Guerre cognitive

Quand le cerveau devient un terrain de bataille.
22 juillet 2025
19 mins de lecture

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La saison complète

Ecrite et présentée par Bruno Giussani, expert des enjeux sociétaux liés aux technologies numériques, cette série de six épisodes (augmentée par un « épisode bonus » d’une fiction immersive) explore une dimension aussi invisible que décisive des conflits contemporains : l’intégrité de nos esprits.

Transcript

Vous écoutez Deftech podcast, le podcast de prospective technologique d’armasuisse.

Episode 4 : Guerre cognitive : quand le cerveau devient un terrain de bataille.

BRUNO GIUSSANI

Il y a plus de cinquante conflits armés en cours dans le monde. Des conflits « cinétiques », où des forces militaires ou des milices utilisent fusils, chars, avions, drones et missiles pour infliger à l’ennemi des dommages matériels et humains.

Ce sont les conflits qu’on voit à la télévision, faits de violence, sang et destruction. Mais il y en a d’autres, très nombreux, qu’on ne voit pas. Non déclarés, invisibles, qui ne font pas de dégâts physiques, où la partie attaquée souvent ne sait même pas en être la cible. Leurs outils sont l’information, les ordinateurs et les réseaux, la psychologie, la linguistique, la neurobiologie.

Dans les épisodes précédents de ce podcast nous n’avons pas utilise le mot « guerre ». Mais les conflits que je viens de décrire configurent une nouvelle forme de guerre.

Une « Guerre cognitive ».

C’est le titre d’un papier publié en 2020 par François du Cluzel, un chercheur français auprès de l’OTAN. Il commence avec ces mots:

VOIX SYNTHETIQUE

La nature de la guerre a changé. L’esprit humain est désormais considéré comme un nouveau domaine de la guerre.

BRUNO GIUSSANI

La publication de Cluzel ne parle que peu de guerre de l’information: celle faite de propagande, de désinformation et de « psy-ops », les opérations psychologiques. Il ne s’étend pas non plus sur la cyberguerre: les attaques informatiques devenus une constante de l’ère numérique. Et ne mentionne nullement l’influence du « soft power ».

Il met en avant un autre niveau de menace: la menace cognitive, dont le but n’est pas de voler des données ou d’influencer par les « fake news » ce que les individus pensent, mais de modifier leur façon de penser, leur capacité à savoir et à s’orienter dans le monde qui les entoure et à décider de leurs actions en autonomie. L’instrument central de cette guerre, comme on l’a vu dans l’épisode trois, est l’exploitation, à travers la technologie, de la connaissance de plus en plus détaillée et intime des personnes et de leur cerveau. « Data » et neuroscience.

Celle de Cluzel n’est d’ailleurs pas une projection future. La guerre cognitive est déjà là. C’est un ensemble de pratiques et de technologies de subversion utilisées, avec plus ou moins de succès, par une multitude d’acteurs, étatiques et non étatiques.

Remarquez le mot utilisé par Cluzel: « un nouveau domaine de la guerre ». Les armées modernes sont en général organisées en cinq domaines: la terre, la mer, les airs, l’espace et le cyberespace. Le cognitif vient maintenant s’y ajouter. Il devient le sixième domaine, où psychologie, neurobiologie et technologie convergent au service d’une idée, en fait, très ancienne: celle de la victoire sans combat.
Idée proposée il y a 2500 ans déjà par Sun Tzu dans son traité « L’Art de la Guerre« .

Le stratège chinois suggère d’être invisible et inaudible pour, je cite, « maîtriser le destin de tes adversaires« . Parce que l’art de la guerre, écrit-il, « c’est de soumettre l’ennemi sans combattre« .

JINGLE

Le Deftech Podcast fait partie du programme de prospective technologique d’armasuisse Science et Technologie.

Je suis Quentin Ladetto, responsable de ce dispositif de recherche.

