#6 Ketty Steward | Raconter et écouter de nouvelles histoires

11 mai 2022
33 mins de lecture

Ketty Steward a plus d’une corde à son arc. Autrice, elle a publié son dernier livre de sciences-fiction, l’évangile selon Myriam, en octobre dernier.

Généreuse, elle anime des ateliers d’écriture auprès de publics variés et préside le Réseau Université de la Pluralité, une association internationale qui s’intéresse aux imaginaires alternatifs du futur.

Alors si comme le suggère la journaliste canadienne Naomi Klein “le changement climatique est un échec de l’imagination”, Ketty nous livre dans l’échange à suivre plusieurs clés pour apprendre justement à raconter et à écouter de nouvelles histoires à propos du monde que nous voulons créer.

Entretien enregistré le 21 avril 2022

Entretien enregistré le 21 avril 2022

Transcript de l’entretien

(Réalisé automatiquement par Ausha, adapté et amélioré avec amour par un humain)

Thomas Gauthier

Bonjour Ketty.

Ketty Steward

Bonjour Thomas.

Thomas Gauthier

Alors ça y est, tu es face à l’oracle. Et comme tu le sais, tu vas pouvoir lui poser trois questions au sujet de l’avenir.

Et l’oracle te répondra, par la vérité, en tout cas sa vérité, quelle est la première question que tu as envie de lui poser ?

Ketty Steward

La toute première question, ce serait, quand allons-nous sortir du capitalisme ?

Thomas Gauthier

Ça marche, c’est une entrée en matière déjà très vaste. On va avoir l’occasion, je pense, d’y revenir.

Est-ce que tu peux nous raconter peut-être ce qui t’amène à te poser cette question en premier lieu à quoi fait-elle écho chez toi, pourquoi interpeller l’oracle dès maintenant sur ce sujet?

Ketty Steward

En fait c’est c’est ma réflexion sur les récits et il me semble que le capitalisme est un récit qui se met en acte et qui prend énormément de place et qui essaie de nous faire oublier qu’il y à d’autres récits qui sont possibles donc l’idée Et je pense que même l’idée de se poser la question… de la possibilité d’en sortir, ça fait naître d’autres possibilités de récits. C’est ces histoires de marché qui sont présentées comme si c’était naturel.

Il y a un marché de ceci, de cela. C’est un récit qui ne veut plus être appelé récit et qui essaie de se faire passer pour la réalité.

Je m’interroge vraiment sur les récits qui sont autour de nous et qui font semblant de ne plus en être. qui oublient qu’ils ont été inventés.

Thomas Gauthier

Donc derrière ta question, il y a peut-être une remise en cause d’une absence désormais d’humilité du système capitaliste qui se pense comme une loi physique, qui se pense indépassable. Est-ce que dans ta pratique, dans tes pratiques devrais-je dire, tu perçois des signes, des signaux faibles, des amorces de contestation ? de ce récit capitaliste qui te paraissent particulièrement fécondes et à suivre ?

Ketty Steward

Je pense là à deux livres, qui sont deux livres collectifs auxquels je n’ai absolument pas participé, mais dont j’admire l’existence. Il y a « Bâtir aussi » , qui est sorti aux éditions Cambourakis, je crois, en 2018. et qui pensent à un post-apocalyptique un peu particulier.

Donc, ils postulent qu’il y aurait le printemps arabe en 2011, ça serait généralisé, que le capitalisme, ça serait juste quelques personnes qui sont restées dedans et que tout le reste de la société est autogéré. Et on a affaire à un groupe qui n’a gardé qu’une technologie, qui est la machine à laver. et qui s’organisent autour de ça.

Donc c’est de l’écriture collective qui a été faite en atelier d’écriture, donc ça résonne pas mal puisque je fais des ateliers d’écriture. Et l’autre livre, c’est Subtiles Bétons. des agglomérés.

Alors je me demande s’il n’y a pas des connexions entre les deux groupes, mais je ne suis pas certaine. En tout cas, l’état d’esprit est le même et ce sont des textes collectifs, donc écrits avec énormément de personnes, donc un petit groupe de personnes, mais au total 70 personnes qui ont écrit ce roman.

Et donc une voix qui est une voix collective et une réflexion qui ne peut être que collective. Je trouve ça vraiment intéressant.

Ce sont des textes qui se sont faits sur le temps long. Même dans la manière d’aborder le travail éditorial, on n’est pas sûr de la rentabilité.

Parce que le monde de l’édition peut aussi être totalement capitaliste et totalement dans la rentabilité. 15 ans pour écrire un bouquin, ce n’est pas rentable. À plusieurs, en plus, on se pose la question des droits d’auteur et qui gagnent des sous avec ça. C’est vraiment pas le but.

Donc voilà, tous ces titres-là, je trouve que ces deux textes sont une amorce de quelque chose. Faire autrement, faire ensemble et se raconter des histoires.

Thomas Gauthier

Tu viens de nous parler de collectifs dans un autre registre. On peut dire que les entreprises sont des collectifs qui agissent à l’intérieur d’un système capitaliste.

Est-ce que tu peux nous parler de… de ton expérience de rencontre, de mise en dialogue entre actrices et acteurs d’entreprises et producteurs et productrices d’imaginaires. Tu as parlé d’ateliers d’écriture.

Comment est-ce que l’on remet en marche les imaginaires dans des entreprises qui sont des structures qui n’ont peut-être pas de prime abord l’incitation à ouvrir un champ d’imaginaires nouveau ? Comment ça se passe ?

Ketty Steward

Alors, en fait, je crois que même cette incitation, elle a changé. C’est-à-dire que, comme tu le sais, je suis présidente d’une association qui s’appelle Réseau Université de la Pluralité.

