Bouleversé par la disparition des abeilles, Boule décide de mettre fin à ses jours. Son père part en quête d’espoir dans un monde sans pollinisateurs. Il découvre que son fils avait raison : l’humanité ne peut survivre sans les abeilles.
Tout a commencé quand Boule a hurlé depuis sa chambre :
— Les darons, vous connaissez Einstein ?
Sa voix était pleine de cette insatiable curiosité enfantine. Boule avait l’art de poser des questions anodines qui cachaient des réflexions profondes.
Monika, ma femme, lui répondit avec ce ton professoral qu’elle ne pouvait s’empêcher d’adopter :
— Un grand physicien né en 1879 et mort en 1955. On lui doit la théorie de la relativité, mais aussi des réflexions remarquables sur la vie. Je pense souvent à sa citation : « La vie, c’est comme une bicyclette, il faut avancer pour ne pas perdre l’équilibre. »
Elle marqua une pause et, avec le regard se perdant dans le vide, elle ajouta :.
— Je me demande s’il a prévu que le monde avancerait si vite qu’il en perdrait tous ses équilibres.
J’aurais dû garder le silence et pressentir que mes prochains mots allaient déclencher un cataclysme. Je n’ai pas pu les retenir. J’ai dit :
— On lui attribue aussi cette phrase : « Si les abeilles disparaissaient de la surface du globe, l’homme n’aurait plus que quatre années à vivre ». On aime mettre des phrases chocs dans la bouche des morts célèbres. Les experts n’ont jamais trouvé de preuve qu’Einstein s’est intéressé aux abeilles.
Le visage de Boule s’est assombri. Ses yeux, d’habitude si pétillants, se sont voilés d’inquiétude.
— Pourquoi ? C’est important les abeilles, non ?
J’ai fait l’erreur de vouloir dédramatiser avec humour :
— Qui sait ? Peut-être qu’il était allergique aux piqûres d’abeilles et qu’il se réjouissait à l’idée de ne plus être piqué.
— Papa ! hurla Boule. Sans abeilles, c’est la fin du monde !
Ce qui suivit fut un torrent de paroles, comme si une digue avait cédé. Mon fils de dix ans se mit à débiter des faits avec une précision scientifique qui me glaça le sang. Il décrivit ce qu’il appelait « le cocktail mortel » servi à nos précieuses pollinisatrices :
— Papa, les pesticides néonicotinoïdes, tu sais ce que ça fait ? Ça détruit leur système nerveux. Et le réchauffement climatique ? Les abeilles ne savent plus quand butiner. Les ondes électromagnétiques perturbent leur orientation. Sans parler des monocultures qui les affament.
Sa voix tremblait d’une émotion que je ne lui connaissais pas. Il énumérait les espèces disparues comme on réciterait les noms des disparus d’une guerre : les papillons, les bourdons, les syrphes…
— Papa, répétait-il, les yeux brillants de larmes, c’est vraiment la fin du monde. Les abeilles, elles font tout ! Elles vont de fleur en fleur, elles assurent la reproduction de 80 % des plantes ! Sans elles…
Il n’a pas terminé sa phrase. À la place, il a murmuré :
— Papa, j’ai peur qu’il soit trop tard.
J’ai tenté de le rassurer avec des paroles creuses. Le désarroi d’un enfant de dix ans face à l’effondrement du vivant me dépassait complètement. Finalement, je l’ai envoyé se coucher en pensant que le sommeil apaiserait ses tourments.
Deux heures plus tard, la sonnette a retenti. Un son strident qui résonne encore dans mes cauchemars. Boule avait grimpé sur le toit de notre immeuble de douze étages. Il avait sauté. Il avait laissé son lit, un mot disant : « Je ne veux pas vivre dans un monde sans abeilles. »
Les journaux ont parlé d’un nouvel écocide d’enfant. Un terme clinique pour décrire ces jeunes qui ne supportent plus l’angoisse écologique. Entre les inondations meurtrières et les incendies dévastateurs, ces drames étaient devenus presque quotidiens.
Devant son cercueil, je lui ai fait une promesse :
— Boule, je vais te montrer qu’on peut vivre dans un monde sans abeilles.

Des vers dans les fruits
Le lendemain, je suis parti avec comme unique bagage la photo de Boule souriant devant une ruche. Ma première étape était la Drôme, cette terre qui fut autrefois un paradis d’arboriculteurs.
Le train traversait des paysages méconnaissables. Là où s’étendaient jadis des vergers à perte de vue, je ne voyais que des terrains vagues et des structures métalliques massives. À la gare de Valence, j’ai rencontré Pierre, un ancien arboriculteur. Son visage buriné portait les traces d’années passées au soleil, mais ses yeux étaient éteints.
— Venez voir, m’a-t-il dit en m’emmenant vers ce qui restait de son exploitation. Au début, on a cru que la diminution du nombre d’abeilles était temporaire. Les fruits devenaient plus petits chaque année, moins savoureux. On a pratiqué la pollinisation manuelle, embauché plus de saisonniers. La qualité des fruits n’étant plus au rendez-vous, les prix ont baissé. On a été obligé de déposer le bilan.
Devant nous se dressait maintenant une immense serre high-tech, un mastodonte de verre et d’acier appartenant à AgriTech Corporation.