Notre mission est d’anticiper les avancées technologiques et leurs usages, au service des acteurs du Département fédéral suisse de la défense, de la protection de la population et des sports, mais également du public.

Dans cette première série de six épisodes, intitulée « La menace cognitive » j’ai demandé à Bruno Giussani, expert des impacts sociopolitiques des technologies numériques, de décrypter les défis de l’intégrité et de la sécurité cognitives. 

Avec l’aide d’experts – et aussi de quelques voix artificielles: à vous de deviner lesquelles! – Bruno nous guidera à travers une exploration des menaces qui pèsent sur nos esprits à l’heure des écrans omniprésents, de l’intelligence artificielle et des neurotechnologies. En discutant mécanismes, impacts individuels et collectifs, risques, et réponses possibles.

BRUNO GIUSSANI

L’après-midi du mercredi 18 septembre 2024, le Conseil National, une des deux Chambres du Parlement suisse, menait une discussion sur la mission de l’armée, quand la députée centriste Isabelle Chappuis prit la parole :

ISABELLE CHAPPUIS

Chères et chers collègues, imaginez un monde où vos pensées ne vous appartiennent plus vraiment.

BRUNO GIUSSANI

Si beaucoup de ces technologies promettent d’améliorer nos performances cognitives, elles configurent donc aussi la possibilité d’orienter notre façon de penser et de prendre des décisions, à une échelle en même temps spécifique – l’individu – et universelle – toute une société.

Mais est-ce vraiment là une question de sécurité nationale, à confier à l’armée ?

ISABELLE CHAPPUIS

Oui.

La guerre cognitive contourne les règles classiques des conflits armés.

Elle peut être menée à moindre coût, en temps de paix, sans déclaration de guerre, ce qui rend sa détection et la défense très difficiles.

Elle n’est pas encore prise en considération par les doctrines militaires établies.

Il n’y a pas non plus de règles internationales, ni de limites temporelle ou géographique à un conflit cognitif.

BRUNO GIUSSANI

Cet après-midi là, la proposition d’Isabelle Chappuis a obtenu une majorité des voix du Conseil National.

Trois mois plus tard, l’autre Chambre du Parlement, le Conseil des Etats, s’est également prononcée en faveur. Depuis, le cognitif fait partie de la mission de défense de l’armée suisse.

Défense contre un type de guerre moins cher, furtif, qui ne provoque pas de dommages matériels, qui brouille la frontière entre paix et conflit, sans contraintes temporelle ou géographique, et qu’on peut nier avec plausibilité.

Si Sun Tzu était adepte de la guerre sans bataille, un autre stratège a influencé profondément des générations de militaires en privilégiant l’approche opposée. Dans son essai « De la guerre » publié après sa mort en 1832, le général prussien Carl von Clausewitz parlait de la primauté du combat, de la bataille comme moment privilégié et décisif, où les différends sont réglés par la violence armée.

Au milieu du siècle dernier, la pensée clausewitzienne a été rendue obsolète par l’irruption des armes nucléaires et le principe de la dissuasion. Leur immense puissance destructrice a en effet rendu leur utilisation presqu’impossible. Mais on s’éloigne du sujet. Revenons-y par une porte dérobée. Dans les quarante dernières années, on a assisté au triomphe d’une autre technologie transformationnelle, non militaire cette fois: le développement de chaînes d’approvisionnement globales, la logistique des marchandises.

Vous direz: qu’est-ce qu’elles viennent faire là dedans?

En effet, leur développement a été motivé par des raisons purement économiques: la recherche de coûts de main-d’œuvre et de production plus bas et le libre-échange. Il a été porté par des technologies qui permettent une coordination de plus en plus sophistiquée et une visibilité pratiquement en temps réel des flux de marchandises, et affinée par des pratiques de gestion comme le juste-à-temps et la minimisation des stocks.