On mène des ateliers d’écriture avec des collectifs qui nous semblent intéressants et qui nous le demandent. Et en fait, on a des entreprises qui demandent maintenant, mais avec un risque de malentendu, puisque ça a l’air d’être… admis maintenant qu’on peut utiliser les récits pour faire des choses.

Donc, on est de nouveau sur ce risque de récupération capitaliste. Donc, nous, ce qu’on essaie de faire, déjà, on ne travaille pas avec juste une entreprise.

Donc, on n’est pas là au service de la rentabilité de l’entreprise. On travaille avec des gens de plusieurs structures différentes.

Et on a ce projet qui s’appelle l’entreprise qui vient et qui… qui permet de travailler sur un angle mort de la science-fiction, puisqu’on a des récits qui mettent en scène l’avenir du travail, par exemple. On a des textes sur l’avenir des villes, l’avenir des sociétés, mais l’entreprise est rarement interrogée comme objet.

On a l’impression que l’entreprise est là et qu’elle sera toujours là. Quand on pense aux histoires un peu cyberpunk avec les corps. méchantes.

Elles sont là et elles sont une évidence comme s’il y avait toujours eu ce type d’entreprise. Et ce qu’on fait dans nos ateliers, d’ailleurs on a une session en cours, c’est de permettre aux gens de décoller un peu du quotidien et d’imaginer une entreprise.

Là, Là, on fait 2000. 2042, donc on est vraiment tout prêt. Et donc, c’est vraiment un travail pour permettre aux personnes d’accéder à leur propre imagination.

Donc, l’entreprise d’où elles viennent n’a pas spécialement d’importance au moment où on fait ces ateliers-là. Et on fait décoller un peu l’imagination en prenant en compte, évidemment, ce qu’on sait du changement climatique à venir, mais en ayant aussi en tête que…

Même si l’oracle connaît l’avenir, nous non, mais qu’on peut travailler un peu sur les désirs, qu’on peut travailler aussi sur, finalement, le regard qu’on porte sur l’entreprise aujourd’hui pour imaginer une entreprise de demain. Et c’est toujours très riche parce que quand je mène un atelier comme ça, quand j’anime ce genre d’atelier, l’idée c’est de proposer un dispositif dans lequel les personnes vont vraiment s’éclater. vraiment exprimer des choses d’elle.

Je ne sais pas du tout, du tout, du tout ce qui va en sortir. On pose des contraintes parce que c’est ça qui aide aussi à l’imagination.

Si on met juste un cadre vide, il ne va rien se passer. Donc, on pousse un peu, on pose des contraintes et c’est toujours surprenant.

Là, récemment, avec le groupe avec qui je suis encore en train de travailler, on a fait une entreprise. qui est une boîte d’intérim qui met ensemble des personnes augmentées, mais avec des augmentations complémentaires, et qui les place dans des endroits comme notamment l’agriculture, qui est rendue compliquée par le réchauffement climatique, et puis des travaux manuels, et puis des augmentations un peu intellectuelles pour faire des choses, et finalement remplacer ce que fait la machine, parce qu’elle est trop coûteuse pour la matière. pour la planète, en fait. Donc, il y a vraiment toute une réflexion sur les rêves qu’on peut avoir et qu’on a assez facilement quand on est enfant, un peu moins quand on est adulte.

Les choses qui nous amusent, les choses qui nous font peur, les choses qui sont des désirs, puisque pour moi, le désir et la peur, c’est les deux facettes d’une même pièce. Et qu’est-ce qu’on fait avec ça et qu’est-ce qu’on peut imaginer ?

En tout cas, les participants sont ravis de faire ça. Ce que ça donne derrière, ce n’est pas moi qui m’occupe de la suite, mais l’idée, c’est qu’après, ils puissent atterrir dans leur structure en ayant quelque chose qui a bougé dans leur vision des choses.

Et comme je parlais tout à l’heure des récits qui ne veulent plus dire qu’ils en sont. D’avoir travaillé sur un récit, ça permet aussi d’avoir un regard un peu plus aigu sur les autres récits qui sont là, qui prennent la place et qui sont des évidences.

Thomas Gauthier

Donc on comprend bien à travers cette pratique que tu as des ateliers d’écriture, notamment auprès de professionnels qui sont actifs et actives dans différentes entreprises, que le passage par la narration, l’exploration des… des possibles, c’est un moyen déjà de repérer ce qui relève du discours par rapport à ce qui relève d’une donnée un peu plus, disons, biophysique. Quand les scientifiques du GIEC nous parlent du climat, il n’est pas affaire de récits, il est affaire de protocoles scientifiques, d’acquisition de données.

Et quelque part, l’atelier d’écriture recrée des espaces d’exploration intellectuelle. rappelle peut-être aussi aux participantes et aux participants qu’ils peuvent influer, influer sur eux-mêmes déjà, sur leur état émotionnel. Tu as parlé de désir et de peur.

Les récits, j’imagine, sont aussi des outils d’introspection, des outils pour également accoucher de certains états émotionnels. Est-ce que tu peux partager avec nous peut-être quelques réactions à chaud que tu as pu saisir au vol de la part de participantes et de participants auxquelles tu ne te serais pas forcément attendu ?

Qu’est-ce qui te surprend dans ces ateliers ?

Ketty Steward

En fait, tout me surprend. Donc, la question est un peu étrange parce que j’y vais dans un état d’esprit de surprise.

Je pars du principe que quand je travaille avec ces personnes-là, j’apporte un savoir-faire, j’apporte des autorisations de créer aussi. Et eux, ils apportent tout le reste.

Ils apportent qui ils sont, ils apportent leur expertise dans leur profession qui ne sont pas du tout les miennes. Et donc, la surprise, elle est là, elle est permanente.

