Pierre-Yves Gomez est un économiste. Il enseigne la stratégie et étudie la place de l’entreprise dans la société et la responsabilité des dirigeants. Ses recherches portent sur les dimensions pratiques et politiques du gouvernement des entreprises en lien avec les décisions économiques qui sont prises.
Dans la chronique mensuelle qu’il tient dans le journal Le Monde, Pierre-Yves annonce la fin de la financiarisation de l’entreprise au profit de sa sociétalisation pour mieux répondre aux défis du dérèglement climatique.
Dans l’échange à suivre, il revient sur le fonctionnement du capitalisme spéculatif et décrypte le changement civilisationnel en cours, dans lequel les entreprises ont un rôle crucial à jouer.
Entretien enregistré le 28 novembre 2022
Entretien enregistré le 28 novembre 2022
Transcript de l’entretien
(Réalisé automatiquement par Ausha, adapté et amélioré avec amour par un humain)
Thomas Gauthier
Bonjour Pierre-Yves.
Pierre-Yves Gomez
Bonjour Thomas.
Thomas Gauthier
Alors ça y est, tu es face à l’oracle, tu vas pouvoir lui poser trois questions sur l’avenir. Par quelles questions est-ce que tu souhaites commencer ?
Pierre-Yves Gomez
Alors… J’avoue que je ne suis pas très sûr de croire l’oracle a priori, parce que j’ai une certaine réticence à imaginer qu’on puisse connaître l’avenir.
Cette réticence vient du fait que, sur le plan purement intellectuel, je ne suis pas très favorable au démon de la place. C’est ce démon que la place imaginait être a priori, avant tout. tout le déroulement de l’histoire et le démon pouvait connaître tout l’avenir parce que tout est déterminé.
Alors je ne crois pas que tout soit déterminé. Et puis peut-être sur le plan personnel, je n’ai pas trop envie de savoir à quelle heure je vais mourir, si mes livres seront lus dans l’avenir.
Je pense que ce serait tellement inhibant que je n’ai vraiment pas envie de savoir. Donc ni sur le plan du fond, ni me concernant, sur le plan subjectif, je n’ai pas très envie de… de rencontrer cette oracle.
Enfin bon, je vais répondre à tes questions malgré tout. En fait, je ne crois pas que l’histoire soit déterminée et elle l’est aussi.
C’est-à-dire qu’elle l’est partiellement déterminée par des évolutions, des structures, des ressources qui s’épuisent ou au contraire qui sont abondantes et donc, évidemment, ça détermine l’avenir et en même temps, il y a des bifurcations innombrables, des éléments chaotiques, des transformations qui peuvent être peut-être très rapide et inattendue, et c’est ce tout qui fait l’histoire. Donc voilà, bon courage à l’oracle.
En tout cas, je vais lui poser une première question, c’est est-ce qu’à l’horizon de la fin de ce siècle, du 21e siècle, toute la Terre sera habitable ? Parce qu’on parle évidemment de transformation, de réchauffement climatique, en tout cas de transformation climatique, et on n’imagine pas vraiment une catastrophe. général que toute la terre devienne inhabitable mais il est probable et donc là c’est bien une détermination c’est bien une sur la lancée des évolutions que nous constatons il est probable qu’une partie de la terre devienne inhabitable et donc ça ça change beaucoup de choses évidemment en termes de de mouvement de population en termes déjà de vie des populations dans ces espaces-là, de mouvements de population, d’accueil, de transformation, de civilisation.
Donc le simple fait de savoir si toute la Terre sera habitable, à mon sens, est très intéressant pour saisir ce que pourrait être la suite de l’histoire de l’humanité en général. Je ne poserai pas une terre totalement inhabitable à une terre qui resterait… habitable au sens où elle est aujourd’hui, mais plutôt des effondrements locaux avec des conséquences générales.
Est-ce que toute la Terre sera habitable ? Et les zones qui ne seront plus habitables, qu’est-ce qu’elles feront disparaître de la commune humanité ?
Voilà, c’est une première question. La deuxième, elle concerne le fractionnement.
Je crois que les grands empires sont en train de se fractionner. le grand empire occidental, mais aussi les grands empires locaux, que ce soit en Orient. On voit qu’il y a une tendance à la fragmentation de la décivilisation humaine, qui ont eu l’impression de se concentrer sous la bannière d’un capitalisme universel de type occidental. pressant déjà depuis une quinzaine, une vingtaine d’années, mais de manière accélérée depuis les derniers mois en particulier, que nous étions dans l’illusion d’un monde unifié, d’un monde globalisé, d’une unique civilisation, encore une fois, articulée par la logique du capitalisme.
Or, s’il n’y a pas de globalisation, il y a donc fractionnement. ce qu’on appelle couramment les empires, les grandes organisations, les grandes civilisations, et si elles se fractionnent, ça veut dire que retour de la guerre de tous contre tous, comme disait Hobbes, retour du chaos organisationnel, quels seraient les groupes de recomposition, quels seraient les noyaux de recomposition, autour de quoi peut se recomposer ? des espaces de civilisation. Après cette grande illusion d’une terre unifiée, d’une civilisation unique, fractionnement, multiplication, doute, incertitude quant à l’avenir des différents empires, en particulier l’Occident bien sûr, mais pas seulement.
Je pense que la Chine et l’Orient en général, le Japon, sont aussi en proie à une logique de fractionnement interne. Qu’est-ce qui va être source de regroupement ?
Est-ce que ce sont de nouveaux totalitarismes, des croyances ? En quoi allons-nous croire pour recomposer, pour reconstruire des espaces communs ?
Alors, j’ai conscience de mettre l’oracle devant… C’est une question assez… complexe et évidemment où la réponse n’est pas très simple.
Mais voilà, ce qui m’intéresse, c’est de savoir, au coup d’après, comme on dit un peu trivialement, qu’est-ce qui va faire que nous nous rassemblions. Autour de quoi on se rassemble ?
Voilà. Et puis la troisième, elle est plus triviale, plus banale.
Nous sommes dans une course entre l’épuisement de l’énergie, l’épuisement des ressources, et l’innovation pour trouver de nouvelles ressources. Et on sait qu’il y a un possible effet de ciseaux, c’est-à-dire qu’on ne sait pas à quelle vitesse nous épuisons nos ressources, et évidemment, on ne sait pas avec quelle rapidité nous allons trouver des moyens, soit de limiter l’usage des ressources, soit surtout de trouver de nouvelles ressources.
Et quelle que soit notre posture face à l’évolution écologique, je crois qu’on a tous à l’esprit que dans cette course contre la montre, on aimerait bien que l’innovation gagne. Parce que même si nous parlons de changement de mode de vie, de changement de type de civilisation, on est quand même relativement dans un confort et on a le goût de ce confort de telle façon que si ça pouvait continuer un peu, ça nous paraît mieux.
Donc dans cette course contre la montre, est-ce qu’il va y avoir cette fameuse innovation énergétique ? On a parlé de l’hydrogène à une époque, alors on déchante un peu aujourd’hui. de la fission, est-ce qu’on va la découvrir à temps, ou est-ce que les ressources vont s’épuiser tellement rapidement que même avec tous les efforts du monde, on ne pourra pas, on sera rattrapé en fait par la gabegie, on sera rattrapé par l’épuisement.
