, précipitée.
Bon, là il y a un débat. D’autre part, ce n’est pas tellement étonnant que dès lors qu’on invente le moteur, j’en ai parlé tout à l’heure, le moteur, et qu’il faut que… machines à vapeur, moteurs à explosion, il y a du charbon partout.
Donc quand on découvre que le charbon, qui était connu autrefois, mais qui ne servait à rien en fait, que le charbon permet de dégager une énergie géante, qui va permettre de faire des tas de trucs, à tout point de vue, pas que militaire, il y a aussi les bateaux, les trains, etc. Donc ce n’est pas du tout étonnant que l’humanité se soit précipitée sur le charbon, et que c’est créé à une autre époque, qui est donc productiviste, énergétivore, tout ce qu’on veut. et que tout le monde se serve du charbon.
Alors après, il y a eu le pétrole, le gaz, et le nucléaire qui est toujours resté marginal parce qu’il a fallu très très très longtemps pour que l’on découvre qu’il avait l’avantage de ne pas émettre de CO2. Mais l’humanité s’est habituée très vite à ça.
Pourquoi l’humanité ne s’habituerait pas très vite à autre chose, si on trouve autre chose ? Regardez la vitesse.
L’agriculture, en une fois, c’est compliqué parce qu’il faut faire changer de job des milliards de gens et ne pas les mettre en chômage. Sinon, c’est la révolution mondiale.
Mais quand il s’agit d’industrie ou d’invention, il peut y avoir des inventeurs qui trouvent des choses et après, ça se répercute dans toute la chaîne. Regardez la vitesse à laquelle on est passé à la voiture électrique.
Personne n’imaginait ça il y a 30 ans. On n’imaginait même pas l’intérêt de la voiture électrique. d’ailleurs certains Même des écologistes disent qu’on passe trop vite, parce qu’en réalité, on donne le marché mondial de la voiture aux Chinois.
Il y a une avance énorme en termes de batterie. Et la vitesse à laquelle on a inventé les voitures électriques, plus ou moins lourdes, avec des batteries qui s’améliorent sans arrêt, c’est impensable.
Donc ça, c’est un élément d’optimisme pour les gens qui se posent des questions, que vous vous posez. Donc il y a un chemin, et ça me ramène à ce que j’ai dit avant, qui est qu’il faut dégager des chemins, des processus en disant ça on peut le changer en un an, ça c’est en 10 ans, ça c’est en 30 ans, c’est embêtant, c’est trop long.
Mais il y a des millions de gens qui ne pensent qu’à ça toute la journée, toute la journée par rapport à l’enjeu global. Alors évidemment, si en termes climatiques, on n’a affaire qu’à une instabilité, c’est empoisonnant, c’est compliqué à gérer.
Mais si on a affaire à une sorte de réchauffement irratrapable, là il n’y a pas de réponse en fait. Il n’y a pas de réponse, c’est trop grave.
Mais même le GIEC ne dit pas ça. Le GIEC c’est très compliqué, c’est très compliqué à analyser, personne ne lit les rapports.
Donc ce que vous avez en tête sur le GIEC, il y a peut-être des spécialistes qui vont nous écouter, qui ont une connaissance exacte, mais en général, on opte sur ce que dit le GIEC, on a vaguement compris ce que les médias ont résumé de ce qu’ils avaient compris des conclusions faites par d’autres. Donc presque personne ne remonte au GIEC en tant que tel, vous voyez.
Donc, alors je ne dis pas que ça fait disparaître les interrogations, je dis simplement que ça les relativise un peu, que ça les remet en perspective, et ça nous remet dans la même question qu’avant, qui est comment faire en sorte d’inventer les batteries de l’avenir, de moins en moins lourdes, de plus en plus faciles à recharger, utilisant de moins en moins de minéraux exceptionnels ou de matériaux dont la production elle-même, l’extraction, a des conséquences écologiques. Mais c’est l’ensemble de la chaîne qui est en train d’être révolutionnée.