Les moments qui sont touchants, ça va peut-être chercher le côté psychologue. Les côtés qui sont touchants, c’est les moments où les gens sont tout seuls au début dans leurs propres délires et souvent des délires très, très compatibles avec le capitalisme.

Tout à fait. Je prends un exemple récent, quelqu’un qui disait, moi, Dans mon 2042, je veux pouvoir être chez moi et me faire livrer absolument tout ce que je veux rapidement.

Ce qui est déjà presque possible dans certaines régions. Et il était dans son rêve un peu comme ça, égoïste.

C’était ça son paradis. Et puis au fur et à mesure, dans la discussion avec les autres, pour construire ce monde vivable et puis un peu piqué aussi par les questions que je pose parce qu’une utopie, il y a toujours quelqu’un qui paye pour l’utopie.

Donc la glace qui est livrée dans les cinq minutes, il y a bien quelqu’un qui la livre. Et à quel prix ?

Donc toutes ces questions-là, la question du système informatique pour arriver à faire ça, de tout ce qui se passe autour, en fait. Petit à petit, sans forcer, sans être à donner des leçons, j’ai vu cette personne évoluer et commencer à s’interroger sur les à-côtés de ses propres désirs.

Et ça, ce genre de transformation-là, ça n’a pas de prix. C’est dans la pratique du « il faut bien qu’on fasse tenir ensemble cette histoire » .

Parce que les personnes, bien qu’elles écrivent seules à un moment de l’atelier, sont dans un monde construit ensemble. Donc, on tient compte de ce que veut l’autre, on tient compte de ce qui est possible.

Et évidemment, le désir égoïste, il faut qu’il se pousse un petit peu. Et en fait, j’ai vu des personnes commencer à prendre plaisir à faire ensemble, commencer à prendre plaisir à la contrainte que cause l’existence de l’autre.

Et ça, en termes de transformation, c’est touchant. Alors, je ne sais pas si les gens restent avec ça chez eux et quand ils rentrent à la maison, ils sont plus sympas avec leurs enfants.

Je ne sais pas. Mais j’ai envie de le croire parce que ce que je les vois faire, ça vient d’eux.

Ce n’est pas quelqu’un d’autre qui le fait. Personne ne les force.

Et j’imagine que ça doit être agréable de se découvrir altruiste. J’imagine.

Thomas Gauthier

Donc tu laisses les participantes et les participants avec des nouvelles questions, des nouvelles préoccupations, des chemins d’expérimentation aussi qu’il leur reste à parcourir. Parlant de chemin, voilà à nouveau l’oracle qui est sur ton chemin.

Tu as la possibilité de lui poser une deuxième question, décidément l’oracle est généreuse. Quelle est cette deuxième question que tu veux lui poser maintenant ?

Ketty Steward

Je lui poserai la question de combien. Alors, en fait, je fais partie des gens qui se connaissent bien et je voudrais savoir combien on est à avoir le désir d’un monde plus juste.

Mais vraiment, je pensais que c’était le cas de tout le monde quand j’étais gamine et puis j’ai découvert qu’il y avait une forme d’altruisme égoïste, d’égoïsme élargi, on va dire. où les gens veulent que les choses soient mieux, mais juste pour eux, parce que voilà. Et j’ai découvert aussi des personnes qui, comme moi, étaient pas bien de savoir qu’il y avait de l’injustice, y compris quand ça ne les concernait pas directement.

Et par moments, on se sent seule. Et donc, ce chiffre du combien sommes-nous sur la planète, je crois que c’est une question qui m’intéresserait beaucoup.

Thomas Gauthier

Là, tu lances à l’instant un défi aux statisticiennes et aux statisticiens du monde. J’ai absolument aucune idée des manières qu’on pourrait employer pour parvenir à ce chiffre.

Tu as employé quelques expressions paradoxales pour dérouler un petit peu la question à l’oracle, en parlant d’égoïsme, altruisme. Comment tu réconcilies ces deux notions dans une seule et même expression, finalement ?

Ketty Steward

Ah bah, elles sont… pas du tout réconciliés, il y en a toujours une qui prend le pas sur l’autre. En fait, je pense à ce truc biblique des pharisiens, des gens qui montrent qu’ils font du bien, mais au fond, c’est pour eux, c’est pour paraître.

Donc, il y a cette forme-là qui est un geste qui peut paraître généreux. Alors, c’est bien qu’il existe, mais finalement, jusqu’où on va avec un geste qui paraît juste généreux et qu’il n’est absolument pas ?

Donc oui, pour moi, l’altruisme égoïste, c’est de l’égoïsme, ce n’est pas de l’altruisme, c’est une apparence d’altruisme, c’est pour des motivations égoïstes. Après, ce n’est pas pour porter de jugement, c’est-à-dire que les gens qui aiment leur famille et qui veulent le mieux pour leur famille, c’est du beau sentiment.

Quand ça s’arrête à juste mes proches, je trouve ça un peu limité. Mais peut-être que ça ne l’est pas, ce n’est pas à moi de le dire.

Ce qui me choque le plus, en fait, c’est de voir des personnes apparemment portées par des idéaux altruistes et qui ne vont pas hésiter à se retourner contre d’autres pour protéger leurs intérêts. Donc non, il n’y a pas de réconciliation possible entre les termes, il y en a toujours un qui prend le dessus.

Et c’est pas de l’altruisme.

Thomas Gauthier

Alors du coup, j’ai envie de te raccrocher au début de notre conversation qui a beaucoup tourné déjà autour des ateliers d’écriture, de l’acte d’écrire. Je ne suis pas un expert en écriture.

J’ai parfois l’impression que dans les interviews qu’ils peuvent donner, les auteurs racontent que l’acte d’écriture est un acte… parfois auto-centré, ça peut être un exercice justement destiné à mieux se connaître. à s’explorer de façon plus sérieuse, plus rigoureuse. Comment se situe l’acte d’écriture dans ces postures d’égoïsme et ces postures d’altruisme ?