L’existence de ces chaînes d’approvisionnement témoigne de l’immense ingéniosité humaine. Quoi qu’on puisse penser de l’économie globalisée et de ses effets – et les effets néfastes sont nombreux – il s’agit d’une technologie organisationnelle d’une formidable sophistication.

Si elles ont contribué à la globalisation économique, ce qui n’est pas notre sujet ici, les chaînes logistiques globales ont eu également un autre effet. Et celui-là nous intéresse, car il a des implications sécuritaires. Elles ont enveloppé presque tous les pays du monde dans un maillage d’intérêt économiques réciproques et d’interdépendance. Cela a rendu le conflit armé direct, destructeur de vies, d’entités sociales et économiques et d’infrastructures, beaucoup plus coûteux et lourd de conséquences.

Par ricochet, l’intérêt et l’avantage de la guerre cognitive a été démultipliée. Elle est invisible, modulable, peu chère, ne crée pas de perturbations matérielles, et peut être déployée sans causer de dégâts majeurs à l’infrastructure de la globalisation.

Si la guerre cognitive nie la vision de Clausewitz de la bataille violente comme moment de résolution des différends, elle est totalement alignée à ce qu’il considérait le but de la guerre. Dans la toute première page de son traité, il écrit: « La guerre est un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté« .

Imaginons, avec l’aide d’une voix synthétique, une version contemporaine d’un Clausewitz qui aurait accès à TikTok, ChatGPT et aux dernières découvertes neuroscientifiques :

VOIX SYNTHETIQUE

La guerre est un acte de brouillage informationnel et de manipulation cognitive destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté.

BRUNO GIUSSANI

Bien qu’il soit le cadet des domaines de la guerre contemporaine, le cognitif en est probablement le plus étendu et important, puisqu’il touche à la capacité de lire la réalité et d’y agir, et donc à la conduite de tous les autres.

Les Américains, les Russes, les Chinois, les Français et bien d’autres mènent des programmes de recherche et des expérimentations à ce sujet depuis des années.

MAURO VIGNATI

Les armées s’intéressent à ces technologies d’abord pour se renforcer, pour les exploiter afin d’amplifier leur capacités opérationnelles et celles de leur personnel et gagner une supériorité cognitive. 

Si l’image du « soldat augmenté » de certains films futuristes vous vient à l’esprit: on n’en est pas là, mais c’est bien la direction. 

Aussi, l’IA et les neuro-technologies sont prises en considération en tant qu’armes, pour attaquer et dégrader les facultés cognitives d’un ennemi, ou pour se défendre contre de telles attaques

BRUNO GIUSSANI

La voix que vous venez d’entendre est bien celle d’un humain, Mauro Vignati, spécialiste de la question auprès du Comité International de la Croix Rouge :

MAURO VIGNATI

D’un côté, les armées doivent protéger leurs soldats et officiers, ainsi que leur capacité à comprendre et à prendre des décisions, contre les interférences ennemies.

En ce sens, ces technologies peuvent aussi aider à améliorer leurs performances cognitives pour faire face à la complexification de la guerre.

D’un autre côté, elles doivent aussi défendre la population contre des infiltrations cognitives qui peuvent menacer la stabilité sociale, saper la confiance entre les citoyens et les institutions, brouiller la perception du risque ou affaiblir la volonté de se défendre.

BRUNO GIUSSANI

Arrêtons-nous un instant sur le premier point soulevé par Vignati – la préservation des facultés de décision – et essayons d’expliquer ce que cela signifie à travers un exemple. Il existe un outil de planification et exécution des opérations militaires appelé « boucle OODA« , un acronyme anglais qui signifie Observe, Orient, Decide, Act, c’est à dire observation, orientation, décision et action.

C’est un instrument au service de la réactivité et adaptabilité des armées, qui fournit un cadré structuré pour la prise de décision.

Il y a deux façons d’opérer dans ce cadre:

  1. on peut gagner soit en réalisant la boucle plus rapidement que son adversaire,
  2. soit en pénétrant sa boucle dans le but de l’altérer.