Donc là, il y a vraiment une question, alors vraiment une question pour un oracle, parce que là c’est un oui ou non, la réponse, c’est pas que la question précédente qui est plus ouverte, c’est vraiment un oui ou non. Mes questions, c’est au… autour d’un avenir assez ouvert, assez large.
Est-ce que la Terre sera habitable partout ? Et qu’est-ce que ça changerait si elle n’est pas habitable partout ?
Est-ce qu’autour de coups, on va se rassembler de nouveau ? Qu’est-ce qu’il va faire comme une humanité dans un monde de plus en plus fractionné ?
Et puis, est-ce qu’on va gagner ou non ? Enfin, on va gagner.
Est-ce qu’on va être pris par l’effondrement, en quelque sorte, de nos ressources ? Et tellement pris dans cette logique ? que quels que soient nos efforts, quelle que soit l’inventivité humaine, quelle que soit l’énergie qu’on y mettra, les investissements, la bataille est perdue d’avance.
Et évidemment, les trois questions se rejoignent. Et la Terre deviendra encore plus inhabitable partout et le fractionnement sera encore plus grand.
Thomas Gauthier
Et avec les trois questions que tu viens de poser, Pierre-Yves, tu imagines bien que j’en ai de multiples qui viennent à l’esprit. Merci beaucoup déjà pour ces premiers propos.
Peut-être… une demande vis-à-vis du mot civilisation. Est-ce que tu peux juste prendre un petit moment pour le définir dans le cadre de l’échange que l’on a aujourd’hui ?
Je sais que tu t’y es attardé, notamment dans ton que sais-je qui concerne le capitalisme. Tu y consacres quelques pages.
Est-ce que tu peux nous définir ce terme de civilisation qui est parfois utilisé probablement mal à propos ou bien de manière à provoquer d’ailleurs des clivages dans l’espace public ? Donc, si on est un peu plus calme et apaisé, comment définissons-nous ce terme ?
Pierre-Yves Gomez
Merci pour la question, parce que c’est vrai que lorsqu’on est dans sa logique de réflexion, on a l’impression que tout le monde partage le même lexique. Alors ce lexique, ce terme civilisation, je le prends à l’heure vers Elias, le grand sociologue allemand.
Et pour Elias, la civilisation, c’était la police des mœurs. C’est la façon dont les mœurs sont policées par des croyances, des structures, des… des façons d’être, des coutumes, des structures économiques.
Et donc émerge de tout cela une façon de vivre ensemble, comme on dit aujourd’hui, mais qui, en premier lieu, polisse, c’est-à-dire à la fois justifie, légitime et ordonne les mœurs individuelles et collectives. Il parle de civilisation, par exemple, occidentale c’est la manière dont à partir du 16e et 17e siècle la royauté police les moeurs de l’aristocratie et à partir de là l’ensemble d’une société sur le mode de la politesse justement, de l’étiquette du contrôle du corps et tout ça c’est bien sûr lié aux dimensions économiques, aux dimensions sociales.
Donc la civilisation, c’est ce tout qui définit une manière de justifier nos comportements dans tous les domaines, et de manière homogène. Le domaine économique, le domaine social, le domaine des mœurs, le domaine de l’affectif, le domaine de la relation à l’autre, le domaine de la violence, ce système de justification.
Donc quand je parlais de civilisation tout à l’heure, de… du fractionnement des civilisations, c’est que par construction, une civilisation est unifiée, et si elle se fractionne, elle donne naissance à la guerre civile, au sens de Hobbes, à la guerre de tous contre tous, à l’incapacité à faire référence à un seul récit commun pour pouvoir être ensemble. Donc la multiplication des récits conduit évidemment… risques d’affrontement.
D’où ma question à l’oracle tout à l’heure, sur quel nouveau noyau, quel nouveau type de croyance, quelle nouvelle structure pourrait se recomposer de l’être ensemble qui justifierait la naissance de nouvelles civilisations, de nouvelles façons de nous civiliser. Est-ce que je suis plus clair ?
C’est une notion qui est très simple et complexe parce que Quand on pense à la civilisation pharaonique, la civilisation inca, des grandes pages de l’histoire, alors que c’est quelque chose de plus subtil et plus complexe, ça articule et rend homogène les différents registres de nos façons d’agir dans un espace et un temps donné. Une fois qu’on a saisi, c’est assez simple.
Il y a une civilisation occidentale aujourd’hui qui passe par notre façon de vivre le capitalisme, spéculative, notre façon de spéculer sur le corps, de spéculer sur l’avenir, sur nos relations les uns avec les autres. Et ce tout homogène, c’est des civilisations contemporaines. occidentales, que remettent en cause une grande partie du monde d’ailleurs, au nom d’autres articulations des mœurs et donc d’autres civilisations.
Thomas Gauthier
Tu as évoqué à l’instant le capitalisme et tu l’as évoqué en faisant un petit détour par les récits. Qu’est-ce que l’on peut dire du récit dominant qui permet à cette forme économique et sociale particulière qu’est le capitalisme ? d’exister aujourd’hui et d’avoir certainement encore de beaux jours devant lui.
Comment se caractérise cet imaginaire, ce futur auquel il faut croire ou auquel on croit spontanément pour que persiste le régime socio-économique du capitalisme ?
Pierre-Yves Gomez
Et donc la civilisation capitaliste, enfin plutôt le capitalisme comme structure qui prend une forme particulière, donc une civilisation. à partir de la fin du XXe siècle et que j’ai appelé le capitalisme spéculatif. Alors c’est une façon de nous repérer, de nous comporter, de nous produire des mœurs, encore une fois, de nous polisser, fondée sur la spéculation, c’est-à-dire sur le fait qu’un avenir sans doute meilleur, et quand je dis sans doute meilleur, ce n’est pas… avec une possibilité de douter, c’est sans aucun doute meilleur, nous attend.
Un avenir radieux, il va se passer quelque chose, il va y avoir une rupture, il va y avoir une invention, il va y avoir une innovation, une disruption, comme on a dit à une époque, tel que l’avenir, avec un A majuscule, va pouvoir effacer toutes nos dettes du présent. C’est la façon d’être au monde, de nous polisser, de nous civiliser, pendant 40 ans, depuis les années 70. dans ce que j’ai appelé la période du capitalisme spéculatif.
Concrètement, ça veut dire qu’on agit aujourd’hui, quitte à s’endetter, alors on s’endette bien sûr financièrement, mais on s’endette aussi écologiquement, on s’endette affectivement, on s’endette d’une façon, on surconsomme aujourd’hui, l’endettement c’est ça, c’est consommer davantage aujourd’hui, en supposant non pas qu’on va rembourser nos dettes, mais que quelque chose va se passer dans l’avenir qui permettra d’effacer les dettes, c’est-à-dire de les rendre dérisoires. On peut par exemple agir de manière accélérée, de manière très intense, avec l’idée qu’en prenant un jour un médicament, un jour une thérapie permettra de nous restaurer.
