Q272 | Et si l’éducation au futur avait oublié l’essentiel ?

24 avril 2025
10 mins de lecture

On entend souvent dire que l’éducation doit se transformer pour préparer les générations futures à un monde en mutation rapide. Il faudrait, nous dit-on, former à l’intelligence artificielle, aux compétences numériques ou plus généralement aux métiers de demain. Les discours abondent, les stratégies s’empilent, et l’injonction à s’adapter semble désormais indiscutable. Mais une question reste en suspens, rarement formulée, bien qu’essentielle. Préparer l’avenir, d’accord. Mais lequel ? Et pour quelle forme d’habitation du monde ?

C’est dans ce silence que résonne, avec une intensité renouvelée, la proposition d’Edgar Morin. En 1999, il publiait Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, un texte bref mais dense, qui ne propose ni réforme technique ni programme pédagogique. Il invite à un déplacement plus profond. Revenir à ce que signifie éduquer, non pas seulement pour mieux s’insérer dans un monde en changement, mais pour mieux comprendre, questionner et transformer ce monde.

Loin d’une simple adaptation à l’économie ou aux innovations, Morin rappelle que l’éducation engage des dimensions éthiques, sociales, culturelles, écologiques. Elle exige une vision de la connaissance capable de relier les disciplines, d’embrasser l’incertitude, de faire place à la complexité humaine et aux interdépendances planétaires.

Cette exigence fait écho à des cadres contemporains comme le GreenComp, publié par la Commission européenne, qui définit la durabilité comme une compétence transversale à mobiliser dans tous les domaines de la vie. On y retrouve, sous d’autres termes, les mêmes appels à une pensée systémique, à une compréhension du long terme, à la responsabilité collective et à l’engagement actif pour le vivant.

Ce croisement n’a rien d’anecdotique. Il témoigne d’un mouvement de fond. Celui d’une prise de conscience que l’éducation au XXIe siècle ne peut plus faire l’économie d’une réflexion sur les limites planétaires, la justice intergénérationnelle, et le rôle des savoirs dans la construction d’un avenir habitable. Mais ce mouvement, pour être à la hauteur de ses promesses, suppose d’interroger les finalités, les manques, les angles morts de nos systèmes éducatifs.

 

l’éducation au XXIe siècle ne peut plus faire l’économie d’une réflexion sur les limites planétaires, la justice intergénérationnelle, et le rôle des savoirs dans la construction d’un avenir habitable.

 

C’est précisément ce que propose Edgar Morin. Non pas une énième innovation, mais une attention renouvelée à ce que nous transmettons, et à ce que cette transmission dit de notre manière d’être au monde. Une manière de rendre l’éducation à nouveau capable de relier, de questionner, de transformer. Une manière d’en faire un espace d’émancipation, plutôt qu’un simple lieu de conformité.

 

 

Apprendre à reconnaître nos propres aveuglements

L’un des paradoxes les plus profonds de notre époque est sans doute que, tout en ayant accès à une quantité sans précédent de données, d’informations et de savoirs, nous continuons à ignorer certaines de nos erreurs les plus élémentaires. Edgar Morin commence par rappeler que la connaissance humaine est vulnérable. Elle peut être entachée d’illusions, de préjugés, de conditionnements sociaux ou culturels. Elle est aussi susceptible d’être déformée par nos affects, nos habitudes mentales, nos appartenances.

Face à cela, il ne suffit pas d’accumuler des faits ou de diffuser des vérités. Il faut apprendre à comprendre comment se construit un savoir, d’où il vient, sur quoi il repose, et à quelles erreurs il s’expose. Cette lucidité épistémologique, trop souvent absente des parcours éducatifs, permettrait pourtant d’armer les esprits contre les formes les plus pernicieuses de manipulation ou d’aveuglement collectif.

Ce savoir est d’autant plus nécessaire dans un monde où l’information circule en continu, parfois sans vérification, souvent sans discernement. Apprendre à reconnaître ses propres zones d’ignorance, ses croyances implicites, ses certitudes prématurées, devient une démarche de vigilance intellectuelle. C’est aussi une école d’humilité.

 

Il faut apprendre à comprendre comment se construit un savoir, d’où il vient, sur quoi il repose, et à quelles erreurs il s’expose.

Relier plutôt que séparer

La fragmentation des disciplines, l’organisation des savoirs en silos étanches, la spécialisation croissante des parcours éducatifs ont souvent conduit à perdre de vue l’essentiel. Ce qui fait sens n’est pas seulement ce que l’on sait dans un domaine donné, mais la manière dont les savoirs s’articulent entre eux, se complètent, parfois se contredisent.