Bien qu’en apparence les quatre étapes soient égales et séquentielles, la boucle OODA est très dépendante du deuxième « O », l’orientation, c’est à dire de l’analyse des informations pour déchiffrer la situation et les enjeux.

Qui est aussi la cible prioritaire des stratégies de guerre cognitive. Si l’ennemi parvient à vous désorienter, peu importe l’acuité de votre observation, la vitesse de vos décisions, l’efficacité de votre action: vous êtes affaibli.

Ce risque de désorientation n’est pas apanage exclusif des militaires.

Il est généralisé :

MAURO VIGNATI

Nous vivons dans un environnement imprégné de technologie et en sur-information constante, et on appelle cela la « data economy », mais en réalité l’enjeu, ce ne sont pas les données. 

La surveillance et la capture de données ne sont que l’outil.

Le nerf de cette nouvelle guerre, comme l’a bien montré il y a quelques années le scandale lié à Cambridge Analytica et à son rôle dans les élections américaines et dans le vote sur le Brexit, est l’influence que cela permet d’exercer sur les comportements humains, qu’ils soient commerciaux, sociaux, politiques ou militaires.

BRUNO GIUSSANI

La pénétration technologique, notamment numérique, de notre quotidien façonne l’environnement dans lequel cette influence se déploie.

Seule derrière son écran, chaque personne devient une cible potentielle, mais également un acteur potentiel – un « soldat involontaire » – de la bataille cognitive.

MAURO VIGNATI

La propagande, on la subit de façon passive. Mais dans la guerre cognitive, sans s’en rendre compte chacun de nous participe à donner forme à l’écosystème informationnel.

On fait cela en générant des quantités énormes de données, mais aussi en disséminant de l’information.

Par exemple, à chaque fois qu’on partage, sur un réseau social, un lien vers une vidéo ou un article sans avoir pris la peine de l’avoir lu ou vérifié, on court le risque de prendre part à une campagne d’influence cognitive.

BRUNO GIUSSANI

Des technologies qui étaient censées démocratiser, ouvrir, égaliser, servent maintenant à influencer et manipuler.

Retrouvons Jean-Marc Rickli, déjà rencontré dans un épisode précédent :

JEAN-MARC RICKLI

Toutes ces technologies sont à double usage. Elles ont été conçues en général d’abord à des fins positives, pour des utilisation civiles, professionnelles, commerciales, ludiques, thérapeutique également, pour communiquer avec les amis ou accéder à l’information ou d’autres aspects de la vie quotidienne. Mais elles n’en constituent pas moins une infrastructure d’accès direct à notre corps et à notre cerveau.

L’utilisation croissante de ces technologies dans notre quotidien crée un phénomène d’accoutumance et d’addiction qui atténue notre capacité critique et nous rend moins sensibles aux risques qu’elles représentent.

BRUNO GIUSSANI

Ce que Jean-Marc Rickli dit à propos de l’accoutumance par l’utilisation quotidienne va au delà des appareils auxquels on pense immédiatement – notamment, le smartphones.

En fait, des pans toujours plus larges de notre environnement sont régis par des algorithmes: le frigo connecté qui pourra vérifier combien vous consommez d’un tel produit; le poste de télévision « smart » qui non seulement sait ce que vous regardez, mais pointe une camera vers vous tandis que vous le faites; le miroir connecté qui remarquera peut-être votre état de fatigue et vous conseillera – et probablement partagera l’information avec quelqu’un qui saura l’exploiter.

Juste pour le fait qu’elle nous entoure, la technologie pervasive qu’on appelle « l’internet des objets » (IOT, « the Internet of Things ») a un impact sur notre cognitif.

Ceci résonne avec l’analyse des auteurs chinois Qiao Liang et Wang Xiangsui, général le premier, haut fonctionnaire le second, dont voici un paragraphe tiré du livre de 1999 « La Guerre Hors Limites » :

VOIX SYNTHETIQUE

Ce qui doit être clair, c’est que le nouveau concept d’armement est en train de donner naissance à des armes étroitement liées à la vie des populations civiles.