Donc, peu importe aujourd’hui les excès et donc l’endettement que l’on a à l’égard de son corps, ces excès seront effacés grâce à cet avenir meilleur, à cette invention, à cette disruption du futur. on peut évidemment s’endetter financièrement en achetant je ne sais quel immeuble ou quel appartement en se disant on est très juste au niveau du remboursement mais les le prix de l’appartement va tellement augmenter que la dette sera effacée d’elle-même, en quelque sorte. Quand je dis effacée, elle n’est jamais totalement effacée, mais elle est rendue dérisoire par la croissance de la valeur du bien.
De la même façon que ma santé peut être entamée par un excès d’activité, mais que, tôt ou tard, il va y avoir la fameuse pilule bleue, la pilule magique qui va pouvoir me restaurer, de la même façon, il va y avoir une augmentation de la valeur. des biens qui va restaurer mes finances bien que je ne sois endetté. Il va y avoir une invention énergétique qui va permettre de restaurer l’énergie que nous consommons.
C’était ma question à l’oracle. Si précisément ce pari spéculatif allait être tenu.
Il peut y avoir une invention comme ça extraordinaire, la fission, la je ne sais quoi, qui permettrait de réparer finalement tous nos excès énergétiques. Le capitalisme, depuis 40 ans, C’est développé, mais en termes presque civilisationnels, c’est une façon de vivre ensemble sur le mode de la spéculation.
C’est développé sur le mode de l’attente, et je ne dis pas d’espérance, de la certitude, d’un avenir qui efface le présent, qui efface les excès du présent. Donc, nous pouvons être dans l’excès du présent, l’avenir se chargera de guérir les maux qui pourraient être… qui pourrait être la conséquence de ces excès.
Voilà la civilisation du capitalisme. Alors ça a donné bien sûr les excès financiers qu’on connaît bien, ça a donné les excès immobiliers qu’on connaît bien, ça a donné aussi les excès, et c’est la même logique, écologique, sur l’énergie, sur le gaspillage, mais aussi sur l’activité humaine, l’intensification du travail, cette espèce d’accélération généralisée, des choses qui… paraissait encore normal il y a une dizaine d’années.
Alors, si je fais cette pause, c’est qu’il se trouve que nous sommes sortis de ce capitaine spéculatif après la crise de 2008, non sans des soubresauts. La digitalisation nous a donné l’impression qu’on allait continuer, inventer un nouveau monde, inventer… quelque chose a été cassé avec la crise de 2008 et qu’on est entré dans une nouvelle étape du capitalisme, ce que je rappelle la sociétalisation, c’est-à-dire le fait que la société tout entière est en train de peser et en train de réclamer une prise de parole pour agir sur le développement économique, social, sur le déploiement du capitalisme.
Concrètement, ça veut dire que se multiplient les… les groupes de parole ou les activistes de tout poil et de tout genre pour prendre la parole au nom de la société sur un sujet particulier. Que ce soit la défense d’une minorité, ou des forêts, ou des ressources énergétiques, de multiples groupes prennent la parole au nom de la société et pour en prendre à charge. une partie de ce qui semble être les conséquences, ou apparaissent comme les conséquences de l’action humaine vombrillante dont j’ai parlé jusqu’à présent, excessive dont j’ai parlé jusqu’à présent.
Ce qui pour moi participe à la fois de vraiment d’une nouveauté, d’une transformation du capitalisme, on passe donc du capitalisme spéculatif financiarisé à un capitalisme sociétalisé, avec de nouveaux portes-paroles. de nouveaux acteurs qui, au sens propre, prennent la parole, au nom des arbres, comme au nom, encore une fois, des minorités, des groupes. Donc, quelque chose de très nouveau.
Et ça participe de ce que j’appelais tout à l’heure le fractionnement des civilisations. Parce que c’est un processus qui, par sa logique même, fractionne l’unité civilisationnelle spéculative au profit de multiples prises de parole, je vais dire, dans tous les sens.
C’est bien connu dans l’entreprise, aujourd’hui, il y a des exigences, qu’elles soient environnementales, sociétales, portant sur la gouvernance, portant sur les multiples responsabilités de l’entreprise, qui vont dans tous les sens, mais dans tous les sens, je n’emploie pas de manière critique, enfin critique au sens dépréciatif, par construction, dès lors qu’on n’est pas orienté par la… la commune spéculation de tout le monde à son niveau à l’égard d’un avenir radieux. L’avenir n’apparaît plus du tout radieux, mais extrêmement sombre.
Et donc se multiplient les groupuscules, les lieux de la prise de parole, donc s’approfondit le fractionnement de ce qui semblait unifié jusqu’à présent. Unifié peut-être dans l’excès, unifié dans la croyance dans un avenir radieux, mais aujourd’hui, s’il y a une unification, c’est autour de l’attente d’un avenir sombre et avec des exigences multiples.
Voilà ce fractionnement de la civilisation du capitalisme spéculatif sur lequel je travaille aujourd’hui.
Thomas Gauthier
Pour prolonger cet échange, une question que je me pose alors un peu plus tactique. Donc tu viens de le dire, il existe des mouvements incarnés par des acteurs multiples pour aller vers une sociétalisation du capitalisme, qui serait une sortie de la forme spéculative du capitalisme dont tu as parlé, dont on trouve les racines dans les années 70.
Comment, dans la pratique, d’après ce que toi tu peux observer, d’après ce que l’on peut te raconter, cette séparation d’avec le capitalisme… spéculatif, sopertel, comment les avant-gardes, finalement, se structurent et se protègent dans ce chemin de transition, dans ce chemin d’émergence d’une nouvelle forme civilisationnelle. J’imagine qu’elles sont…
Ces formes avant-gardistes soumises à des forces sociales, à des forces politiques, à des forces économiques qui, peut-être, ne les invitent pas à aller vers cette forme d’avant-garde. Aller vers l’avant-garde, c’est prendre des risques, c’est peut-être se déterminer à jouer selon des nouvelles règles du jeu qui ne sont pas les règles du jeu dominante.
Qu’est-ce que tu as pu découvrir jusque-là de ce que j’appellerais les tactiques civilisationnelles, presque ? Comment les avant-gardes se sécurisent suffisamment sur ces chemins de sortie ? du capitalisme spéculatif ?
Y a-t-il, par exemple, des formes de coalitions inédites que tu as pu observer ? Y a-t-il, au niveau des organes de gouvernance que tu connais très bien, des entreprises, des manières de faire qui permettent de sécuriser, de sanctuariser cette création civilisationnelle quelque part ?
Pierre-Yves Gomez
Oui, alors c’est effectivement une question qui, à elle seule, mériterait plusieurs années de travail, sur laquelle nous sommes tous, en fait. Comment émergent des dissidences qui deviennent qui font basculer l’ensemble d’une civilisation, qui font bifurquer l’ensemble d’une civilisation dans une autre direction.
Ce n’est pas évidemment la première fois, ce ne sera pas la dernière. D’abord, loi générale, les bifurcations civilisationnelles se font toujours de manière excentrique, par des excentriques, excentriques au sens mathématique du terme, ceux qui ne sont pas au centre, par des dissidents, par des… marginaux séquents, ils sont toujours, évidemment, par des acteurs hétérodoxes, mais je dirais par construction, ceux qui sont orthodoxes, par construction, par définition, ils ne vont pas changer la civilisation dont ils bénéficient et qu’ils gèrent.