Morin plaide pour une pensée de la relation. Une pensée capable de saisir les liens entre les parties et le tout, entre l’individuel et le collectif, entre le local et le global. L’intelligence véritable, dans cette perspective, ne se limite pas à l’expertise technique. Elle suppose une capacité à relier, à contextualiser, à comprendre les interactions multiples qui façonnent la réalité.

Enseigner cette aptitude demande de revoir nos manières d’organiser les connaissances, mais aussi d’accepter une part d’incertitude et de complexité. Cela ne signifie pas renoncer à la rigueur. Cela signifie reconnaître que la rigueur elle-même peut être étroite si elle ne s’accompagne pas d’une vision d’ensemble.

 

reconnaître que la rigueur elle-même peut être étroite si elle ne s’accompagne pas d’une vision d’ensemble

 

Enseigner ce que signifie être humain

Peut-on former les jeunes à exercer des responsabilités sans leur proposer une réflexion sur ce qu’ils sont, sur ce que nous sommes tous en tant qu’êtres humains ? Trop souvent, l’éducation aborde la question humaine de manière dispersée. Un peu dans les sciences naturelles, un peu dans la philosophie, un peu dans la littérature. Mais rarement dans une approche unifiée.

Morin rappelle que l’humain ne peut être réduit ni à un corps biologique, ni à un sujet économique, ni à une entité psychologique. Il est tout cela à la fois, mais aussi bien plus encore. Il est culture, langage, histoire, mémoire. Il est vulnérabilité et puissance. Il est individuel et collectif. Il est capable de beauté, de destruction, de compassion, d’invention.

En intégrant cette pluralité dans les parcours éducatifs, on ne donne pas simplement des outils pour « mieux se connaître ». On construit une conscience plus fine de la condition humaine. Une conscience qui permet d’agir avec plus de justesse, de prendre des décisions en comprenant leurs implications sociales, éthiques et politiques.

 

l’humain ne peut être réduit ni à un corps biologique, ni à un sujet économique, ni à une entité psychologique. Il est tout cela à la fois, mais aussi bien plus encore.

Reconnaître notre identité terrestre

Ce que Morin appelle « l’identité terrestre » désigne à la fois une réalité physique, une communauté de destin et une invitation éthique. Physique, car nous vivons tous sur une planète unique, limitée, vulnérable. Communauté de destin, car les crises écologiques, sanitaires ou géopolitiques nous rappellent que les frontières ne nous protègent pas de l’interdépendance. Invitation éthique, enfin, parce que cette interdépendance ne va pas de soi. Elle suppose d’en prendre conscience, d’en accepter les implications, de construire des formes de solidarité à la hauteur des enjeux.

L’éducation a ici un rôle essentiel. Il ne s’agit pas simplement d’introduire une dimension environnementale dans les programmes, mais de transformer notre manière de concevoir le monde et notre place en son sein. Cela suppose d’enseigner l’histoire de la planète, les interactions entre les sociétés humaines et les écosystèmes, les inégalités d’exposition aux risques, les responsabilités différenciées.

Reconnaître notre identité terrestre, c’est sortir d’une vision anthropocentrée, linéaire et dominatrice du progrès, pour envisager d’autres formes d’habitabilité du monde. Ce n’est pas une invitation à la peur, ni à la culpabilité, mais à la lucidité. Et cette lucidité peut ouvrir à de nouvelles formes d’action, de coopération, d’imagination.

 

Reconnaître notre identité terrestre, c’est sortir d’une vision anthropocentrée, linéaire et dominatrice du progrès, pour envisager d’autres formes d’habitabilité du monde.

Apprivoiser l’incertitude

L’un des grands mythes modernes a été celui du contrôle absolu. L’idée selon laquelle l’éducation devait nous rendre capables de prévoir, de planifier, de maîtriser les événements. Or, la réalité contemporaine, marquée par des crises systémiques et des ruptures inattendues, oblige à penser autrement.

Morin propose d’apprendre à vivre avec l’incertitude. Non pour s’y résigner, mais pour y faire face avec discernement. Cela implique de reconnaître que l’avenir ne peut être totalement anticipé, que les solutions ne sont jamais définitives, que le doute peut être fertile.

Former à l’incertitude, c’est apprendre à observer sans se précipiter, à décider dans l’inconnu, à adapter sa stratégie lorsque les conditions changent. C’est aussi accepter la pluralité des scénarios, des points de vue, des issues possibles. Une telle compétence ne relève pas d’une discipline en particulier. Elle est transversale, existentielle, politique.

