Q215 | Remettre les imaginaires au service du design fiction

6 septembre 2024
6 mins de lecture
Photo de Suzy Hazelwood sur pexels.com

Design Fiction est un mot à la mode. Et comme tous les mots à la mode, il a récemment pris un peu d’ampleur, de largeur, d’embonpoint. Au point d’en oublier sa signification première.

C’est que le terme plaît, beaucoup. Son utilisation démontre, pour les entreprises, à la fois une grande ouverture d’esprit et une volonté d’accaparer le futur, d’en anticiper les incertitudes. Alors, forcément, entre la rigueur de la prospective et la discipline du design, une démarche créative comme celle du Design Fiction semble donner un peu de liberté, une liberté qui se traduit rapidement par la multiplication des démarches, même si toutes ne sont pas toujours légitimes.

Le Design Fiction est à la mode, on en a donc fait un exercice visible de communication extérieure, voire de marketing et de rajeunissement de l’image [1]. On a annoncé que c’était le futur de la prospective. Et le futur du design, aussi, un peu. Et on en a même parlé dans Télérama [2].

Ce qu’est, et n’est pas, le Design Fiction

Pour autant, le Design Fiction reste une discipline de design à part entière. Exploratoire et imaginative, certes. Mais une discipline de design tout de même, dont l’objectif reste la création, la conception d’artefacts réels, d’objets aidant à la représentation du futur. C’est en tout cas l’idée que partage Julian Bleecker – fondateur du Near Future Laboratory [3] et l’un des initiateurs de la démarche – dans l’une de ses dernières newsletters [4].

Il y résume l’étroit domaine d’existence du Design Fiction de la façon suivante :

Design Fiction operates in the dynamic space between barely possible and pragmatic reality, playfully messing with the tension between the grounded, pragmatic & reasonable, and the not true *yetwhat could be(come).

et s’étonne au passage de ce que certains – mea culpa, j’en fais partie plus souvent qu’à mon tour – utilisent le terme Design Fiction pour désigner la création de fictions textuelles pures :

“And I’ll say it again, again: Design Fiction is not writing fiction about things. DF is an artifact that has come from a world, not a story about a world. There are other words for prose-based stories about worlds such as ‘fiction’, ‘speculative fiction’, ‘science-fiction’, etcetera. Why one would feel the need to rename these remarkable creative and well-established prose forms continues to elude me.”

Pour Julian Bleecker donc, le Design Fiction, n’est ni de la fiction pure – par les artefacts et représentations qu’il génère – ni de la prospective – à cause de son attache au domaine de l’imagination et non seulement des faits – et se rapproche bien plus d’une discipline de design – à qui il emprunte sa rigueur et son goût du concret – basée sur les imaginaires.

On se rangera donc à l’avis de Julian Bleecker, les exercices de fiction pure comme ceux de la Red Team Défense – ou le Climatopie [5] que j’ai eu l’honneur de piloter pour le Laboratoire d’Innovation Numérique de la CNIL au cours d’une vie précédente – ne sont donc pas des exercices de Design Fiction. Ils sont, disons… des exercices de manipulation des imaginaires.

Ils peuvent à la fois être les étapes initiatrices d’une démarche de Design Fiction ou un exercice à part entière de recueil ou d’imagination au service d’un projet ou d’un collectif. Une sorte d’état des lieux de la pensée populaire autour d’un sujet technologique.

Manipuler les imaginaires

Dans leur ouvrage collectif Innover avec et par les imaginaires [6] paru en 2014, Pierre Musso, Stéphanie Coiffier et Jean-François Lucas, se penchent sur la façon dont les imaginaires peuvent justement nourrir l’innovation, et sans forcément aller jusqu’à la création d’artefact, insistent sur deux points : l’exploration des imaginaires d’une thématique et la constitution de récit. Ces deux étapes sont, pour eux, les points d’entrée de tout travail d’innovation par les imaginaires.

L’exploration sert à identifier les images, souvent issues de la pop-culture, qui jaillissent dans notre cerveau à l’évocation d’un sujet ou d’une technologie. L’émergence de l’intelligence artificielle peut par exemple évoquer Terminator, les livres d’Isaac Asimov ou 2001 L’Odyssée de l’Espace chez les adeptes de la science-fiction classique, mais également des références plus récentes comme Mr Robot, ou les ouvrages de Becky Chambers.

