Quand Google embauche pour l’après-AGI, ce n’est pas une mode. C’est un signal faible. Et une leçon de stratégie.
Dans un monde en accélération, les ruptures ne préviennent pas. Elles s’annoncent. Par des indices discrets. Des frémissements. Des mouvements marginaux. Ce sont les signaux faibles. Ils ne crient pas. Mais ils parlent. À ceux qui savent les écouter.
Qu’est-ce qu’un signal faible ?
Un signal faible est une information qui, prise isolément, peut sembler banale – une embauche, un brevet déposé, une prise de position marginale, une expérimentation locale, un usage émergent dans un secteur inattendu. Mais remise dans un contexte plus large, mise en réseau avec d’autres observations, elle peut annoncer une mutation profonde. Le signal faible n’est ni une tendance lourde, ni une prédiction. C’est un indice précoce d’un futur possible, une vibration initiale qui, si elle se confirme, pourrait ouvrir une rupture.
Son utilité stratégique est considérable. Les signaux faibles permettent de voir avant les autres, de préparer l’improbable, de tester des futurs encore improbables avant qu’ils ne deviennent inévitables. Dans un environnement instable, ils sont nos radars. Ce sont eux qui permettent aux gouvernements responsables, aux dirigeants lucides, aux institutions vigilantes de ne pas piloter à vue. Ils rendent possible l’anticipation, l’élaboration de scénarios, la constitution de marges de manœuvre avant que l’événement ne devienne inéluctable.
Le danger d’interpréter trop ou trop peu
Mais encore faut-il faire preuve de discernement. Car un signal faible n’est ni une certitude ni une vérité. Il ne garantit rien et peut se révéler trompeur. Il arrive que l’on confonde un épiphénomène avec une bascule en formation, un bruit avec une indication. Croire à tort à un signal faible, c’est risquer de mobiliser des ressources sur un mirage. À l’inverse, l’ignorer quand il est réel, c’est se condamner à la surprise stratégique – et à l’improvisation en situation de crise.
Toute la difficulté réside donc dans la posture : savoir observer sans s’emballer, détecter sans exagérer, relier sans surestimer. Ce travail demande du temps, de l’intelligence collective, une lecture transversale des systèmes. Il suppose aussi une culture institutionnelle de la vigilance, du doute fécond, de la pensée non linéaire. Et il commence bien souvent par une question simple : « Et si ce que je vois là était le début de quelque chose ? »
Un signal faible n’est ni évident, ni bruyant. Mais pour celles et ceux qui savent l’interpréter, il devient une invitation à élargir le regard, à reprendre l’initiative, à se préparer autrement.
Les signaux faibles sont souvent considérés comme inutiles parce qu’ils ne sont ni quantifiables, ni urgents, ni consensuels. Mais c’est ce qui fait leur valeur. Ce sont les premières vibrations d’un futur possible — et ce sont ceux qui les captent aujourd’hui qui seront capables d’agir demain.
Identifier un signal faible n’équivaut pas à l’approuver ; voir venir ne signifie ni applaudir ni encourager.
C’est un acte de lucidité et de responsabilité : comprendre un frémissement pour décider ensuite s’il faut surfer la vague… ou bâtir la digue qui contiendra le tsunami.
Un exemple récent : Google recrute pour “l’après-AGI”
AGI. Trois lettres qui condensent une promesse — ou une menace — civilisationnelle.
L’intelligence artificielle générale désigne une IA capable de raisonner, apprendre, s’adapter comme un humain. Une IA capable de résoudre un problème non prévu, de se reprogrammer, de s’améliorer. Bref : de penser.
Il est vrai que si certains experts attendent l’AGI pour la fin de la décennie, d’autres estiment que l’AGI reste aujourd’hui une hypothèse lointaine, voire incertaine. Mais si — et je dis bien si — elle émerge, alors plus rien ne sera comme avant : nos emplois, nos institutions, nos lois, notre conception du pouvoir.
Face à cela, que fait Google ?
Il recrute.
Pas des ingénieurs, mais des stratèges, des chercheurs, des sociologues, des penseurs. Des profils capables d’imaginer des scénarios post-AGI, d’en tirer des lignes directrices, de modéliser des futurs, de poser les bonnes questions avant qu’il ne soit trop tard. Pas parce que l’AGI est déjà là, mais parce que si elle arrive, ils veulent en avoir les clés — ou, à minima, ne pas en être les victimes.
Ce signal faible, ce n’est pas Google qui l’a nommé. C’est nous qui devons le reconnaître comme tel. Ce sont les actions discrètes — comme ce type d’embauche — qui, mises en contexte, révèlent un changement stratégique profond. Encore faut-il savoir les repérer. La veille stratégique commence souvent là : dans l’analyse de gestes silencieux mais lourds de sens.

Ce que fait Google – recruter pour l’ère post-AGI – n’est pas un coup de communication. C’est une leçon de stratégie à long terme. Une démonstration d’anticipation intelligente. C’est, très concrètement, le début du cycle de résilience, tel qu’il est enseigné dans divers modèles de gestion de crise et d’adaptation systémique.
L’OTAN nous dit : « La résilience inclut la capacité d’anticiper, de résister, d’absorber, de se rétablir et de s’adapter face à des événements perturbateurs. »
- Anticiper – Scanner les signaux faibles, évaluer les menaces, imaginer des scénarios, planifier et se préparer.
- Gérer (Managing) – Mobiliser les systèmes de soutien, allouer les ressources, assurer la coordination et partager l’information pendant la crise.
- S’adapter (Adapting) – Apprendre, ajuster les comportements, intégrer les leçons, faire évoluer les systèmes de réponse.
- Se rétablir (Recovering) – Réorganiser les priorités, stabiliser l’activité, redéployer les ressources et préparer les adaptations futures.
