Q046 | A quel moment un présent de rupture force-t-il à repenser les futurs ?

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Source de l'illustration: Pascal Benard

Si vous êtes dans le monde de la prospective et de l’anticipation, vous vous serez certainement posé la question si le travail que vous aviez fait sur de possibles futurs est toujours d’actualité au vue d’une situation présente de rupture. Considérant la période actuelle de rédaction de ce billet, avec une guerre aux portes de l’Europe en train de redéfinir la géopolitique mondiale, et cela juste à la sortie, voir encore en pandémie, mieux vaut anticiper ne serait-ce que cette question!

A nouveau se posera nécessairement la question de savoir si nous avons affaire à un cygne noir ou à un autre type d’incertitude. Ne vous laissez pas embarquer dans une telle discussion, car là n’est finalement pas la question. Ce qui est important est de savoir si votre approche d’anticipation a survécu au choc de l’inconnu!

Ce qui est intéressant est que si vous êtes un ou une adept des scénarios que vous construisez à l’aide de paramètres sur la base du présent de hier (i.e. le passé) sans avoir pris en considération la situation actuelle, fort est de constater qu’il vous faudra probablement remettre votre ouvrage sur le métier. Vous noterez également avec humilité que si le paramètre en question a été considéré, la chance, pour ne pas la mentionner, aura certainement passé par là.

Si par contre votre scénario laisse l’imagination se nourrir déjà du futur pour composer le narratif ou la mise en situation, il est fortement possible que celui-ci soit toujours valide. Peut-être sera-t-il devenu plus ou moins probable, mais une chose est sûre, vous ne devrez rien au présent en question pour justifier l’existence potentielle du futur considéré. Tout au plus vous pourrez mesurer la nouvelle distance vous en séparant. 

Pour un exercice dans le cadre du programme deftech, nous avons créé une série de situations prospectives pouvant s’apparenter à des crises. Le but recherché est de comprendre les impacts potentiels provoqués par de telles situations afin de mieux en anticiper les conséquences et non de débattre sur la plausibilité de leurs causes. Aucune des fictions ne mentionnait le conflit en Ukraine et pourtant la majorité des situations que nous avons mises en avant se déroulent actuellement dans ce pays et comme effets rebond de cette guerre.

Dans le cas présent, ce qui aurait pu paraître fantaisiste il y a quelques mois encore est devenu réalité pour certaines personnes. Le matériel créé est-il toujours utilisable? Sans aucun doute, mais l’approche qu’auront les participants aux différents ateliers en considérant ces diverses fictions sera désormais empreinte d’une certaine “actualité”. Une fois encore, paraphrasant M. William Gibson, nous réalisons que les futurs sont inégalement distribués, aussi bien temporellement que géographiquement parlant.

Exemple de situation prospective présentant un contexte de réflexion: Les géants des technologies se sont déclaré la guerre.
Exemple de situation prospective présentant un contexte de réflexion: A cause d'un télescopage de satellites, la confédération (Suisse) n'a plus accès à ses serveurs.

En abordant la question initiale sous l’angle du pourquoi est-ce que l’on fait de la prospective, il apparaît que ce qui nous intéresse fondamentalement dans bon nombres de situations n’est pas le futur en tant que tel, mais si celui-ci engendrera des changements par rapport au présent, par rapport à notre présent. En fonction de celui-ci, le futur imaginé se retrouvera donc à une distance que l’on appréciera avec joie ou avec crainte en fonction de sa valeur.

Quelle leçon tirer? Simplement que lorsque nous cherchons à anticiper des événements dont nous ne connaissons rien à leur probabilité d’occurrence (et parfois même d’existence!) notre meilleur allié est l’imagination nourrie par l’observation et la détection de signaux faibles!

Ce que nous avons pu observer par contre est que le cumul de situations aux aspirations parfois antagonistes poussent à la création de futurs relevant de “compromis”, simplement car les futurs les plus désirables ne semblent pas compatibles, et cela indépendamment du jugement de valeur ou de moralité de ceux-ci.

Prenons l’exemple de la situation actuelle afin de mieux illustrer les tensions présentes. D’un côté nous sommes à un moment où les imaginaires sont concentrés sur la lutte contre les changements climatiques. De l’autre la résolution d’un conflit ou peut-être plus cyniquement la résolution des effets occasionnés par celui-ci pousse vers l’usage de plus de solutions technologiques. Certainement les deux situations ne sont pas incompatibles, mais considérées indépendamment, les futurs sont plus faciles à imaginer… la complexité de notre civilisation nous ramène par contre à la réalité!

Des souvenirs du futur pour éclairer le présent ?

La prospective ne doit pas être confondue avec la futurologie ou toute autre tentative de prédire l’avenir. Elle se conçoit plutôt comme une articulation rigoureuse entre raison et imagination. En pratique, elle emprunte à différentes disciplines (histoire, philosophie, sociologie, etc.) des concepts, des méthodes et des outils pour développer plusieurs futurs possibles qui peuvent prendre la forme de récits ou scénarios. Lorsque ces récits sont partagés au sein d’une organisation, ils forment la base d’une véritable mémoire des futurs. Fort de cette nouvelle mémoire, de ces souvenirs de futurs possibles, l’individu et l’organisation sont en capacité de percevoir et de faire sens de situations inédites avec une plus grande agilité intellectuelle et organisationnelle, voire peut-être même un plus grand enthousiasme lorsque l’impensable survient.

Concluons avec une image. Tandis qu’elle enrichit son rapport au futur en complétant une expertise en prévision d’une attitude prospective, une organisation, qui se pensait et se vivait jusque-là comme un orchestre symphonique où chaque actrice et chaque acteur joue à la perfection sa partition avec, en filigrane, une image très précise du futur “officiel”, celui qui ne manquera pas d’advenir (les prochains mouvements de la pièce qui est en train d’être jouée ; les prochains morceaux que l’orchestre s’apprête à jouer), se mue en un ensemble de jazz, prêt à improviser, à épouser de nouveaux rythmes et à imaginer chemin faisant une nouvelle dynamique.

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