Est-ce qu’à travers l’écriture, par exemple, tu as pu observer le développement chez certains d’une forme d’altruisme, d’une forme de sensibilité, d’un rapport au monde différent ? Comment est-ce que l’écriture se rapporte à ce… paradoxe entre égoïsme et altruisme qu’on porte en nous certainement ?

Ketty Steward

Alors en fait, quand tu passes de l’écriture c’est solitaire à l’écriture c’est égoïste, j’ai du mal à suivre. Parce que, c’est pas parce qu’on fait quelque chose seul qu’on le fait que pour soi.

Si j’écrivais que pour moi, personne ne saurait que j’écris. Donc voilà.

Il y a forcément un lien à l’autre, il y a forcément un… un destinataire au moins imaginaire au moment où on écrit. L’écriture comme outil pour bien se connaître, je suis mitigée là-dessus.

C’est un outil, en fait, je crois qu’on peut se connaître avec à peu près tout quand on cuisine et qu’on regarde comment on s’y prend, est-ce qu’on a envie de manger. Je suis sûre qu’on se connaît mieux.

Après, il y a des… des approches thérapeutiques par l’écriture, mais ce qui est thérapeutique, c’est que c’est une approche thérapeutique et pas juste que c’est l’écriture. Et il y a, avec l’écriture, une possibilité, effectivement, de ne le faire que pour soi, de se transformer en héros, d’être dans l’introspection permanente.

C’est une approche possible et ça doit donner quelques textes valables. et puis d’autres approches qui vont être plutôt d’utiliser le récit qu’on écrit pour mieux comprendre son rapport au monde. Et ça, ça ne me paraît pas antithétique avec l’idée d’être tournée vers les autres, parce qu’on est un peu les autres finalement.

Si je creuse mon rapport au monde, si je creuse les questions qui m’importent et les valeurs qui m’importent, en faisant vivre mes différents personnages, finalement, je vais creuser quelque chose qui va, au fur et à mesure, me rapprocher de ce que peuvent ressentir les autres personnes. Ou alors, mes textes sont totalement illisibles.

Donc, pour moi, il n’y a pas du tout d’opposition entre écrire seule et approfondir son travail d’écriture et être avec les autres. Et je vois une différence énorme entre écrire… et faire des ateliers d’écriture.

Moi, je ne fais pas les deux activités de la même manière. Effectivement, quand j’écris dans mon coin, je me pose des questions, j’explore des choses, y compris pour m’amuser, des choses qui me font rire, des choses qui me sont mystérieuses, des choses que j’ai rêvées, que j’essaie de voir si je peux les mettre vraiment par écrit.

Quand je fais des ateliers d’écriture, ce n’est plus moi. Et j’arrive effectivement, je sais écrire, donc ça c’est la chose que j’apporte.

Et encore, je ne suis même pas sûre que ça joue beaucoup. Ce que j’arrive à faire, c’est accompagner les personnes dans ce lien qu’on va faire entre ce qu’on est dedans et ce qu’il y a dehors.

Comment j’arrive à exprimer quelque chose qui est dans ma tête pour que ça soit compréhensible aux autres. Et quand je fais des ateliers d’écriture, c’est jamais une personne.

Donc, c’est toujours un groupe. Et comment on fait se rencontrer les idées d’un groupe et comment on aide à articuler les choses.

Alors, le récit, c’est idéal pour ça. Le récit permet d’organiser le chaos.

Donc, ça, le chaos, on est servi. Si j’ai huit personnes autour et que ces huit personnes réfléchissent sur un avenir possible, il y a de fortes chances que ça soit le chaos. et le récit va aider à faire des choix, à mettre un peu d’ordre et à rendre la chose un peu racontable et partageable.

Donc même quand on est une dizaine de personnes à travailler sur un texte, on n’est pas que dix parce qu’on a en tête qu’on va être lu sans doute par des gens et que ces gens vont devoir comprendre ce qui est en train de se passer ici. Donc le collectif est aussi possible dans l’écriture.

Ce n’est pas l’un ou l’autre. Je crois qu’on peut faire les deux.

Et voilà, quand j’écris, c’est vrai que quand je compare mes premiers ateliers d’écriture et mes derniers ateliers d’écriture, le dispositif est de plus en plus léger parce que j’essaie de mettre le moins possible de ma propre imagination. Ma propre imagination, j’ai des espaces pour l’exprimer, c’est mes textes, mes propres textes.

Les textes d’ateliers d’écriture, je dois laisser la place à ceux qu’on n’entend pas en fait. Je dois leur permettre à eux de raconter leur histoire et mes idées n’ont aucune importance dans ce cadre-là.

Surtout sur les ateliers où je travaille avec des spécialistes d’un domaine dans lequel je ne connais rien, il n’y a aucune raison que le fait de savoir écrire me donne une… une quelconque expertise pour parler de leur sujet. Non, je peux les aider à mettre en ordre.

Thomas Gauthier

Je retiendrai déjà plusieurs expressions que tu as utilisées qui me parlent énormément. Le récit comme un outil pour organiser le chaos.

J’ai aussi l’impression en t’écoutant que le récit, c’est un outil finalement tout à fait adapté pour explorer la complexité, certainement plus adapté, ou en tout cas… au moins complémentaire des approches un peu plus analytiques, qui nous font mettre en chiffres, mettre en graphique le monde et sa complexité. Le récit ne fait pas finalement ce raccourci, le récit conserve peut-être les paradoxes, la richesse, l’incongruité de situations qui sont toutes éminemment complexes.

Ketty Steward

Ça, ce n’est pas de moi, c’est vraiment… C’est vraiment la substance du travail de Ricoeur sur le temps et le récit.

