Je ne sais pas si cela vous est déjà arrivé, mais à moi oui. Un projet de prospective qui ne se passe pas comme prévu, malgré l’investissement, la préparation, la confiance mise dans les personnes. Ce genre de situation déstabilise, interroge, et mérite qu’on prenne le temps de la comprendre.
Je travaille généralement avec des équipes à qui je laisse une large liberté. Le projet se construit au fil des échanges, des idées partagées, des intuitions croisées. On avance sans toujours savoir précisément où l’on va, mais on sent que quelque chose émerge. C’est cette dynamique qui, bien souvent, donne naissance à des résultats riches, parfois inattendus, mais toujours nourris d’intelligence collective.
Dans la plupart des cas, cela fonctionne. L’alchimie opère. Mais il arrive aussi que le processus s’enlise, que les attentes restent floues, ou que le résultat final ne réponde pas à ce que l’on espérait — non pas parce qu’il est mauvais, mais parce qu’il n’est pas celui attendu.
Ce que je propose ici, ce n’est pas une méthode, ni un jugement. Ce sont deux cas concrets, deux expériences vécues, où il a fallu décider : poursuivre malgré l’inconfort, ou interrompre un projet qui ne tenait plus ses promesses. Parce qu’en prospective, comme ailleurs, savoir s’arrêter et comment s’arrêter peut aussi faire partie du métier.
Quand l’ego se fait mauvais conseiller
Le projet est ambitieux et démarre sous les meilleurs auspices. Afin de récolter des avis divers sur l’usage de certaines technologies, nous décidons d’organiser deux sessions d’une journée et demie chacune, réunissant une trentaine de participants par session. L’objectif est double : produire du contenu autour de différentes questions, et favoriser l’émergence d’une communauté.
Comme à mon habitude, je demande à être impliqué dans les différentes phases de conception. Il ne s’agit pas de diriger, mais d’orienter les choix vers un style et des éléments susceptibles d’apporter une réelle valeur ajoutée au client final.
Trois mois avant l’événement, aucune ligne directrice n’a encore été proposée. Deux mois avant, une rencontre permet de confirmer les objectifs de la première session, ainsi que le type de documents nécessaires pour l’encadrer. Mais un mois avant, et jusqu’à deux semaines de l’échéance, il est toujours impossible d’obtenir un aperçu détaillé du processus ni des documents d’accompagnement, qui auraient déjà dû être bien avancés.
Face à ce silence prolongé, je pose un ultimatum à quinze jours de la date clé. Une visioconférence est alors organisée, durant laquelle de nombreuses questions émergent — pas seulement de ma part, mais aussi des modérateurs, chargés d’animer les groupes.
Action
Le jour venu, l’ambiance est bonne. Les participants triés sur le volet ont répondu présent, et l’organisation logistique est remarquable. Comme d’habitude, je commence par introduire le projet, en posant le contexte, puis je rejoins les autres en tant que simple participant.
L’atelier débute, et la modératrice découvre sur le moment ce qu’elle est censée faire. Mon groupe, quant à lui, ne comprend pas clairement ce qui est attendu. La même confusion règne dans le second atelier, qui s’appuie sur les résultats du premier — fournis par un autre groupe, qui visiblement a vécu une expérience similaire.
Ne comprenant pas ce qu’on pourra réellement tirer du contenu produit, je prends l’initiative de solliciter l’avis de quelques participants de confiance. Leurs retours sont sans appel : personne ne comprend la logique des étapes, ni ne se sent légitime pour répondre aux questions posées. En revanche, ceux qui sont restés — car certains ont préféré écourter leur présence — saluent l’excellente organisation et le plaisir d’avoir pu rencontrer des personnes d’horizons variés, jusque-là croisées uniquement sur les réseaux sociaux.
La deuxième journée s’achève par une restitution très enthousiaste, ponctuée de regards dubitatifs… vite dissipés par l’apéritif de clôture.
Debriefing
Le lendemain, nous organisons un débriefing en deux temps : d’abord le retour de la personne responsable de l’organisation, puis le mien.
Il ne vous surprendra probablement pas d’apprendre que nos perceptions sont diamétralement opposées.