Si notre première remarque est que l’apparition des armements de conception nouvelle élèvera à coup sûr la guerre future à un niveau difficilement imaginable par les individus – et même par les militaires – la seconde est que le nouveau concept d’armement provoquera un grand étonnement – chez les gens ordinaires comme chez les militaires – causé par le fait que les choses banales, familières, peuvent aussi devenir des armes de guerre.

Nous croyons qu’un beau matin les hommes découvriront avec surprise que des objets aimables et pacifiques ont acquis des propriétés offensives et meurtrières.

BRUNO GIUSSANI

Les progrès technologiques, que ce soit l’invention de la poudre à canon ou celle des satellites, ont toujours entraîné des changements dans les organisations et les doctrines militaires.

En fait, certaines technologies, comme l’internet ou le GPS, ont été développées en premier lieu à des fins militaires, pour s’infiltrer ensuite dans notre usage quotidien.

L’armée américaine travaille sur la guerre cognitive depuis une dizaine d’années. Les Russes et les Chinois aussi, qui ont développé des doctrines spécifiques, à propos desquelles je reprends ici des éléments du rapport établi pour l’OTAN par François du Cluzel.

Le recours par la Russie à la guerre algorithmique asymétrique est bien documenté. On connaît les inférences électorales par la diffusion d’information fausse, trompeuse et clivante via les réseaux sociaux, les fabriques à trolls, les cyberattaques.

Tout cela exploite la nature ouverte des sociétés occidentales et de leurs écosystèmes médiatiques. L’approche russe s’appuie sur les techniques et les démarches développées auparavant par l’Union Soviétique. L’objectif n’est toutefois plus de convaincre de la supériorité de son système. Il s’agit plutôt de semer le doute et la méfiance, et finalement de saper le système ennemi de l’intérieur.

Cette démarche, connue comme « Doctrine du Contrôle Réflexif« , vise à pousser les adversaires à agir dans l’intérêt de la Russie en modifiant leur perception du monde, avec pour objectif accessoire que la cible soit convaincue que la décision lui appartient.

La Chine, c’est bien connu, utilise des horizons de planification stratégique plus longs que les pays occidentaux. Elle a une politique explicite de double usage civil et militaire des technologies. Ses opérations cognitives s’articulent autour de deux axes : la cognition fondamentale, qui comprend des approches et des technologies influençant la capacité de réflexion et de fonctionnement d’un individu, et la cognition subliminale, qui se concentre sur les émotions, la force de volonté et les convictions.

Entre d’autres initiatives, l’armée chinoise gère une base de données d’étrangers qu’elle considère clés parce qu’ils occupent des postes politiques, militaires et diplomatiques importants, et qui contient des informations sur des dizaines de milliers de personnes: une liste de cibles prioritaires évidentes pour des opérations cognitives.

Essayons de mieux comprendre comment se déroule une opération d’influence :

JEAN-MARC RICKLI

Un article récent qui a été publié par des chercheurs liés à l’armée chinoise, identifie quatre étapes dans le domaine de la confrontation cognitive.

La première, c’est ce qu’ils appellent la perturbation de l’information. C’est un peu similaire à ce que font les Russes au niveau du contrôle réflexif, c’est à dire on va envoyer un narratif avec des médias d’Etat ou reconnus afin de borner les limites du débat.