Il présente le récit comme étant la synthèse de l’hétérogène. Je trouve ça très joli aussi, la synthèse de l’hétérogène.

Et cette mise en ordre, c’est ça, c’est la mise en intrigue, c’est la mise en récit. Et quand tu parlais tout à l’heure du GIEC et de ce que nous proposent les scientifiques pour comprendre ce qui se passe, Alors, il y a déjà de la mise en récit puisqu’il n’en reste pas à leur langage scientifique.

Ils travaillent un texte qui soit compréhensible et qui soit accessible pour chacun. Et même cette matière-là peut être retravaillée.

Et quand je travaille avec les personnes en ayant en tête ces éléments-là scientifiques, finalement, l’idée, c’est de les intégrer aussi, donc d’avoir dans nos textes à la fois des informations qui sont scientifiques, qui sont vérifiées, qui sont fiables, et nos désirs, qui ne sont pas moins fiables, mais qui sont un peu plus personnels, et de mêler tout ça pour arriver à quelque chose qui serait ce récit, et le plus cohérent possible. Donc effectivement, la synthèse de l’hétérogène, c’est tout à fait ça.

Thomas Gauthier

Tu as le droit à poser une troisième et dernière question à l’oracle. Qu’est-ce que tu as envie de lui demander désormais ?

Ketty Steward

Alors, ma troisième question va faire aussi le lien avec le rapport du GIEC dont on parlait. Parce que la question que je me pose, c’est où seront les espaces verts dans l’avenir ?

Et c’est aussi une question que je me pose même quand il n’y a pas d’oracle. Que je regarde, je me promène dans ma ville et puis j’ai toujours eu un œil comme ça, à essayer de regarder les petits bouts de jardin qui dépassent parce que je suis vraiment en ville. et donc voilà je me demande s’il va y en avoir sur les toits comment on va s’organiser est-ce que les petites zones de verdure qu’on voit de temps en temps est-ce qu’elles vont être élargies est-ce qu’il va y avoir des étages est-ce qu’on va y cultiver des choses à manger c’est la question du verre si l’oracle pouvait me répondre ce serait bien

Thomas Gauthier

Tu peux nous en dire un peu plus sur les raisons qui t’amènent à poser cette question-là en particulier ? Tu as répondu déjà en partie, tu vis dans un environnement urbain, donc le verre est peut-être plus l’exception que la règle.

Mais y a-t-il d’autres raisons qui t’amènent à aller sur ce sujet-là en particulier ?

Ketty Steward

De manière plus personnelle, j’ai grandi dans la nature. J’étais en Martinique, dans la campagne.

J’ai passé une grosse partie de mes vacances enfant à courir pieds nus, à grimper dans les arbres. Donc il y a quand même quelque chose d’un lien à la nature. Ça ne me manque pas de courir dans l’herbe en réalité, parce que c’est des choses qui restent en vous et ça fait partie de vous.

Mais ça crée, j’imagine, un lien à ce qui vit, quelque chose d’une facilité à admettre qu’on fait partie de la nature, que ce n’est pas juste quelque chose d’extérieur à nous, qu’il faudrait regarder ou qu’il faudrait même préserver comme si ce n’était pas nous. En fait, c’est un peu notre environnement de base et on en fait partie.

Je pense que je me trouve assez proche d’un arbre. Je dis ça et ça me fait rire parce que je n’ai jamais prononcé cette phrase-là.

Je n’ai pas le sentiment d’être d’une nature complètement différente de ces choses-là qui seraient sauvages. Et nous, on serait civilisés, nous on serait en verre et en marbre et en métal.

Non, on est bien organiques. Donc effectivement, il y a cette sensibilité au verre qui est toujours là.

Thomas Gauthier

Et pour lui redonner sa place ou tout l’espace qu’il devrait occuper dans les discussions, qu’il s’agisse de discussions publiques ou de discussions entre amis, que peut l’écriture ? On va peut-être reboucler une dernière fois sur le sujet de l’écriture.

Comment est-ce que tu pourrais imaginer mobiliser une activité d’écriture pour explorer des rapports aux espaces verts qui n’ont jamais été envisagés ? Est-ce que tu peux peut-être aussi nous parler de… de lecture que tu as faites et qui t’ont marqué parce que ce sont des textes qui proposent des rapports aux espaces verts et des rapports à la nature qui ne font pas forcément partie du quotidien.

Ketty Steward

Alors en fait, pour répondre sur les ateliers d’écriture, étonnamment, il n’y a pas besoin de pousser beaucoup. Dès qu’on parle de changement climatique, la question du vert, elle revient, mais… immédiatement.

Je pense que la plupart des gens n’ont pas l’occasion de discuter du lien qu’ils imaginaient avec la nature, mais que c’est ancré chez eux. Je repense à un atelier fait l’année dernière sur…

Oui, c’était cet atelier sur l’avenir du quartier d’affaires de la Défense. qui est quand même l’un des endroits les plus minéraux du monde, avec les grandes tours en verre. Et en plus, on a fait l’atelier sur place, à la demande des personnes qui le souhaitaient.

Et ils ont imaginé, on avait trois groupes, donc ce n’est pas juste mon groupe, ce n’est pas moi qui induis ça. Ils ont tous imaginé un retour de la nature. autour de la dalle, dessus, dedans, des jardins suspendus dans les tours qui ne servent plus. Ça s’est fait tout seul.

Et je pense que c’est là, peut-être juste endormi en nous, mais ce rapport à la nature, il est là. Je repense au Covid quand il y a eu le confinement.

Et que les gens se sont rendus compte qu’il y avait des oiseaux. Ils entendaient les chants des oiseaux.

Et qu’il y avait des plantes qui repoussaient, qu’il y avait quelque chose… Voilà, cette expression « la nature reprend ses droits » , ce n’était pas de la panique.