 

Former à l’incertitude, c’est apprendre à observer sans se précipiter, à décider dans l’inconnu, à adapter sa stratégie lorsque les conditions changent.

Apprendre la compréhension

Comprendre l’autre n’est pas seulement un exercice intellectuel. C’est aussi un acte éthique. Un effort pour dépasser ses préjugés, ses cadres de référence, son propre point de vue. Morin insiste sur cette dimension de la compréhension comme fondement du lien social. Elle est le contraire du rejet, de l’indifférence, du repli.

L’éducation ne peut pas se contenter de prôner des valeurs universelles sans donner les moyens concrets de les incarner. Apprendre la compréhension suppose d’apprendre à écouter, à interpréter, à dialoguer. Cela demande aussi de se confronter à la diversité des cultures, des langages, des expériences. Et d’accepter que l’on ne comprendra jamais totalement l’autre, mais que cet effort partiel, fragile, est en lui-même porteur de sens.

Dans un monde traversé par des tensions identitaires, des conflits de mémoire, des logiques d’exclusion, la compréhension devient un geste politique. Elle ne garantit pas l’unité, mais elle rend possible la coexistence. Elle ne dissout pas les différences, mais elle empêche qu’elles se transforment en hostilité.

 

Apprendre la compréhension suppose d’apprendre à écouter, à interpréter, à dialoguer.

Fonder une éthique du genre humain

La dernière proposition de Morin est sans doute la plus exigeante. Elle ne consiste pas à édicter une nouvelle morale, ni à promouvoir un humanisme abstrait. Elle appelle à une éthique fondée sur la reconnaissance de notre triple appartenance à une société, à l’espèce humaine, et à la planète que nous habitons.

Cette éthique ne peut être enseignée comme un dogme. Elle se construit dans les expériences, les relations, les récits partagés. Elle suppose que l’éducation donne les moyens de penser la responsabilité, la solidarité, la justice. Non comme des idéaux lointains, mais comme des réalités à incarner.

Dans cette perspective, l’école ne devrait pas seulement transmettre des savoirs ou développer des compétences. Elle devrait permettre à chacun de s’interroger sur ce qu’il veut faire de sa liberté, de ses capacités, de ses engagements. Une telle ambition ne se décrète pas. Elle se cultive, dans la durée, avec patience.

 

L’école devrait permettre à chacun de s’interroger sur ce qu’il veut faire de sa liberté, de ses capacités, de ses engagements. Une telle ambition ne se décrète pas. Elle se cultive, dans la durée, avec patience.

Conclusion : une invitation à repenser l’éducation au présent

Les sept savoirs proposés par Edgar Morin ne forment ni un programme, ni une solution prête à l’emploi. Ils offrent plutôt un cadre de pensée, un ensemble de points d’attention pour celles et ceux qui souhaitent contribuer à une transformation profonde de l’éducation. Ce cadre ne cherche pas à se substituer aux initiatives déjà existantes, mais à leur offrir un horizon commun. Celui d’une éducation capable de relier les savoirs, les expériences et les humanités.

Il ne s’agit pas de choisir entre l’apprentissage des technologies émergentes et la réflexion sur notre condition humaine. Ce qui est en jeu, c’est la capacité à penser ensemble ces deux dimensions, sans que l’une ne masque l’autre. L’avenir ne se construira pas seulement avec des algorithmes et des automatismes. Il se dessinera surtout à travers nos façons de comprendre le monde, de dialoguer avec l’altérité, d’assumer nos responsabilités partagées.

En redonnant une place centrale à l’incertitude, à la compréhension et à l’éthique, l’éducation peut redevenir un espace de discernement. Elle peut aider à construire non pas des réponses définitives, mais des manières plus conscientes et solidaires d’habiter un monde commun. Ce n’est pas une tâche de plus à ajouter aux programmes. C’est peut-être une manière de relire autrement ce que nous faisons déjà, et d’y inscrire d’autres finalités.

Ce texte, plus de vingt ans après sa publication, n’impose rien. Il propose une manière de regarder l’éducation autrement. Une manière qui ne cherche pas à anticiper l’avenir, mais à mieux l’habiter. Une manière qui relie la lucidité à l’espérance.

 

Une manière qui ne cherche pas à anticiper l’avenir, mais à mieux l’habiter. Une manière qui relie la lucidité à l’espérance.

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