Donc, ce n’est pas ça qui est original. Et effectivement, dans la question qui est très complexe et profonde, c’est à partir de comment se fait-il que des points extrêmes, des points dissidents, arrivent à transformer, alors qu’on pourrait s’attendre à a un effet d’inertie d’autant plus grand que, par construction, la civilisation est solide.
Alors ce qui me… Je vais peut-être te décevoir par rapport au point que tu évoquais.
Moi, ce qui me frappe aujourd’hui dans mes travaux, c’est que ce qui transforme beaucoup le capitalisme, c’est la finance. Il se trouve que l’industrie financière est arrivée à un point de surexploitation de ses capacités et qu’elle a besoin de changer.
Et que dès lors, la finance récupère ses excentriques, ses marginaux, engagés, militants, anticapitalistes, enfin voilà, vraiment toute la marge du capitalisme spéculatif, récupère parce qu’elle en a besoin pour organiser et pour fonder un nouveau récit. Pour être concret, les normes ESG, comme on dit dans le jargon, environnement, social et gouvernance, qui sont de plus en plus employés pour peser sur les entreprises et les orienter vers la prise en compte d’impacts environnementaux, d’impacts sociétaux de leurs activités, ces normes sont aujourd’hui majoritairement imposées par la finance.
Alors de manière plus ou moins fine, plus ou moins élucide et intentionnelle et militante, bien sûr. Mais c’est l’industrie financière qui, qu’elle avait besoin elle-même de se transformer, récupère le discours et le récit de la marge.
Et je crois, alors je ne suis pas au point d’avoir fini d’observer pour pouvoir théoriser ce moment du capitalisme, et encore moins pour généraliser, mais comme ça, intuitivement, je crois qu’il y a là une leçon pour l’histoire. C’est-à-dire qu’en fait, c’est parce qu’il y a une crise à l’intérieur de la civilisation qui change, et de la part d’acteurs majeurs de la civilisation qui change, que ces acteurs récupèrent, aspirent en quelque sorte, les aspirations ou les inspirations des marges et les retraduisent.
Et c’est ça qui fait changer la civilisation. Donc il faut miser, pour répondre directement à ta question, il faut miser sur, Marx dirait, les contradictions internes du système.
En l’occurrence, les contradictions internes ou les limites d’action des acteurs de la civilisation du capitalisme spéculatif. En l’occurrence ici la finance, mais aussi des entreprises qui ont besoin de régénérer leurs avantages concurrentiels, qui ont besoin de régénérer l’énergie créatrice qui permet d’engager des collaborateurs, qui permet de créer de la production ensemble de l’énergie commune.
Donc ces acteurs du système récupèrent les marges. Donc il y a moins cette opposition romantique entre les liputiens valeureux et actifs et les bourgeois centraux ventrus et ne voulant pas évoluer.
C’est plus subtil, compliqué et peut-être décevant que ça lorsqu’on est romantique et qu’on a en tête ces oppositions du petit contre le gros. parce qu’il y a une trans… Dans cette transformation interne de la civilisation, parce qu’elle a atteint ses limites, les marges n’ont pas accès au récit.
Et ça c’est un premier élément de réponse. Le second élément de réponse, qu’est-ce qui fait que les acteurs arrivent à prendre la parole ?
Je dirais malheureusement, ou en tout cas j’observe que c’est une… une intensification, une radicalisation de leur discours. En fait, les discours deviennent extrêmement radicaux pour pouvoir prendre une place dans un espace médiatique, politique, qui est déjà fractionné.
Pour faire très simple, l’Internet, c’est un espace de l’extrême fractionnement des opinions. Donc, pour pouvoir prendre sa place, il faut radicaliser le discours, aller à l’extrême.
Alors, on le voit, par exemple… sur les bouchers qui sont attaqués, qui sont mis en… désignés publiquement. Cette radicalisation est une obligation, une nécessité, du fait même de l’expression des réseaux sociaux, de la façon dont le monde est déjà fractionné.
Et donc, on a d’un côté, pour synthétiser les deux… D’un côté, une crise interne de la civilisation qui oblige des acteurs majeurs à aller chercher un renouvellement de leur discours aux marges, et dans les marges, une radicalisation de certains acteurs pour se faire entendre et qui énoncent des discours très violents, très contrastés par rapport aux discours anciens sur la sauvegarde de l’environnement. sur la défense de la minorité, et de la conjonction de ces deux termes, commence à naître un nouveau récit, qui est le récit intermédiaire en quelque sorte, qui ne va pas tout prendre des radicaux, mais suffisamment pour pouvoir régénérer le cœur du système et lui trouver, faire émerger ce nouveau récit.
Alors, pour être encore une fois concret, des éléments d’environnement sur le CO2, par exemple, qui ont été radicalisés en fait. à un moment par certains militants sur l’usage du CO2, sont aujourd’hui réintégrés par la finance et deviennent des normes pratiquement banales appliquées aux entreprises sur le niveau de production de gaz à effet de serre par la production. Et ça devient, quand je dis banal, à l’horizon 2025, toutes les entreprises vont y passer.
Et on peut assister comme ça à l’intégration et à la naturalisation, en tout cas à la banalisation. de ce qui paraissait extrême il y a 15 ans et qui s’est banalisé, encore une fois, parce que l’industrie centrale a besoin de ce relais de croyance comme relais de croissance.
Thomas Gauthier
On a passé pas mal de temps déjà ensemble, du coup, à regarder du côté du futur. Je pense que l’oracle est bien usé par les trois questions que tu lui as posées.
Maintenant, tu nous as aussi livré quelques repères historiques. Tu as parlé de la décennie 70, notamment comme marqueur, comme… point de départ peut-être de cette forme civilisationnelle du capitalisme spéculatif.
J’aimerais s’il te plaît qu’on regarde justement dans le rétroviseur. Peux-tu nous ramener de l’histoire deux ou trois événements qui te paraissent utiles aujourd’hui pour nous orienter, pour éclairer le présent et peut-être aussi pour nous projeter vers l’avenir ?
Pierre-Yves Gomez
Alors c’est difficile de choisir dans le flux des événements historiques quels sont les événements qui te marqueront. J’ai un peu de mal à répondre à cette question parce que je vais te livrer ma façon de comprendre l’histoire et notamment la succession des événements.
D’abord, je crois qu’il y a des catégories d’événements assez différentes. ce que j’appelle les inscriptions indélébiles. Il y a des événements qui vont créer de l’irréversibilité, en tout cas, à l’horizon d’une civilisation, voire de plusieurs civilisations.
Exemple, la guerre sino-japonaise des années 40, entre 37 et 45. Elle est peu connue chez nous, mais elle est très marquante en Orient et elle est très déterminante pour l’avenir.
Pourquoi ? Parce qu’il y a eu cette guerre entre les Japonais et les Chinois.
Les Japonais ont occupé la Chine. de massacres. Disons que la Chine, notamment la Chine communiste, la Chine maoïste, s’est fondée à partir, comme lieu de résistance à cette invasion japonaise.