La deuxième étape, c’est ce qu’ils appellent la concurrence discursive, et c’est basé sur ce que Daniel Kahneman, dans son livre « Thinking Fast and Slow« , montre avec le fait qu’on a chacun deux systèmes de réflexion. Le système 1 qui est un système instantané, intuitif. émotionnel qui repose sur des impulsions, des préjugés, et le système 2 qui est beaucoup plus lent, qui est beaucoup plus rationnel, qui vise in fine à contrôler le système 1, mais ce qu’on voit c’est qu’il y a une asymétrie entre la façon et la vitesse dont ils travaillent. Et donc, cette concurrence discursive va cibler le système 1, cibler les préjugés, en alimentant avec des préjugés existants, en en créant des nouveaux, pour alimenter, si vous voulez, le développement d’une bulle, ce qu’on appelle une bulle informationnelle.

BRUNO GIUSSANI

Et la nature même d’une bulle informationnelle, c’est qu’il est très difficile d’en sortir, de prendre en considération des informations qui contredisent ou nuancent ce à quoi l’on croit.

JEAN-MARC RICKLI

La troisième étape, c’est ce qu’ils appellent le blackout de l’opinion publique, qui vise à faire de l’analyse de sentiments afin de faire un mapping, une cartographie d’une certaine population, c’est-à-dire d’identifier qui dans la population pense plutôt A ou plutôt B. Et puis après, à travers notamment des réseaux sociaux, envoyer de l’information en masse. C’est une espèce d’essaim, si vous voulez, le « swarm », comme on dit en anglais, au niveau cognitif. Et là, vous créez une situation de chaos

Et ça, c’est quelque chose qui est complètement nouveau par rapport à ce qu’on a vu dans le passé, dans le domaine de la guerre de désinformation ou la guerre psychologique, où on envoyait des messages et on espérait qu’une partie de la population allait y répondre. Là, on arrive à cibler de manière très précise les individus, comprendre la façon dont ils fonctionnent, leur envoyer de l’information afin de susciter une réponse qui va aller dans le sens où on voudrait aller.

BRUNO GIUSSANI

Par définition, ces opérations sont invisibles, et peuvent se dérouler même en temps de paix.

Ce n’est que la quatrième étape qui ressemble un peu plus à la guerre conventionnelle :

JEAN-MARC RICKLI

Ce serait serait l’étape où empêcher l’adversaire de pouvoir riposter, notamment en neutralisant ses propres systèmes de communication et ses propres systèmes digitaux.

BRUNO GIUSSANI

Les pays européens, eux, confrontés au réalignement rapide des équilibres mondiaux, poursuivent actuellement des politiques de réarmement ambitieuses.

Il s’agit de réinventer, après des années de « dividendes de la paix » et de complaisance, des dispositifs de sécurité désormais inadaptés.

Au vu de ce qu’on a raconté jusqu’ici, et du fait qu’une grande partie des campagnes cognitives connues portent des visions antidémocratiques, il semblerait nécessaire que les nouveaux budgets de la défense, en croissance un peu partout, contiennent un chapitre substantiel consacré à la menace cognitive.

Une première étape est la mise en place de systèmes de surveillance et signalement précoce. La France par exemple a créé en 2021 un service en charge de la vigilance et de la protection contre les ingérences numériques étrangères, appelé Viginum.

Son mandat est de « préserver le débat public des manipulations de l’information provenant de l’étranger sur les plateformes numériques« .

D’autres pays ont pris des initiatives similaires:

JEAN-MARC RICKLI

La Suède, en 2022, a mis sur pied l’agence de défense psychologique, en réponse notamment à la guerre en Ukraine, car les pays nordiques sont bien sûr sur la première ligne dans le domaine de l’influence de la Russie près de ses frontières.

Mais ceci n’est pas nouveau parce que les États neutres, notamment la Suède, la Finlande, la Suisse également, à travers son concept de défense générale, avaient déjà intégré cette notion de résilience et de défense psychologique de la population durant la guerre froide.

Ce qui est nouveau, bien sûr, c’est l’environnement international qui a changé, mais surtout les moyens qui permettent de mener des guerres cognitive et la désinformation.

BRUNO GIUSSANI

On a commencé cet épisode avec François du Cluzel.