Acceptant de ne pas tout comprendre, je demande des explications : en quoi les résultats obtenus sont-ils, selon elle, des « wonderful results » ? Et surtout, comment ces résultats pourraient-ils être concrètement exploités ? La seule réponse que je reçois est que tout le monde était content.
Je fais également part de ma surprise quant à la manière dont le projet a été mené. Très peu d’échanges, presque aucune coordination d’équipe. Suivant le conseil de mon supérieur, je pose une question délicate : y a-t-il eu des difficultés personnelles — maladie, séparation, surcharge — qui auraient pu expliquer cette désorganisation ?
Après avoir exposé mon point de vue, ainsi que les retours reçus des participants et les expériences parfois traumatisantes des modérateurs, je propose une issue constructive : co-préparer la deuxième étape du projet, prévue trois mois plus tard. Pour cela, je demande simplement qu’un compte rendu clair de la première étape me soit transmis dans un délai d’un mois, afin de construire une suite cohérente.
Réaction
Un mois passe. Aucune nouvelle.
Après plusieurs tentatives, nous finissons par échanger au téléphone. Je repose la question essentielle :
« Quels changements prévois-tu pour la deuxième étape, à la lumière des retours sur la première ? »
La réponse tombe, mot pour mot :
« Nothing, there were amazing results !» (Rien, les résultats étaient extraordinaires !)
Je raccroche. Puis j’appelle la direction de l’organisation pour leur annoncer que je mets fin au projet, avec effet immédiat.
Epilogue
Arrêter un projet, ce n’est pas nécessairement mettre un terme, mais cela impacte fortement une relation. J’ai longtemps connu cette personne dans un rôle bien précis : celui de participante à des conférences et ateliers. Toujours enthousiaste, constructive, de bonne humeur. Mais cette fois, je l’ai vue dans un autre rôle, et sous un autre jour.
J’ai beaucoup réfléchi à ce qui s’est passé. Je me suis même senti trahi, d’une certaine manière. Peut-être avais-je cru à tort que cette personne possédait les compétences nécessaires pour porter un projet. Peut-être aurais-je dû voir que son expérience, jusqu’ici, s’était toujours cantonnée à une posture de participante.
Or un projet de prospective, c’est un tout. Il faut des compétences multiples, qui interagissent comme les instruments d’un orchestre. C’est cette combinaison qui permet à une équipe de trouver son harmonie. Autour d’elle, il y avait une équipe — mais selon leurs propres mots, elle n’a jamais été considérée comme telle. La dynamique a été étouffée par un ego manifestement surdimensionné une fois le projet lancé.
Ce qui m’a le plus surpris, c’est l’incapacité à se remettre en question. Il y a eu un moment révélateur :
« Je fais tout ce qu’il faut pour que le client soit satisfait. »
Ce à quoi je n’ai pu m’empêcher de répondre :
« Je suis d’accord sur le principe. Mais il y a un problème car ici, le client, c’est moi. »
On peut tendre la main, être compréhensif, prendre sur soi, faire confiance. Mais à un moment, il faut aussi savoir dire stop.
Ce n’est jamais facile, cela a des conséquences, mais c’est parfois indispensable.
La prospective n’est pas une science exacte. Elle repose sur du jugement, de la subjectivité, de l’intuition. Mais la gestion de projet, elle, demande de la clarté : des méthodologies solides, un cadre rigoureux, des plans d’action concrets. C’est là-dessus qu’un dispositif de prospective peut s’appuyer, sans compromis.
On peut tendre la main, être compréhensif, prendre sur soi, faire confiance. Mais à un moment, il faut aussi savoir dire stop.
Trimer sans trame
Ce deuxième cas est d’une tout autre nature. Le travail a été mené avec sérieux, le contenu est solide, et l’objectif poursuivi — une recherche sur un thème complexe — justifie une certaine densité d’information.
Le défi, ici, n’est pas la qualité du fond, mais sa forme.
Le rapport est long, très structuré, mais difficile à appréhender. La hiérarchie des chapitres et sous-chapitres brouille la lecture d’ensemble. Il va falloir simplifier, clarifier, et trouver un fil conducteur.