Et aujourd’hui encore, on ne comprend pas la Chine si on ne comprend pas qu’elle est marquée profondément par ce mythe fondateur. Alors ce mythe, ça ne veut pas dire que ça n’a pas existé, bien sûr, mais c’est ce récit fondateur. notamment le massacre de Nankin, la lutte héroïque du peuple chinois contre les Japonais.
Voilà un exemple, mais évidemment la lutte de l’URSS contre l’Allemagne. On ne comprend rien à l’Ukraine aujourd’hui si on ne comprend pas qu’en fait les Russes résonnent comme ayant été les héros d’une guerre qu’ils ont permis de gagner. par le sacrifice de millions de Russes.
Et que, voilà, c’est ce que j’appelle l’inscription indélibile des événements. On a l’impression que ça s’est passé, et nous, de loin, Français, on tourne la page, on se dit, bon, ce qui s’est passé en Chine, ils y croient encore, comment ils sont encore là-dedans, ou en Ukraine.
Et on ne voit pas que ça marque très profondément, et que ça rend incompréhensible des comportements. Donc c’est des inscriptions indélibiles.
Après, il y a ce que j’appelle les ruptures tragiques. Il y a des inventions. des événements qui marquent de manière avant-après une rupture tragique pour l’humanité.
Bon, clairement, c’est la maîtrise de l’atome. Il y a une rupture tragique dans l’histoire de l’humanité, entre 40 et 45, on maîtrise l’atome, pour le meilleur et pour le pire, pour la meilleure source d’énergie considérable, pour le pire, possibilité d’être sur la planète. Ça, c’est une rupture tragique, c’est-à-dire que c’est irréversible, mais… Ça ne marche pas comme le précédent, comme une sorte de blessure qui fait mal de temps en temps et qui explique, qu’on boite, qui explique.
Là, ça nous met devant une possible catastrophe immétrisable en quelque sorte, ou bien un avenir radieux magnifique. Si on maîtrise parfaitement l’énergie grâce à d’atomes, c’est magnifique pour l’humanité.
Et si ça explose d’une façon ou d’une autre… c’est un cataclysme. Donc ça, c’est les ruptures tragiques.
Après, il y a ce que j’appelle les bifurcations irréversibles. C’est-à-dire qu’il y a des événements qui n’ont pas vraiment été choisis et qui font bifurquer.
J’ai beaucoup travaillé sur un événement, c’est la loi ERISA de 1974. On a un président Ford, qui est le seul président américain à ne pas être élu, parce qu’il a le succès d’Annexon, et qu’il n’a pas été réélu après.
Donc vraiment, le président… qui n’est jamais passé dans la région, et pourtant qui a promulgué la loi qui a transformé le capitalisme et qui a ouvert la période du capitalisme spéculatif qu’on a évoqué précédemment. La loi ERISA, c’est la loi qui a obligé les fonds de pension à placer les cotisations des adhérents en bourse.
Et ça n’a l’air de rien, mais ça a fait exploser le monde financier en 1970 et ça a ouvert la grande période de la financiarisation de la spéculation. C’est une date qu’on n’enseigne pas à l’école, 1974.
On parle des accords de Bretton Woods, on parle de la fin de la Paris-Théor, mais qui est secondaire par rapport à cette date. Et pourtant, c’est une bifurcation.
On a comme ça des bifurcations. La crise de 2008, c’est une autre bifurcation.
L’explosion du marché de certains actifs a des effets. de bifurcation sur la civilisation dont on parlait tout à l’heure, la civilisation du capitalisme spéculatif. Voilà, donc, bifurcation irréversible.
Et puis il y a les accidents curieux, quatrième catégorie, c’est des trucs qui se passent et dont on a l’impression que si ça n’existait pas arrivé, l’histoire du monde aurait changé, mais à tort. Exemple, la découverte de l’Amérique.
Il est évident que lorsque Christophe Colomb, c’est vraiment un accident curieux, c’est un génois qui part pour des… pour le compte des Espagnols, il attend 8 ans avant de partir, enfin bref, c’est un bricolage total, il ne sait même pas qu’il a découvert l’Amérique, il croit qu’il est allé en Asie jusqu’à la fin de ses jours, et donc c’est un accident. Mais évidemment, ce n’est pas lui qui a découvert l’Amérique.
Et les déterminations étaient telles qu’un autre d’autre aurait découvert l’Amérique, parce qu’il y avait une tendance à aller vers l’Ouest. Donc ce n’est pas Christophe Colomb d’abord qui a découvert l’Amérique, c’est sûr que les Amérindiens trouvent l’expression un peu lourde.
Mais même du point de vue occidental, il n’y a pas eu une découverte. Il y a eu un accident curieux, de même la découverte de la pelliculine.
On sait que ça s’est fait par accident. par Fleming, qui avait oublié un tube. En 1928, il constate que la pénicite a un effet sur la vie, sur le développement de la vie, donc un effet antibiotique.
Bien sûr que ça nous paraît curieux, ça nous paraît changer l’histoire de l’humanité, mais de fait, les déterminations étaient là. et on aurait découvert la pénicilline d’une façon. Donc, très souvent, notamment dans les livres d’histoire ou dans l’histoire populaire, les accents curieux sont mis au devant de la scène parce qu’ils participent très facilement au rythme collectif.
Il y a Christophe Colomb, Fleming, des accidents, des hasards, c’est comme ça que nous sommes conduits. En fait, derrière, il y a des inscriptions indélébiles, il y a des ruptures tragiques, il y a des bifurcations irréversibles, il y a de l’histoire qui se fait lourdement. qui se fait par des déterminations et des ruptures, des bifurcations, et saupoudrer, et pour le grand bonheur de ceux qui aiment, et j’en suis, les anecdotes, il y a ces accidents curieux.
Donc tu vois, j’aurais du mal à dire que dans cette panoplie d’événements différents, j’en ai cité quelques-uns, il y a eu des guerres qui sont irrévertibles et qui nous marquent et qui nous marqueront encore pendant des destinies, même si on… Nous croyons les avoir oubliés.
Il y a des ruptures tragiques dans lesquelles on est, notamment autour de l’atome. Et ça, c’est une rupture qu’on n’aura jamais finie de vivre.
C’est terminé pour l’humanité. Nous sommes maintenant condamnés à vivre avec l’atome.
On ne reviendra pas en arrière. En tout cas, sauf effondrement de la civilisation et oubli de maîtriser l’atome, ce qui n’est pas pour demain.
Il y a des bifurcations qui sont irréversibles, comme la crise de 2008 qui nous a ouvert. à la sociétalisation dont on a commencé à parler. De la même manière que 1974, ça a introduit l’ère du capitalisme spéculatif, 2008, ça a introduit l’ère de la sociétalisation. Ça a accédé à cette simplification.
Et puis, il y a ces accidents que tous les jours, nous voyons dans les journaux, des accidents étranges, des accidents curieux. C’est tout ça qui fait l’histoire.
C’est ça qui fait notre histoire. C’est ça qui fait notre récit aussi.