Ce n’était pas cette idée qu’il faut repousser la nature le plus loin possible et que… que c’est sale et que non, c’était la nature reprend ses droits et c’était plutôt une bonne nouvelle. Et je pense qu’il n’y a pas besoin de provoquer quoi que ce soit pour que les personnes se laissent aller à retrouver ce lien-là.

Alors parfois, ça peut aller loin, ça peut devenir assez mystique, mais en général, il y a quelque chose, une cohabitation plutôt agréable, plutôt pacifique. qui revient, c’est vraiment pas le genre de sujet sur lequel il faut accompagner les gens en atelier d’écriture. Parfois, ça va même, ça prend toute la place et on fait pas le reste.

Donc, pas de soucis par rapport à ça. Et donc, même chose en littérature de science-fiction, j’essaye d’imaginer, là, j’ai vraiment pas de titre en tête, mais j’ai des souvenirs de vieux livres de science-fiction.

Alors, c’est de la science-fiction pas terrible du fleuve noir anticipation que j’avais lu parce que j’avais fait une conférence sur l’arbre dans l’ASF. Je ne sais pas si je ferais la même, si je devais la faire aujourd’hui.

Et en tout cas, ça mettait en scène des rapports de l’écrivain de SF avec la nature, qui était assez étonnant. Il y avait des gens qui arrivaient sur des planètes où il y avait des végétaux hostiles.

On sentait vraiment cette idée que la civilisation s’est coupée de tout ça. Il fallait combattre ce truc sauvage et indomptable et devenir maître de quelque chose. nettoyer un peu.

Et il y avait assez peu, effectivement, de relations harmonieuses avec la nature. Mais c’était des textes des années, je ne sais pas, 80, 70.

Je crois qu’on n’écrit plus de science-fiction comme ça. Et même à l’époque, il y avait Jean-Pierre Andrevon qui est quand même un précurseur sur les questions d’environnement.

Pour le coup, lui, il était en avance. Et ça ne se fait plus.

Thomas Gauthier

Pour nous amener à cette troisième question, devant l’oracle, tu nous as parlé un tout petit peu de ton histoire personnelle, de ton enfance. C’est une liaison toute trouvée avec la deuxième partie de cet entretien où je te propose, s’il te plaît, de nous ramener de l’histoire.

On regarde dans le rétroviseur maintenant des repères qui te paraissent importants. utile, qu’il est bon peut-être d’avoir dans un coin de la tête pour éclairer le présent qui est certainement très chaotique, difficilement explicable au jour le jour et éclairer aussi ce que pourraient être les futurs possibles. Qu’est-ce que l’histoire peut nous apprendre et qu’est-ce que tu souhaites partager avec les auditrices et les auditeurs ?

Ketty Steward

C’est difficile l’histoire. C’est difficile parce qu’on a des traces d’événements tragiques.

Donc la première chose à laquelle j’ai pensé, c’est l’esclavage. C’est cette horreur d’avoir asservi des personnes et d’avoir enrobé tout ça d’un récit sur une supposée infériorité parce qu’on avait besoin de main-d’œuvre pour exploiter. de nouveaux espaces et de nouvelles cultures.

Et le plus simple, c’était de déshumaniser des personnes pour y parvenir. Et il y a encore aujourd’hui des traces de tout ça.

Et c’est affreux quand on parle du pouvoir des histoires qu’on se raconte. Ça, c’est affreux de se dire que la priorité… c’est d’exploiter ces choses-là, ces espaces-là, et que oui, mais on peut, parce que si on disait que ce n’est pas vraiment des humains, peut-être on pourrait leur faire beaucoup de mal. C’est des histoires à la base, c’est des histoires, il n’y a rien, quoi.

Il n’y a rien. Et pourtant, il y avait suffisamment de personnes qui avaient envie d’y croire, il y avait suffisamment de personnes qui avaient… besoin de s’apaiser la conscience parce qu’on ne doit pas très bien dormir quand on se dit qu’on est en train de frapper, de torturer des êtres humains, de déplacer des êtres humains.

C’est sûr que… Mais ça suffit, visiblement, à donner bonne conscience, de se raconter cette infériorité-là qui a encore des effets aujourd’hui.

On est à quelques jours d’une élection un peu déroutante, parce que ces idées sur la supériorité des uns sur les autres sont encore là, présentes. Elles ne s’expriment pas de la même manière, mais il y a un vieux fond qui date de cette époque-là et qui est encore là.

Tu parlais d’histoire, ce n’est même pas de l’histoire, on est encore là-dedans. Ça devient grâce.

Thomas Gauthier

Tu nous ramènes ce premier repère et ce que tu nous en dis, et je pense que c’est très important de le souligner, c’est que ces horreurs et ces manières de voir le monde qui continuent aujourd’hui de jalonner les discours de certains s’appuient sur des formes narratives qui sont censées être tellement puissantes qu’elles euh… qu’elle plie finalement la réalité sous-jacente à des envies, à des repères idéologiques. Est-ce qu’à côté de toute l’histoire de l’esclavage qui se prolonge aujourd’hui, comme tu l’as dit, sous des formes sûrement réinventées, puisque ces récits-là sont très créatifs, pour repousser sans cesse les limites de l’horreur qu’on pensait peut-être avoir atteinte, est-ce qu’il y a d’autres formes de récits qui ont infléchi le cours de l’histoire ou qu’il faut là aussi avoir en tête, puisque ces récits ne sont peut-être pas si loin ? aujourd’hui et pourraient rejaillir, pourraient retrouver leur vigueur du passé ?

