Q303 | Comment la veille narrative peut aider à décoder les stratégies de demain ?

4 novembre 2025
5 mins de lecture

Derrière chaque transformation économique ou technologique se cache une bataille plus discrète : celle des récits.

Nos représentations collectives de la croissance, du progrès, et de la transition, orientent ce que nous jugeons possible, souhaitable ou légitime.

Aujourd’hui, les récits du XXᵉ siècle s’effritent : la promesse d’une croissance infinie, la croyance dans un progrès linéaire, la confiance dans la mondialisation heureuse.

Face à la crise aux multiples facettes (écologique, énergétique, géopolitique) émergent d’autres manières de se projeter. On parle de sobriété, de régénération, de résilience.

Ces « nouveaux récits » ne sont pas de simples tendances culturelles. Ils façonnent les politiques publiques, orientent les financements, redéfinissent les stratégies d’entreprise. Dans ce contexte, l’intelligence économique et la veille stratégique ne peuvent plus se limiter à l’analyse des faits. Elles doivent intégrer une dimension cognitive : comprendre les récits qui structurent les choix collectifs.

 

l’intelligence économique et la veille stratégique ne peuvent plus se limiter à l’analyse des faits. Elles doivent intégrer une dimension cognitive

 

Comprendre les « nouveaux récits » : des imaginaires en recomposition

 

Un récit n’est pas une histoire qu’on raconte, mais une grille de lecture qui rend le monde intelligible. Il relie des faits, des valeurs et des émotions pour orienter l’action. Changer de récit, c’est changer de boussole stratégique.

 

Plusieurs basculements sont à l’œuvre :

  • De la croissance à la sobriété : le “toujours plus” se confronte au “mieux”, et l’efficacité à la frugalité.
  • Du contrôle à la résilience : face à l’incertitude, la maîtrise totale devient illusoire ; la capacité à s’adapter devient centrale.
  • De la globalisation à l’ancrage : Le local, le circuit court, le territoire regagnent du sens face aux vulnérabilités des chaînes mondiales.
  • Du leadership héroïque à l’intelligence collective : les modèles de gouvernance s’ouvrent à la coopération et à la co-construction.

 

Les nouveaux récits ne s’opposent pas toujours frontalement aux anciens récits, mais les déplacent, les hybridisent. Ainsi, la réindustrialisation verte ou le Green Deal européen articulent croissance et soutenabilité : un compromis narratif entre deux imaginaires longtemps jugés incompatibles.

 

 

Un récit n’est pas une histoire qu’on raconte, mais une grille de lecture qui rend le monde intelligible.

Main dans le kaléidoscope lumineux.

Les récits comme enjeu d’intelligence économique et de puissance

Les récits sont désormais un instrument de puissance. Ils encadrent les normes, influencent les politiques publiques et façonnent les marchés avant même que les innovations ne s’imposent.

Chaque puissance développe le sien :

  • Aux États-Unis, le récit du leadership par l’innovation prolonge une vieille mythologie : celle de la liberté créatrice et de la réussite individuelle. Derrière l’idéal de la “technologie au service de la démocratie”, on observe une stratégie plus pragmatique — étendre l’influence américaine par la standardisation technologique et la captation des dépendances numériques.

  • En Chine, la référence à l’harmonie et à la stabilité fonctionne comme un instrument de cohésion interne et d’affirmation externe. Ce récit concilie modernisation accélérée et contrôle social, tout en promouvant un modèle alternatif à la gouvernance occidentale : le progrès sous pilotage politique.

  • L’Europe, enfin, cherche à se distinguer par un récit de transition juste et régulée. Elle ambitionne de concilier compétitivité et soutenabilité, innovation et éthique. Mais ce récit demeure fragile : il oscille entre ambition normative et dépendance technologique. L’Europe peine encore à transformer ses valeurs en avantage stratégique, à faire de sa “voie régulée” une puissance d’attraction et non une contrainte.

Ces narratifs ne sont pas neutres : ils conditionnent la manière dont chaque acteur perçoit ses marges de manœuvre.

Pour l’État français et pour l’Union européenne, l’enjeu est donc de bâtir une souveraineté cognitive :

  • savoir lire les récits dominants,
  • détecter les stratégies d’influence qu’ils véhiculent,
  • produire nos propres récits d’avenir — capables de fédérer, d’inspirer et de différencier.

L’Europe oppose à la course à la puissance américaine un récit d’“IA de confiance”. Cette approche éthique est souvent perçue comme défensive, mais elle pourrait devenir une marque de différenciation stratégique si elle s’incarne dans des modèles concrets et cohérents.

Première saison du deftech podcast consacrée à La menace cognitive

Les implications pour les entreprises : veille stratégique et influence narrative

Pour les entreprises, ces mutations narratives ne sont pas abstraites : elles affectent directement leurs marchés, leurs clients et leurs partenaires.

La veille stratégique doit désormais intégrer une dimension qualitative :

  • Observer les glissements de langage dans les politiques publiques et les médias.
  • Identifier les thèmes émergents dans les rapports d’experts, les conférences, les appels à projets, et pas seulement dans l’écoute des clients et des actionnaires.
  • Cartographier les acteurs qui façonnent le débat en allant au-delà d’une veille concurrentielle : think tanks, coalitions, ONG, influenceurs industriels.

Cette veille narrative permet d’anticiper les cadrages futurs : quand un concept se banalise, quand un autre décline, quand un terme change de connotation. Le passage du “zéro carbone” à la “neutralité carbone” : deux expressions proches, mais aux implications politiques et industrielles très différentes.

 

Au-delà de la veille, les entreprises doivent aussi travailler leur propre récit :

  • Comment raconter leur transition sans tomber dans le greenwashing ?
  • Comment incarner une vision qui relie stratégie, innovation et responsabilité ?
  • Comment influencer leur écosystème sans surjouer la communication ?

Dans un environnement saturé de messages, la crédibilité devient la première ressource stratégique.

 

 

Dans un environnement saturé de messages, la crédibilité devient la première ressource stratégique.

Vers une veille des imaginaires : discerner les récits à venir

Anticiper les transformations ne consiste plus seulement à suivre les tendances, mais à décrypter les imaginaires qui les sous-tendent, identifier les signaux faibles.

Les récits émergent souvent en marge : dans les arts, les sciences sociales, les initiatives locales. Ce sont des signaux faibles d’une recomposition plus profonde.

Pour les acteurs publics comme privés, cette lecture des récits est un exercice de discernement :

  • Quelles visions de l’avenir voulons-nous encourager ?
  • Quelles représentations portons-nous, parfois malgré nous ?
  • Quels récits risquent de s’épuiser, et lesquels méritent d’être renforcés ?

L’intelligence économique, en intégrant cette approche cognitive, peut aider à relier la veille des faits à la veille du sens. Car la puissance d’une organisation, ou d’une nation, ne repose pas seulement sur ses ressources, mais sur sa capacité à se raconter un avenir crédible.

Conclusion

Les “nouveaux récits” ne sont pas de simples objets de communication : ce sont des leviers stratégiques.

Ils influencent les politiques industrielles, orientent les investissements et redéfinissent la compétitivité.

Pour la France et pour l’Europe, comme pour chaque entreprise, le véritable enjeu est désormais de ne pas subir les récits des autres mais de construire les siens, lucides, responsables et désirables.

 

la puissance d’une organisation, ou d’une nation, ne repose pas seulement sur ses ressources, mais sur sa capacité à se raconter un avenir crédible.

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