Approchons-nous de sa fin en lisant encore quelques lignes de son rapport pour l’OTAN :
 

VOIX SYNTHETIQUE

L’objectif de la guerre cognitive est de nuire aux sociétés, pas seulement aux militaires.

La conception moderne de la guerre ne se résume pas aux armes, mais à l’influence.

Pour façonner les perceptions et contrôler le discours, la bataille devra être menée dans le domaine cognitif, avec une approche pan-gouvernementale – « whole-of-government », comme on dit en anglais.

Cela requière une forte coordination entre le recours à la force et les autres leviers de pouvoir au sein de l’État, impliquant des changements dans la manière dont l’armée est dotée de ressources, d’équipements et d’organisation, afin d’offrir des options militaires en deçà du seuil de conflit armé et d’améliorer la contribution militaire à la résilience collective.

BRUNO GIUSSANI

La réponse militaire, toutefois, n’est de loin pas suffisante. Ecoutons encore Jean-Marc Rickli :

JEAN-MARC RICKLI

Si on regarde quels sont les États qui sont les plus à même d’être sujets à la subversion, eh bien ce sont les démocraties, car les démocraties ont un accès libre aux citoyens, ce qui n’est pas le cas des États autoritaires.

Donc il y a déjà cette asymétrie d’accès qui fait que mener des opérations de contre-subversion est beaucoup plus difficile pour une démocratie contre un État autoritaire qu’elle ne l’est pour un État autoritaire contre une démocratie.

Répondre à des tentatives de guerre cognitive demande une réponse qui est multifactorielle sur tout le spectre, finalement. Des opérations qui sont dans le domaine aussi civil que militaire. Et ça implique, la réponse est majoritairement non militaire.

C’est-à-dire qu’il faut augmenter la résilience de la population et des individus à ce type d’attaque.

BRUNO GIUSSANI

Dans la discussion politique européenne, face à la capture de l’espace public et personnel par les plateformes technologiques, notamment américaines, et à la multiplication des cyberattaques, a émergé le concept de « souveraineté numérique ».

C’est-à-dire la capacité d’un pays à protéger ses données, ses infrastructures et à maintenir son autonomie stratégique.

Il s’agit d’un thème complexe qui, d’un point de vue technique, touche à des éléments dont la territorialité (et donc le degré de souveraineté applicable) est variable: le hardware, les logiciels, les réseaux, les données, leur agrégation et leur élaboration.

Les stratégies proposées ou mises en oeuvre sont en général d’ordre réglementaire, comme l’obligation d’héberger certains types de données à l’intérieur des frontières du pays, ou techniques, tels la création d’infrastructures numériques nationales ou de nouveaux standards de sécurité.

Il existe donc, tant dans les milieux politiques et économiques que dans la population, une conscience du risque lié à la dépendance aux acteurs technologiques étrangers.

La menace cognitive préfigure toutefois des questions qui excèdent le « où sont hébergées nos données », « qui y a accès » et « utilisons des solutions techniques locales » – mesures indispensables, mais pas suffisantes.

Protéger une forme d’autonomie intellectuelle qui permet aux individus comme aux sociétés de contrôler leur perception de la réalité et de prendre des décisions éclairées et indépendantes, demande qu’on pense en termes de souveraineté cognitive.

Et pour aujourd’hui, on va s’arrêter ici.

Dans le cinquième épisode, on va s’interroger sur un type de réponse non-militaire à la guerre cognitive: la loi.

Je suis Bruno Giussani et ceci est le Deftech Podcast.

Merci de votre écoute.

Deftech Podcast

Idée & projection : Quentin Ladetto

La menace cognitive

Conception et rédaction : Bruno Giussani
Production : Clément Dattée

Réalisation : Anna Holveck
Enregistrement : Denis Democrate
Mixage : Jakez Hubert
Jaquette : Cécile Cazanova

Fiction

Ecriture : Martin Quenehen
Comédienne : Clara Bretheau
Sound design : Felix Davin

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