Ketty Steward

En fait, quand tu as parlé de récits qui ont infléchi le monde, j’ai pensé à la Bible directement, mais qui finalement, elle est à toutes les sauces dans notre quotidien, toute la justification sur vous êtes maître et possesseur d’âme. terre, asservisser le monde, enfin voilà, tout ça c’est effectivement, c’est du récit qui ne se dit plus comme récit parce que toute notre culture s’est fondée là-dessus une grosse partie en tout cas de notre culture occidentale je précise et en fait je pense à mon dernier bouquin qui s’appelle « Évangile selon Myriam » et qui démontre ces histoires-là, enfin, qui les démontre, qui les réécrit, qui les relit et qui les remet dans une autre cohérence, juste histoire de montrer qu’on peut raconter les choses à sa sauce et qu’il suffit de mettre ce récit-là à côté d’un autre, il ne dit pas la même chose. Et je mets côte à côte des récits comme les récits bibliques, mais aussi les contes de fées qui sont très présents aussi dans notre imaginaire.

Mais on n’a pas tellement l’habitude d’avoir l’histoire de Caïn et Abel et juste après, Le Petit Pousset, et puis encore après, Oedipe, et encore après, Le Lac des Signes. et revenir sur l’histoire de Samson. Mais pourtant, c’est ça mon livre, que j’ai travaillé avec un souci de créer une cohérence et sous le thème un peu ironique de la vérité.

Donc, c’est le livre de la vérité, l’Évangile selon Myriam, mais à partir de fragments, d’histoires qui sont des histoires très présentes dans notre présent à nous, alors qu’elles, elles se trouvent dans un futur. pas clairement définie. Et cette envie de regarder de nouveau les histoires comme des histoires, c’est quelque chose d’assez moteur dans mon rapport au monde.

Je veux bien, j’adore des histoires, mais qu’elles ne se déguisent pas en voilà la vérité, c’est la réalité. Et regarder à quoi elles servent aussi. Ça, c’est quelque chose que j’ai fait dans Confessions d’une séancière, qui est mon bouquin qui est sorti en 2018, où je reprends des contes des Antilles.

Alors, j’en invente aussi un peu, mais je reprends certains. En essayant de montrer en tout petit, puisque je ne veux pas que l’explication prenne le pas sur l’histoire que je raconte, mais de montrer de quelle manière c’est utile d’avoir ce genre d’histoire.

Le cas le plus marquant, c’est l’histoire de l’homme bâton. L’homme bâton qui est une personne qui se fait jeter un sort, en tout cas qui bénéficie de quelque chose de magique. qui lui permet de s’introduire chez les femmes et de les violer sans être vues.

Et c’est assez courant comme histoire quand on reprend des récits comme ça, donc des Antilles, il y a aussi l’équivalent en Afrique. Et donc l’homme battant, je suis en train de réfléchir parce que je n’arrive pas à retrouver son nom en créole, ce qui est un peu bizarre parce que je ne connais que ça.

Mais bon, ce n’est pas grave. Le titre, c’est l’homme bâton, en tout cas, de l’histoire.

Et en fait, on voit que c’est extrêmement pratique d’avoir ce genre de légende-là qui circule. Parce que…

Dans les familles, il arrivait, comme dans tous les pays, pas qu’aux Antilles, mais il arrivait que certains adultes se comportent de manière pas très correcte avec les enfants. Il arrivait que des personnes commettent l’inceste, il arrivait que des personnes agressent des femmes de leur entourage, et c’était quand même très pratique d’avoir une figure capable de supporter. la charge de ça et qu’on ne remette absolument pas en question la structure familiale, les liens amicaux, toutes ces choses-là qui devenaient plus importantes que les victimes.

C’était un des exemples. Mais effectivement, les histoires qui se prennent pour autre chose que ce qu’elles sont, je crois que c’est le combat de ma vie d’aller les débusquer, de dire reprenez votre place d’histoire.

Peut-être qu’effectivement, vous avez servi à quelque chose, mais il y a des alternatives. Et c’est ce besoin d’alternatives qui est extrêmement important pour moi.

Thomas Gauthier

Alors, le lien est tout trouvé, Ketty, avec la dernière partie de notre échange, puisque tu viens de nous dire que l’un des objets de ton travail, c’est de débusquer, pour reprendre le verbe que tu as employé, ces histoires qui sortent de leur cadre, qui se prennent pour ce qu’elles ne sont pas. Il y a cette phrase que l’on connaît bien de Gandhi qui nous invite à être le changement que l’on souhaite voir dans le monde.

Alors toi-même, tu es autrice, tu es psychologue, tu es doctorante, tu es présidente d’une association, le réseau Université de la Pluralité, j’en passe et des meilleurs. Est-ce que tu peux nous raconter comment tu t’efforces d’accorder actes et paroles ?

Comment tu mets en cohérence quelque part les préoccupations qui sont les tiennes, les questions que tu te poses ? avec des actes que tu poses au quotidien, que tu poses peut-être parfois seul, que tu poses parfois à travers des collectifs. Comment est-ce que tu portes en toi et tu traduis de façon effective ces questionnements qui sont les tiens, ces préoccupations qui sont les tiennes ?

Raconte-nous un petit peu la Ketty Stewart du quotidien, s’il te plaît.

Ketty Steward

Au quotidien, j’ai des amis qui aiment bien se moquer de moi en disant que j’ai 73 vies. En fait, j’ai 73 vies, mais je ne les ai pas choisies n’importe comment.

Et elles vont finalement dans ce souci de cohérence. J’ai envie d’un monde un peu plus humain, un peu plus… généreux, un peu plus solidaires.

Et pour faire ça, alors déjà, tu disais que je suis psychologue, mais en fait, j’ai été pendant 15 ans conseillère principale d’éducation. Donc, j’ai travaillé à l’éducation nationale avec des adolescents.