Cette phase d’exploration, pour Pierre Musso et ses acolytes, peut se dérouler de plusieurs façons – une introduction assez académique d’une fresque des imaginaires ou au contraire, des ateliers participatifs invoquant les imaginaires de chacun – mais est indispensable à toute méthode d’innovation par les imaginaires : elle sert à la fois à immerger les participants dans la thématique abordée – voire à lisser certaines références, tout le monde n’ayant pas les réflexes de la culture SF aussi affutés que les quelques lecteurs de cet article – mais également à initier une démarche d’imagination.

C’est à partir de ces récits existants, ou de mises en récit de la réalité, que chacun peut à son tour créer ses propres histoires. La capacité à créer de la fiction est une mécanique qui doit s’entretenir.

La phase de constitution des récits qui suit est alors la transposition de cette exploration dans une situation donnée. Dans un exercice d’écriture simple, cela peut simplement être la construction de fictions généralistes, même très courtes telles les Mikrodystopies [7], sur nos usages quotidiens de la technologie.

Avec un objectif d’idéation plus précis, il peut s’agir de l’élaboration de scénarios collectifs plus cadrés, explorant le futur du travail, de la santé ou des transports. On demandera alors aux participants, dans un cadre présenté à l’avance, d’imaginer la journée-type du travailleur, ou le futur départ en vacances, et l’on tirera de ces récits de nouveaux imaginaires. Mais également des craintes et des espoirs quant au rôle de la technologie.

Initier, peut-être, une démarche de design

Si l’on reprend la pensée de Julian Bleecker, c’est donc seulement après cette formalisation de premiers scénarios de fiction que peut débuter une phase de design, de conception de solutions pratiques – ou imaginaires – aux problèmes qui auront été évoqués en début de processus ou lors de l’élaboration des récits.

Le Design Fiction, s’il englobe bien entendu la démarche d’exploration et de constitution des imaginaires, n’existe qu’à partir de cette phase, en reprenant alors les principes et pratiques du design. Et n’existe encore une fois que par la création d’un artefact (objet, projection, catalogue…) permettant de projeter le visiteur dans un usage futur.

Disons alors, pour reprendre et traduire les termes de Julian Bleecker, que cette phase initiale est un exercice de récit spéculatif.

Bien entendu, ces récits peuvent eux aussi vivre de manière indépendante. Et devenir des objets de communication ou d’idéation à part entière – voire donner naissance à de belles mises en scène [8] – mais ils ne constitueront pas à eux seuls un exercice de Design Fiction.

La clarification étant faite, il convient donc de bien choisir ses objectifs – de simple imagination, de communication, ou de conception – avant d’initier une quelconque démarche d’exploration des imaginaires, de constitution de récits spéculatifs ou de Design Fiction. Et de définir le dispositif qui y répondra.

  1. Red Team Défensehttps://redteamdefense.org
  2. Armée, climat, santé… Quand la science-fiction anticipe nos possibles futurs in Télérama (publié le 2 mai 2024) → https://www.telerama.fr/debats-reportages/armee-climat-sante-quand-la-science-fiction-anticipe-nos-possibles-futurs-7020255.php
  3. Near Future Laboratoryhttps://nearfuturelaboratory.com
  4. Fiction + Facts = Futures (publié le 10 août 2024) → https://nearfuturelaboratory.com/blog/2024/08/fictionfactsfutures/
  5. Climatopiehttps://www.climatopie.fr
  6. Innover avec et par les imaginaires, Pierre Musso, Stéphanie Coiffier et Jean-François Lucas, édition Manucius (publié en 2014) → https://manucius.com/produit/innover-avec-et-par-les-imaginaires/
  7. Mikrodystopies, ateliers d’écriture et d’exploration des imaginaireshttps://atelier.mikrodystopies.com
  8. Et vous, quels sont vos imaginaires numériques ? sur Atelier des Futurs (publié le 7 décembre 2023) → https://atelierdesfuturs.org/q184-et-vous-quels-sont-vos-imaginaires-numeriques/

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