Itérations
Une première réunion est organisée pour analyser la matière et commencer à l’éclaircir. Tout le monde semble aligné sur le besoin de rendre l’ensemble plus lisible. Une nouvelle version est annoncée.
La version suivante arrive. Très complète, une fois encore. Mais toujours aussi difficile à suivre. Les arguments s’enchaînent sans lien évident. Certaines formulations, en plus, pourraient être mal interprétées : parfois trop directes, parfois presque arrogantes. Un nouveau défi se présente : celui du ton.
Nous convenons d’une nouvelle réunion. Objectif : poser des bases claires pour aboutir à une brochure thématique plus resserrée, plus ciblée, plus accessible. L’échange est constructif. Tout le monde semble à nouveau d’accord.
Deux mois plus tard, une troisième version du texte est livrée. On est passés des 53 pages de la version initiale à 24 pages, ce qui est déjà une avancée. Mais la structure reste difficile à saisir. La trame ne se dégage toujours pas.
Situation
Quand on en est à trois versions d’un même document, et qu’aucune ne parvient à traduire l’intention initiale de façon claire, la fatigue commence à se faire sentir. D’autant que chaque itération représente du temps, de l’énergie et du budget.
On pourrait miser sur une mise en forme poussée pour compenser les défauts de structure, en espérant que l’habillage graphique donne de la lisibilité au propos. Mais cela impliquerait de mobiliser au minimum une personne supplémentaire, notamment pour les illustrations. Et avec l’expérience, je sais que cela entraînerait très probablement de nouvelles itérations, sans garantie d’aboutir.
Je prends donc la décision d’arrêter le projet en l’état. Le contenu est là, mais pas la forme. Est-ce grave ? Non. Plutôt que de forcer une publication fragile, nous conservons le document en interne. Il devient une base de travail, une réserve d’idées, un ensemble d’arguments précieux qui pourront nourrir d’autres formats, d’autres projets.
Epilogue
Il y a forcément une part de frustration lorsque le travail ne trouve pas sa forme finale, et ce des deux côtés. Mais il y a une différence essentielle : ici, le fond existe. Ce qui a manqué, ce n’est pas la qualité du contenu, mais sa traduction dans un format cohérent et lisible, dans les délais et les contraintes budgétaires impartis.
Le contenu de cette recherche ne sera pas perdu : certains extraits nourrissent déjà d’autres projets. Je reste persuadé qu’avec davantage de temps, une version publiable aurait pu voir le jour. Mais dans un dispositif de prospective, il faut parfois accepter qu’un travail reste à l’état de ressource interne, plutôt que de forcer une publication qui ne rendrait pas justice à sa richesse.
accepter qu’un travail reste à l’état de ressource interne, plutôt que de forcer une publication qui ne rendrait pas justice à sa richesse
Conclusion
Ces deux situations me l’ont confirmé : un projet ne se juge pas uniquement à ce qu’il produit, mais également à la manière dont il est mené. Quand les conditions ne sont plus réunies pour avancer avec clarté et engagement, il faut savoir dire stop.
En allant de l’avant dans un processus dénué de sens pour la majorité des parties prenantes, on ouvre la porte à une autre question : comment ont été conduits les projets précédents, ceux qui forment le socle et l’histoire du dispositif de prospective ? La crédibilité de ces travaux peut alors soudainement être remise en question.
Arrêter un projet n’est ni un aveu d’échec, ni une défaite. C’est un acte de lucidité. Cela suppose d’assumer ses choix, d’expliquer sa position, et de reconnaître ce qui a fonctionné — et ce qui, tout simplement, n’a pas trouvé sa place.
Il ne s’agit pas de fermer la porte, mais de préserver l’intégrité du processus. Et parfois, cela vaut mieux qu’une publication bancale ou un livrable vide de sens.
En prospective, comme dans toute démarche collective, savoir s’arrêter est une compétence. Cela demande parfois du courage, mais c’est le seul moyen de rester fidèle à ce que l’on cherche à construire, à sa vision et à ses valeurs.
Et vous, qu’en pensez-vous ?
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