Et c’était vraiment un endroit où je travaillais à ce qu’il y ait un peu moins d’injustice. Je travaillais concrètement à…

Faire passer un certain nombre de valeurs, et ce n’était pas évident, parce qu’on a beau travailler dans le même ministère, j’avais des collègues avec qui les valeurs n’étaient absolument pas les mêmes, donc je récupérais des situations d’injustice massive, que je retravaillais avec des gamins qui étaient tentés d’être eux aussi en réaction à cette injustice, et donc dans des confrontations, je n’en ai pas évité. Je ne les ai pas toutes évitées, mais il y avait quand même cette idée de montrer en acte et en présence et en disponibilité qu’il y avait moyen de faire autrement.

Quelque chose d’une naïveté parfois dans la manière d’aborder les choses parce qu’il y avait des injustices qui me mettaient en colère moi aussi, mais j’essayais de montrer en tout cas qu’on pouvait faire autrement et d’être là, de travailler avec mes équipes en étant la plus juste possible. Sans oublier que je suis imparfaite et que l’indulgence que j’ai pour les autres, je peux l’avoir aussi de temps en temps pour moi.

Je crois que c’est la partie la plus compliquée. Travailler en psychologie, c’est de la même manière que comme CPE, c’est d’avoir aussi foi en la possibilité de changer pour ceux qui ont envie de changer.

Quand on est jeune, on a envie de… De changer les gens malgré eux.

Et puis, on vieillit. On se rend compte qu’on ne peut pas.

Et ce que j’essaie de faire, c’est d’être disponible pour les personnes qui ont envie de changer. D’être la preuve vivante qu’on peut avoir une vie compliquée, parce que j’ai eu une vie compliquée.

Et ne pas sombrer dans la haine. Avoir subi des injustices et ne pas tomber soi-même dans l’injustice, avoir souffert et ne pas en vouloir au monde entier, c’est ma façon de vivre au quotidien.

Ce que j’essaie de faire aussi, et ce n’est pas toujours gagner, c’est d’être de moins en moins dans le jugement, d’essayer de comprendre les motivations des personnes qui ne font pas comme moi. parfois c’est difficile. Parfois c’est difficile parce que les gens ont toujours une bonne raison à leurs yeux de faire ce qu’ils font, donc ça c’est acquis.

Le problème c’est que quand ils vous l’expliquent et que vous voyez derrière encore d’autres raisons et encore d’autres, et que derrière c’est vraiment… Parfois c’est petit, parfois c’est… le désir de posséder, le désir d’être mieux, des choses qui ne marchent pas, puisqu’être mieux, on ne sera jamais mieux que tout le monde.

Mais je fais cet effort-là de me dire que les gens se donnent de bonnes raisons de faire des choses et que ça vaut la peine au moins de les écouter sans nécessairement être d’accord. Et puis, ce qui est difficile aussi, et que j’essaie de faire, et là pour le coup, c’est depuis vraiment toute petite, c’est de garder les yeux grands ouverts.

Donc, on retrouve cette idée de voir ce qui est. Garder les yeux ouverts et accepter tout ce qui va être incertitude, complexité.

Les récits très simples, j’y ai eu droit quand j’étais gamine. J’étais dans une religion un peu sectaire.

Donc, la vérité, les choses très simples, tout était là. Et j’ai vite compris que ça ne pouvait pas marcher ainsi et que la complexité, c’est très difficile, mais que c’est quand même plus riche.

Donc voilà, j’essaie de dealer avec le chaos.

Thomas Gauthier

Merci beaucoup, Ketty. Je retiens deux ou trois messages, en tout cas de cette dernière partie de notre échange.

J’ai beaucoup apprécié ton expression selon laquelle tu te rends disponible à celles et ceux qui souhaitent changer. Plutôt que d’être dans une posture prescriptive, tu es en disponibilité.

Et puis, tu es prête à dealer avec le chaos. J’aime bien cette idée aussi que tu ne cherches pas à réduire à toute force la complexité, à la rendre intelligible lorsqu’elle ne l’est pas.

Il y a une forme finalement d’humilité dans le rapport au monde qui est complexe. Quand on a les yeux grands ouverts, on réalise quotidiennement que cette complexité est encore bien supérieure à ce que… que l’on avait pu imaginer la veille.

Et c’est peut-être un élan d’humilité, justement, qui permettra à notre espèce d’envisager des jours radieux. Je te remercie en tout cas, Katie, pour ta disponibilité.

Tu nous as proposé beaucoup de repères. Tu nous as raconté avec tes propres mots et ta pratique ce que les récits peuvent et ce qu’ils ne peuvent pas.

Il n’y a pas de magie non plus dans… dans les attentes qu’il faut avoir par rapport au discours. Je te laisse peut-être, si tu le souhaites, nous donner un mot de la fin ou quoi que ce soit qui te passe par la tête, de toute façon, ce sera utile à celles et ceux qui t’écouteront.

Ketty Steward

En fait, ce à quoi je pense quand tu parles du pouvoir des récits, c’est qu’il faut agir. Ça ne sert à rien de juste raconter des histoires. À un moment, il faut agir. Il y a des choses, on m’a demandé de temps en temps…

Comment la science-fiction peut nous aider pour le changement climatique ? En fait, la science-fiction ne va pas le faire. À un moment, on a des dirigeants qui font des choix un peu pourris.

C’est ceux-là qu’il faut aller secouer. Parfois, il faut aller en manif.

Parfois, il faut faire grève. Parfois, il faut faire des choix, ne pas acheter quelque chose dont on n’a pas besoin.

Il y a vraiment des choses à faire. On ne peut pas non plus utiliser le récit comme refuge.

Je crois à la puissance des récits. touchent régulièrement à la puissance des récits, mais ils ne remplacent pas l’être au monde et l’agir, donc agissons.

Thomas Gauthier

Ce sera le mot de la fin alors. Merci infiniment Ketty.

Ketty Steward

Merci Thomas.

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