Parce que le récit historique, il est fait… Il est composé de tout ça, du très profond, du très long, des blessures profondes qui réapparaissent de temps en temps, jusqu’aux anecdotes et aux accidents curieux qui donnent l’impression qu’on maîtrise, que des choses se passent à la surface et qui changent le monde.
Thomas Gauthier
L’histoire, c’est aussi des systèmes de pensée qui ont été développés par des hommes et des femmes. Tu as évoqué déjà, je crois, deux ou trois reprises, Marx.
La question que je voudrais te poser, qui n’était pas au programme, c’est la suivante. Dans ces temps actuels, dans ces temps de bifurcation, dans ces temps de désorientation, dans ces temps de peut-être nouvelle civilisation, ou en tout cas nouvelle forme avancée du capitalisme vers une forme de sociétalisation, y a-t-il quelques penseurs que tu aimes convoquer ?
Et le cas échéant, comment fais-tu ? Puisqu’on se doute bien que la pensée qui a été développée à un moment donné de l’histoire est sûrement marquée par cette histoire, marquée par l’histoire. personnel aussi de celle ou de celui qui est à l’origine d’un système de pensée.
Comment est-ce qu’on peut convoquer aujourd’hui, en 2022, par exemple, quelqu’un sur lequel tu as travaillé, Yvan Illich ? Comment est-ce que l’on s’en sert aujourd’hui ?
Doit-on s’en servir ? Peut-on s’en servir ?
Comment est-ce que l’on fait revivre ces systèmes de pensée ? Comment est-ce que l’on s’en nourrit ?
Comment est-ce que nous les utilisons comme des leviers, peut-être, pour approfondir notre propre système de pensée ?
Pierre-Yves Gomez
Les auteurs qui… Les penseurs qui… qui ont des méthodes qui nous aident.
Je fais référence à Marx, je ne suis ni marxien, même si j’étais beaucoup élevé dans cette logique, et alors j’ai été élevé, au moins, enfin éduqué, à la compréhension dialectique des choses. Et donc je dirais, pour les types de penseurs, ce qui nous aide, par leur méthode de pensée, par leur façon de poser des problèmes, à… elle est posée de manière selon des prismes, mais surtout selon des appréhensions différentes.
Marx et la dialectique… mais ça peut être Hegel et sa propre dialectique qui n’est pas la même. Et pour reprendre Illich, Illich fait réfléchir sur les effets de seuil, aide à penser, comme on disait à une époque, aide à penser, c’est-à-dire à pouvoir appréhender un problème selon, avec, par, en usant des effets de seuil.
C’est-à-dire que ce qui se passe au niveau A, ne peut pas être reproduit à un niveau A++, A++3, A++4, à un autre niveau, parce qu’il y a des effets de seuil et donc, encore une fois, des bifurcations. Un autre auteur que j’utilise beaucoup, c’est René Thom et la théorie des catastrophes, c’est un peu la même logique.
Il y a des effets chaotiques qui font qu’on a l’impression d’observer un système à un niveau, mais dans sa logique interne, mais il se trouve que cette logique produit des ruptures radicales du fait même de sa logique. Là, c’est la théorie des catastrophes de René Thaume.
Donc voilà, sans épouser nécessairement toute la pensée d’un auteur, on peut, en tout cas moi, je suis très influencé par des modes d’appréhension de la réalité, et en particulier, j’ai été… très très influencé par deux catégories de penseurs, les systémiciens, la pensée systémique, alors pour moi ça a été Lemoyne qui l’a synthétisé dans les années 80, mais toute la logique systémique, c’est-à-dire qui appréhende les objets sociaux, pour ce qui m’intéresse, pas que les objets physiques, mais les objets sociaux, comme des systèmes avec des effets de myostasie, de catastrophe je l’ai dit, quelque chose qui n’est pas… purement dialectique à la Marx, mais qui est aussi mue par des forces endogènes et des logiques endogènes. Donc, c’est le premier type d’auteur.
Et un auteur qui, aujourd’hui, me paraît, pour le coup, important quant à sa méthode, mais aussi quant au fond, compte tenu de ce que nous vivons, c’est René Girard. J’ai été très directement, personnellement, influencé par René Girard, qui m’a encouragé justement à poursuivre son travail sur le plan économique, ce que j’ai fait avec… on a appelé la théorie des conventions.
René Girard, c’est l’auteur de la logique mimétique. On ne peut désirer qu’en tenant compte du désir des autres.
C’est-à-dire qu’en fait, on n’est pas seul à désirer, comme le veut la modernité, finalement. Le désir, c’est ce qu’il y a de plus intime, et de plus personnel, de plus singulier.
Pour Girard, le désir… C’est aussi social, et s’il n’y a pas un tiers pour donner du corps, du sens, de la valeur à notre désir, nous ne pourrons pas réellement désirer.
Et donc de ce mimétisme, de ce désir mimétique initial, naît la violence, parce que nous désirons les mêmes choses, et donc une violence latente dans la société qui s’exasterbe, qui monte. en pression et qui se dirige à un bouc émissaire, bouc émissaire qui est éliminé, qui est sacrifié, c’est la logique du sacrifice dans toutes les sociétés, on sacrifie un bouc émissaire pour pouvoir éteindre la violence à l’intérieur. Cette logique, cette démarche m’a beaucoup influencé quand j’étais étudiant, et j’ai tenté de la développer dans le mode de la rationalité.
Lorsqu’on est rationnel, on est toujours rationnel par rapport à la rationalité des autres. Ce que je crois, je le crois parce que d’autres le croient.
Et donc se créent comme ça des croyances, ce qu’on appelle les conventions, qui remet en cause l’idée que la rationalité est absolument substantive, liée à la personne, au sujet, comme le voudrait la modernité. La rationalité est aussi fortement bien sûr procédurale, mais mimétique.
On est rationnel parce qu’on imite les autres. Et à partir de là naissent des croyances communes, ce que Girard appelle les montaux extrêmes, c’est-à-dire le fait qu’on se coagule, on se focalise sur des idées, sur des représentations, sur des récits communs qui deviennent des évidences et qui excluent tous ceux qui ne croient pas comme nous. et ce que Gérard a magistralement montré notamment dans dans son dernier livre H.V.
Clausewitz, c’est que dans une société qui est fragmentée, qui a perdu sa civilisation sacrificielle, avec ses routines, ses coutumes, donc qui est fractionnée, cette civilisation est en proie à la montose extrême. Ce ne sont pas des extrêmes politiques nécessairement, ce sont des extrêmes, c’est la violence médiatique que l’on connaît, c’est le lâchage systématique, c’est la polémique, polémos, c’est la guerre, la polémique systématique comme manière d’être ensemble, parce qu’on est obligé, par effet mimétique, d’évacuer des boucles émissaires sans arrêt.
Et donc, moi je crois qu’on est dans cette société. Je fais un long détour pour répondre à ta question.
Les auteurs qui, moi, aujourd’hui, m’intéressent et que je pense important de mobiliser, ce sont des Illich, ce sont des Marx, ce sont des Lulz, ce sont des auteurs notamment sur le système technico-économique, qui apportent des méthodes de pensée qui nous décalent par rapport à ce que nous croyons. Et c’était un René Girard.