Donc il n’y a pas une activité économique dans le monde, dans ces domaines, qui ne soit sous pression. Pas uniquement parce qu’il y a des campagnes d’opinion ou des militants qui s’agitent, parce que les dirigeants eux-mêmes sont des êtres humains, qui ont des enfants, des petits-enfants, et ils savent bien qu’il faut changer.
Après, il y a une course de vitesse. Donc il faut trouver un point d’équilibre, à mon avis.
C’est très bien qu’on ait pris conscience. On n’est pas dans l’époque du déni.
Moi, je me rappelle, il y a encore 20 ou 30 ans, dans les premières conversations concernant la nécessité de relever les défis dont vous parlez dans vos différentes questions, j’entendais même dans des milieux de très haut niveau des gens dire « Oui, c’est dommage pour les petits oiseaux, mais c’est quand même les êtres humains qui passent avant. » Raisonnement débile, parce que la biodiversité est un tout. Ou alors j’ai entendu dire, mais des dizaines de fois, on ne va quand même pas revenir à l’âge des cavernes.
Il y a d’ailleurs des moments dans les cavernes où les gens vivaient très bien, à mon avis. Ça dépend des moments et de ce que la nature offre autour. Mais ce genre de réaction débile a disparu, en gros.
Elle faisait simplement des climato-sceptiques. Alors certains sont des fanatiques.
Ce qu’ils disent n’a pas d’intérêt. Et il y a des vrais… scientifiques qui disent « on exagère un peu, le calcul est compliqué, on peut peut-être s’y prendre autrement » , ils sont dans le mouvement, ceux-là, dans le mouvement pour relever tous les défis.
Donc moi je ne bascule pas dans la… pourtant je parle de sujets depuis longtemps, il y a longtemps que je dis que ça surplombe la géopolitique, que ce n’est pas annexe, que ce n’est pas de l’environnement, un terme que je n’aime pas du tout, mais je n’arrive pas à des conclusions purement fatalistes, ni purement désespérantes. Et je pense que la panique de certains milieux en Europe occidentale, exclusivement, ne sert à rien, en fait.
Donc au lieu d’engueuler les grandes entreprises ou les grandes écoles, qu’ils aillent les rejoindre et qu’ils intensifient et qu’ils accélèrent le travail de recherche. Il ne se passe d’ailleurs pas une semaine sans qu’il y ait quelque part dans le monde un chercheur qui a amélioré le fonctionnement de tel ou tel moteur. qu’à trouver une molécule qui est moins pire que celle d’avant, ou d’autres procédés pour la construction, ou un changement alimentaire, etc.
Mais il faut faire basculer l’humanité. Il y a des milliards de gens qui ont encore des activités non écologiques, mais ils ne l’ont pas fait exprès, ils n’ont pas choisi ça.
Donc il faut trouver le chemin. En le formulant comme ça, vous voyez, je ne suis ni fataliste, ni accablé, ni complètement naïf.
Je pense qu’il y a des chemins.
Thomas Gauthier
Je vous propose qu’on… On termine notre échange sur ces mots que vous avez prononcés à plusieurs reprises, inventer des chemins et bien saisir les jeux d’acteurs qui permettent à ces chemins d’être inventés, bien en saisir aussi la temporalité, et regarder du côté de ce que la science, la technique et la découverte peuvent permettre en termes de chemins que nous ne sommes peut-être même pas encore capables d’imaginer.
Merci beaucoup, M. Védrine, pour ce temps.
Hubert Védrine
Merci de m’avoir donné l’occasion de cet échange. J’espère que nos auditeurs futurs seront d’accord ou pas d’accord, je n’en sais rien, mais en tout cas intéressés et stimulés.
Thomas Gauthier
Ils auront en tout cas une belle matière à penser. Merci.
Hubert Védrine
Merci bien.