Google, ici, investit pleinement dans la première phase du cycle de résilience : l’anticipation. Une phase que tant d’acteurs — publics comme privés — négligent, car jugée trop spéculative, trop lointaine, trop incertaine.
Pourtant, c’est précisément cette démarche — le fait même que Google se prépare à l’émergence d’une AGI encore hypothétique — qui constitue un signal faible pour nous. À condition, bien sûr, d’être capables de le percevoir comme tel. Car les signaux faibles ne s’imposent pas. Ils se reconnaissent. Ils se lisent entre les lignes. Ils demandent une posture active, attentive, stratégique.
Un signal faible (presque) ridicule ?
Tous les signaux faibles ne viennent pas de la Silicon Valley. Certains surgissent dans l’absurde, le marginal, ou même, voire souvent, le grotesque. Et pourtant, ils peuvent révéler des mutations profondes de notre rapport au réel.
Vu sur TikTok : des enfants et adolescents se filment en train de parler à des objets connectés — enceintes vocales, distributeurs, bornes de recharge, voire feux de signalisation. Ils les interpellent, les remercient, les provoquent. À première vue, cela ressemble à un simple jeu. Après tout, les enfants ont toujours parlé à leurs poupées. Mais ici, l’objet peut répondre. Parfois par la voix, parfois par une action, parfois par une illusion d’attention. Pendant que les adolescents confient leurs secrets à des IA comme à des confesseurs numériques, que les professionnels échangent déjà poliment avec ChatGPT pour affûter leurs analyses, les plus jeunes, eux, commencent tout simplement à parler aux choses.
Ce glissement est crucial : on ne parle plus à un objet inerte pour faire semblant, on interagit avec une chose programmée pour réagir — ou feindre la conscience.
La frontière entre l’imaginaire et le technique devient floue. Ce n’est plus du jeu symbolique, c’est le début d’une cohabitation sociale avec des artefacts semi-intelligents. Et si, dans vingt ans, il nous semblait aussi naturel de dire bonjour à une IA de rue qu’à un voisin ? Et si les enfants d’aujourd’hui étaient les premiers à intégrer les objets techniques dans leur monde social — non pas comme outils, mais comme interlocuteurs ? Ce type de comportement, encore marginal, fait sourire. Et c’est précisément pourquoi il mérite attention. Les signaux faibles qui comptent vraiment sont souvent ceux qu’on juge d’abord ridicules.
La règle : prendre le ridicule au sérieux.
Les révolutions commencent souvent par un jeu d’enfant.
Et nous, dans nos institutions publiques, que faisons-nous ?
Avons-nous des cellules de veille transdisciplinaires capables de capter et relier ces signaux ?
Formons-nous nos décideurs – dans nos écoles et universités – à cette lecture précoce du changement ?
Cultivons-nous une culture politique de la prospective, plutôt que de la réaction ?
Ce n’est pas être alarmiste que de se préparer. C’est être responsable. Refuser de voir un signal faible, c’est prendre le risque de se réveiller trop tard, et de devoir réagir dans l’urgence, sans avoir eu le temps de penser. Or gouverner, c’est penser l’après, y compris quand cet après semble encore incertain, voire absurde.
Mais cette exigence de lucidité ne concerne pas que l’État. Elle est tout aussi vitale pour les entreprises.
Dans les années 1960, la longévité moyenne d’une entreprise du S&P 500 était de 67 ans, selon une étude d’EY. Elle n’est plus que de 15 ans aujourd’hui et devrait chuter à 14 ans d’ici 2026, alerte Innosight, qui prédit qu’une société sur deux actuellement dans l’indice aura disparu ou changé de forme à l’horizon 2030.
Ce n’est pas une anomalie passagère. C’est un signe structurel. Les entreprises ne sont plus évincées pour avoir mal géré une crise. Elles disparaissent parce qu’elles n’ont pas vu venir. Parce qu’elles n’ont pas su anticiper. Parce qu’elles n’étaient pas résilientes.
les mutations sociales ou environnementales ne laissent plus le luxe de s’adapter après coup
Pourquoi ? Parce que les ruptures technologiques, les chocs géopolitiques, les mutations sociales ou environnementales ne laissent plus le luxe de s’adapter après coup.
La résilience ne peut plus être un réflexe de crise que l’on enclenche après le choc; elle doit devenir une compétence de pilotage. Elle se construit en amont, dans le temps long, et commence par une posture d’anticipation. Cela signifie apprendre à capter les signaux faibles, à explorer des futurs possibles, à détecter les points de bascule avant qu’ils ne dégénèrent en ruptures irréversibles.
Dans un monde où les trajectoires ne sont plus linéaires, vouloir encore exister dans dix ou cinquante ans — que l’on soit une nation ou une entreprise — exige bien plus qu’une bonne gestion du présent.
Cela exige une vision. Et cette vision ne peut être simplement réactive. Elle doit être résolument prospective.
Ce n’est pas être alarmiste que de se préparer. C’est être responsable.
Et vous, qu’en pensez-vous ?
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Il y a aussi une autre façon d’interpréter la chose : Google en faisant de la sorte propose une fuite en avant sans assumer les responsabilités des développements technologiques.
Cela qui est typique de la Silicon Valley: on pense après, car cela nous évite de réfléchir à ce que l’ on fait maintenant…. et la technologie suivante viendra de toute façon résoudre les problèmes créés par les technologies précédentes ! Cela a été très bien relevé par Qiao Liang & Wang Xiangsui.
Pourquoi ne pas y réfléchir et le cas échéant ne pas faire certaines choses comme le thématise ici le Dr. Ulf Ehlert – Pourrions-nous vs Devrions-nous ?