C’est-à-dire un auteur qui, lui, pense très précisément le moment où la civilisation s’effrite et sur ce qui apparaît lorsqu’une civilisation s’effrite. Or, nous sommes dans une époque d’effritement des civilisations, au sens où on l’a entendu tout à l’heure, d’une façon commune de croire, de penser, de policier d’honneur.
Nous sommes dans cet effritement et donc nous sommes au temps de la monde aux extrêmes.
Thomas Gauthier
Je me permets, du coup, qu’il arrive une question là aussi qui n’était pas prévue au programme avant qu’on aborde la troisième et dernière partie de cet entretien. Tu parles d’effritement, tu as parlé, je ne sais plus si tu as employé le terme d’effondrement, mais en tout cas il est question dans ton propos de vulnérabilité exacerbée, de fragmentation exacerbée de la civilisation.
En discutant avec des collègues à Sciences Po qui se préoccupent de la question du contrat social, ils en arrivent à se dire que finalement les sécurités élémentaires qui permettent à un contrat social d’exister sont… les unes après les autres, remises en question et ne sont plus du tout assurées. On a vu avec le confinement de 2020 et la suite que la sécurité sanitaire n’est plus du tout assurée pour les siècles et des siècles.
On est aussi attentif aux alertes répétées de l’Organisation mondiale de la santé concernant la résistance aux antibiotiques. Donc on sait que la base même du système moderne de santé publique est en train de s’effriter, en tout cas est largement vulnérable. on a découvert Avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la fragilité de nos sécurités géopolitiques, y compris sur le territoire européen.
On était quand même dans une lancée de plusieurs décennies où la guerre sur le territoire européen ne semblait pas aussi proche de nos frontières, même s’il y a eu des épisodes de conflits, bien évidemment. Avec la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui, probablement conséquence de la situation ukrainienne, on parle de sécurité énergétique. qui n’est plus assurée.
On peut parler aussi de sécurité alimentaire, on peut parler de sécurité climatique, évidemment, qui est peut-être la sécurité qui, d’une certaine manière, par effet systémique dont tu parlais plus tôt, entraîne d’autres sécurités à ne plus être assurées. Est-ce que l’on bascule dans un modèle civilisationnel aussi où il s’agit de repenser nos rapports au pluriel, aux sécurités au pluriel ?
Est-ce qu’on peut commencer à imaginer, peut-être pas à théoriser, mais des agents, aussi bien publics, privés, entreprises, Etats ? représentant de la société civile, comme des co-créateurs de sécurité au pluriel. Est-ce que ce sujet de la sécurité, qui malheureusement là aussi est repris parfois par les personnes qui ne sont pas les mieux intentionnées, n’est pas au cœur de ce dont on se parle ?
Pierre-Yves Gomez
Alors, je me permets de te reprendre sur un point. Quand tu parles d’effritement ou fondement de la civilisation, on parle bien de la civilisation occidentale, celle à partir de laquelle nous résonnons.
On pourrait… J’ai hâte de rencontrer des collègues chinois, japonais ou africains qui essaient de penser l’évolution de leur civilisation de leur point de vue, ce que je me garderais de faire n’étant pas spécialiste.
Donc effectivement, c’est parce que je suis davantage impliqué dans la civilisation occidentale que je parle de cette civilisation. Si je prends cette précaution, c’est pour ne pas généraliser ce qui est finalement un point local.
Même si je crois qu’il y a un effritement général des civilisations. Mais revenons à notre civilisation occidentale, capitaliste, moderne.
Effectivement, je n’emploie pas le mot effondrement, mais effritement. Là aussi, il est possible qu’une civilisation s’effondre, mais c’est un cas particulier de la théorie des catastrophes.
C’est lorsqu’à un moment donné, tout s’arrête d’un coup. Mais le cas général, c’est un effritement long.
C’est-à-dire qu’en fait, les bases de la civilisation, ce qui paraissait évident, les croyances communes, lentement s’érodent et finissent par disparaître. Je reviens à ton propos sur la sécurité.
Toute civilisation produit la sécurité. C’est le propre même d’une civilisation de produire de la sécurité.
Et la première des sécurités, c’est de ne pas remettre en cause ce en quoi on croit, en collectivant. Ça, c’est la première des sécurités. C’est ne pas avoir de doute sur ce en quoi on croit.
On croit en l’avenir radieux ? Pas de doute.
On croit au progrès ? Pas de doute.
Et nous avions assez largement… une croyance partagée, ce fameux récit du capitalisme dans toutes ses modalités, spéculatives, avant, industrielles, industrialistes. Nous avions une croyance commune et qu’il ne fallait pas remettre en cause.
Et notamment en l’avenir en général et au progrès en particulier. Donc, première des sécurités, c’est la sécurité de la croyance, qui est le propre même de la civilisation.
Deuxième sécurité, c’est la sécurité de ses membres. Effectivement, sécurité physique, sécurité… à l’égard de l’extérieur, y compris s’il y a combat, s’il y a guerre, c’est une guerre qui doit être sûre, qui doit assurer, créer de l’assurance.
Même quand on amène une guerre, comme on a mené les guerres coloniales, ça crée une assurance sur ce que l’on est, par exemple, civilisateur. Les guerres coloniales, c’était des guerres civilisatrices.
La guerre servait à nous rassurer, à nous assurer. Il y a un effet de cœur, de centre qui est dans l’assurance, dans la sécurité.
Et puis, autour de cette civilisation solide, il y a tout ce qui pourrait la remettre en question. Et par rapport à quoi une civilisation combat sa limite, jamais en son cœur.
Il y a effectivement, précisément, lorsque la sécurité est remise en cause, en son cœur. Sécurité de la croyance commune.
Nous ne croyons pas les mêmes choses, et de plus en plus, nous ne croyons pas. Et quand je parlais tout à l’heure des groupes de pression multiple associés à la socialisation, avec un effet positif, ça permet à prendre la parole de multiples façons, mais aussi un effet négatif, c’est parce que ça fractionne, ça fragilise la civilisation, nous ne croyons pas aux mêmes choses.
Et puis, nous ne pouvons pas assurer la sécurité. Ça, c’est la grande découverte, effectivement, des dernières années. Alors, une découverte qui est d’autant plus cruelle et étrange que, pendant des années, nous avons vécu dans l’illusion du fait de la spéculation, d’un avenir qui allait tout effacer, qui allait effacer toutes les dettes, j’entends, qui allait permettre de restaurer… quel que soit le présent, quels que soient les excès du présent de restaurer la santé pour tous, nous étions dans une illusion.
On le pressentait un peu quand on voyait les dettes publiques, quand on voyait les dettes énergétiques, les dettes alimentaires, les dettes écologiques grandir, on le pressentait. Mais on avait cette croyance commune, sécuritaire, sécurisante, que l’avenir allait effacer.
Lorsque cette croyance tombe, le roi est nu. Il ne reste plus que de l’insécurité partout. de l’insécurité, tu l’as évoqué, militaire, alimentaire, finalement on n’a pas une armée très puissante, on n’est pas sûr de passer l’hiver en termes énergétiques, il est possible qu’il y ait des famines, sinon chez nous, encore, mais en tout cas dans le monde, ce qui va causer évidemment des problèmes systémiques.