— Regardez-les, dit-il avec amertume, pointant du doigt des essaims de mini-drones qui voletaient entre les branches. Des colibris mécaniques à 10 000 euros pièce. Ils appellent ça le « progrès ».
Sa femme Marie nous a rejoints, portant un panier couvert d’un tissu.
— Vous voulez goûter leur progrès ? » a-t-elle demandé en découvrant trois pommes parfaitement calibrées. Ces fruits viennent du MégaFresh, précisa-t-elle. Notre fils y travaille comme agent de sécurité. Il nous en rapporte parfois des invendus.
J’ai mordu dans une pomme. L’apparence était parfaite. Question goût, c’était une autre affaire. Cela se résume à un vague souvenir sucré, une texture farineuse, et cet arrière-goût métallique caractéristique des fruits issus de la pollinisation robotisée.
— Boule, ai-je murmuré. Tu avais raison. Sans les abeilles, ce n’est pas la même chose.
Marie m’a conduit au MégaFresh. L’entrée ressemblait à celle d’une banque : sas de sécurité, scanners rétiniens, gardes armés. À l’intérieur, sous des vitrines blindées, quelques fruits et légumes étaient exposés comme des joyaux.
Sur un écran digital, je pouvais lire : Promotion du jour : Pomme Grade A : 175 euros. Poire Premium : 220 euros.
Je suis sorti en murmurant à Boule :
— On va en Italie. Ils ont trouvé une solution

Des solutions pour de nouveaux problèmes
J’y croyais vraiment. Je fus vite déçu. Leur solution était un système de rationnement alimentaire. Chaque citoyen reçoit des points nutrition à dépenser dans des distributeurs automatiques. Les « RepliMeals », comme on les appelle, sont des substituts alimentaires aux couleurs criardes, censés reproduire les saveurs d’antan.
Dans une station de nutrition de Milan, j’ai observé les gens avaler mécaniquement leurs rations. Plus de conversations animées, plus de chaleureux bon appétit. Juste le bruit des machines et le froissement des emballages.
— Boule, tu te souviens de nos repas du dimanche ? Tu te battais avec ta sœur pour la dernière fraise ? dis-je en me séchant les yeux.
On m’avait parlé des zones vertes espagnoles comme d’une autre solution. J’ai dû vendre mon âme pour obtenir un laissez-passer de 24 heures. L’endroit, réservé aux ultrariches, ressemblait à un musée vivant de ce que fut notre monde : jardins luxuriants, arbres fruitiers, et même des ruches avec des abeilles génétiquement modifiées.
Un biologiste m’a expliqué le processus de pollinisation manuelle, montrant avec fierté leurs pinceaux high-tech et leurs systèmes de cartographie florale.
— Nous avons réussi à reproduire artificiellement ce que la nature faisait gratuitement, a-t-il dit avec un sourire forcé.
Mais, même ici, dans ce paradis artificiel, quelque chose sonnait faux. Les abeilles modifiées mouraient après quelques jours, incapables de s’adapter. Les fruits, bien que comestibles, manquaient de ce je-ne-sais-quoi qui faisait leur magie.
Pendant ce temps, les émeutes de la faim se multipliaient. À Marseille, l’assaut d’un entrepôt de FoodTech s’était soldé par un bain de sang. Douze morts, des dizaines de blessés, juste pour quelques caisses de nourriture.
Le marché noir s’est développé à une vitesse vertigineuse. Dans les ruelles sombres de Barcelone, j’ai vu des gens échanger des appartements contre quelques kilos de fruits naturels. Les « fruitiers », comme on appelle ces nouveaux trafiquants, sont devenus plus puissants que les anciens barons de la drogue.
Ma dernière étape fut les laboratoires de recherche à Munich. Les scientifiques y développaient des solutions d’avenir : abeilles robotiques, fruits cultivés à partir de cellules souches, systèmes de pollinisation atmosphérique.
Chaque solution créait de nouveaux problèmes. Les abeilles robotiques perturbaient les derniers insectes survivants. Les fruits de laboratoire provoquaient des allergies inédites. La pollinisation atmosphérique avait des effets secondaires inquiétants sur les poumons.
Désespéré, j’ai décidé de revenir à la maison. Lors de la première nuit, j’ai fait un rêve. J’étais dans le jardin de mon enfance. L’air bourdonnait d’insectes, les fruits mûrs embaumaient l’air, et Boule était là, souriant, une pomme à la main.
Je me suis réveillé en larmes. Ma fille était à mon chevet. Elle me demanda :
— Tu pleures à cause des abeilles, papa ? »
— Non, ma chérie. Je pleure parce que Boule avait raison. On ne peut pas vivre dans un monde sans abeille. Nous avons perdu bien plus que des insectes, nous avons perdu notre humanité.
Ma femme ajouta :
— Einstein avait vu juste : l’équilibre est tout. Nous l’avons brisé par arrogance, pensant pouvoir remplacer des millions d’années d’évolution par des algorithmes et des machines. Et maintenant, nous payons le prix de notre hubris.
Boule, mon fils, pardonne-moi. Je n’ai pas pu te prouver qu’on peut vivre sans abeilles. Mais peut-être que ta mort n’aura pas été vaine si elle peut servir d’avertissement. Il est peut-être encore temps de sauver ce qu’il reste de nos précieuses butineuses, avant que le silence des abeilles ne devienne le requiem de l’humanité.
Quels moyens faut-il prendre pour la prévenir ?
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