Et ce qui était très certain devient très incertain. Mais c’est ça le phénomène d’effritement d’Anchois.
Par construction d’une civilisation, il y a de la sécurité, parce qu’il y a la cohésion, d’être… croyances communes, il y a le sentiment d’une force qui vient du collectif, parce que nous avons des mœurs policés et partagées. Dès lors que le doute s’insinue, on voit évidemment toutes les faiblesses, et les faiblesses ne sont que les conséquences des excès précédents.
Je reboucle sur mon analyse systémique, les effets négatifs que tu as évoqués, les insécurités que tu as évoquées, ne sont que les conséquences des excès précédents. elles n’ont pas été produites subitement c’est parce qu’on a consommé énormément d’énergie et qu’on s’est rendu extrêmement vulnérable à l’énergie mais on croyait dans un avis radieux qu’on aurait toujours la solution que lorsque l’avenir n’apparaît plus du tout radieux, on se rend compte qu’on est non seulement vulnérable mais on est politiquement vulnérable on est géopolitiquement vulnérable et que notre puissance était illusoire donc voilà Je… Il y a une continuité.totale entre une période, une civilisation et son effritement, et le cœur même de l’effritement, c’est l’insécurisation due à la perte de la croyance commune, à la perte du récit commun en fait.
Le récit c’est toujours une croyance commune.
Thomas Gauthier
Je reviens sur des propos que tu as tenus plus tôt au sujet de René Girard, tu as évoqué ta filiation intellectuelle avec lui, ça nous amène très naturellement à la troisième et dernière partie de cet entretien. Est-ce que tu peux maintenant, Pierre-Yves, nous raconter un tout ? tout petit peu, les différentes formes que prennent tes engagements, les différentes interventions qui sont les tiennes, interventions au sens large.
On sait de toi que tu es enseignant-chercheur, on sait que tu es chroniqueur, en tout cas tu publies des textes régulièrement dans différents médias. Est-ce que tu peux juste nous permettre une petite immersion dans tes pratiques ?
Pierre-Yves Gomez
Tous les sujets qu’on a évoqués, assez larges, invite à penser que les pratiques peuvent être extrêmement modestes, enfin plus que modestes, humbles et tremblantes. Parce que face à l’énormité des sujets saoulés, qui me passionnent évidemment, qui m’intéressent, mais en même temps qui produisent chez moi, comme j’imagine chez toi, chez tous ceux qui essaient de penser le monde de manière à la profondeur, qui produisent beaucoup, encore une fois, d’humilité et aussi de sentiments d’impuissance.
Évidemment. Alors moi je crois que cette impuissance, ce sentiment d’impuissance, le fait qu’on ne peut pas changer ni par les mots ni par les actes, on ne peut pas changer des grandes déterminations, on ne peut pas changer le monde.
Ce sentiment d’impuissance, c’est la pire des tentations qui puisse atteindre un chercheur. Parce que ça c’est l’ouverture au désespoir total et je pense même à la dépression au sens physique du terme.
C’est-à-dire que si on pense le monde avec le sentiment qu’on ne peut rien faire sur lui… soit on s’enferme dans le cynisme protecteur, qu’il meure, peu importe, qu’il périsse, soit on s’enferme dans le sentiment qu’on ne peut pas agir. Alors je crois, moi j’aime beaucoup cette phrase de Mère Thérésa, si tu ne peux pas nourrir 100 personnes, nourris-en une.
Si tu ne peux pas nourrir 100 personnes qui ont faim, nourris-en une. évidemment on ne peut pas changer le monde, mais on peut participer avec nos moyens qui sont ceux d’un professeur-chercheur, c’est-à-dire un film, mais ça ne fait rien. C’est là qu’on est planté, c’est là qu’il faut pousser.
Alors ce que j’essaie de faire, c’est à la fois tenir le champ de la réflexion, en étant le plus profond au sens de la profondeur de champ possible, parce que dans nos matières, on peut être très vite attiré. par l’immédiat, par l’effet de mode, par prendre des actualités pour des moments historiques. Donc voilà, essayer de tenir ça, et en même temps, participer au débat public le plus commun et le plus immédiat possible.
C’est-à-dire intervenir dans l’entreprise, intervenir dans des conseils d’administration, je suis membre de conseils d’administration d’entreprise qui ont des problèmes aujourd’hui. de survie, de transformation énergétique, de transformation écologique grave, mais être là. Chronique dans le monde depuis 15 ans, chronique dans les médias, en même temps essayer de tenir le profond, encore une fois le profond ne veut pas dire que ce que je dis est profond, mais qu’il y a une profondeur de champ, ne pas me coller trop à l’actualité et en même temps être dans l’actualité. Ça c’est ce qui à la fois me stimule. et me permet de survivre à tout désespoir.
Si je restais que dans la profondeur de champ, donc la vision longue, je risque d’être déprimé, désespéré ou alors cynique. Et si je reste trop collé à l’actualité, je peux avoir le sentiment d’être emporté comme la feuille qui tourbillonne sur la surface de l’eau.
Et tenir les deux, c’est ce qui me passionne, ce qui veut dire que concrètement dans ma vie, je passe des temps. de retrait explicite. C’est la chance qu’on a dans nos métiers de pouvoir prendre du temps de retrait.
Chez moi, j’habite à la campagne, j’essaie de vivre le plus possible ce que j’exprime, simplement, de manière sobre, mais retrait pour pouvoir lire, prendre du temps, écrire, et action très concrète auprès de lobby, auprès du groupe de pression, auprès d’acteurs. Mais des deux bords, je dirais, pas que les acteurs activistes, mais aussi ceux qui, je parlais des conseils d’administration, ceux qui sont obligés, tenus de tenir compte de tout ça.
Alors comment on fait ? Comment on agit ?
Et voilà, peut-être que je me rassure de cette façon-là, mais en tout cas, ça me permet de, en pouvant passer de l’un à l’autre, de pouvoir, je crois, être de ce monde, habiter la Terre, être de ce monde. Et pas ni dans l’imaginaire idéaliste de ceux qui prétendent le penser, ni dans l’action de ceux qui prétendent le faire.
Prétendent le faire, mais qui ne le font pas plus, parce qu’en fait, ils sont eux-mêmes. soumis aux déterminations qu’ils ne comprennent pas. J’essaie d’être ce monde, mais encore une fois, modestement, avec énormément de limites, c’est sûr, mais de doute, mais le doute est stimulant.
Le doute est le carburant pour ce genre de posture.
Thomas Gauthier
Merci Pierre-Yves, je pense qu’avec ces derniers propos, cette immersion que tu nous as rapidement permise, on comprend mieux effectivement comment tu… Tu mets en acte tes paroles, comment tu alternes ces moments d’engagement dans le temps court et ces moments de réflexion dans le temps long.
On a dépassé l’heure, c’est très rare dans ce podcast, c’est sûrement bon signe. Merci infiniment Pierre-Yves, je te dis à très bientôt.
Pierre-Yves Gomez
Merci à toi pour cet échange. A bientôt.