Et si l’intelligence artificielle générative (IAG) n’était pas l’outil d’innovation qu’on imagine, mais plutôt un miroir de nos imaginaires dominants ?
Depuis leur démocratisation, on nous demande régulièrement si nous utilisons l’IAG dans notre travail de design fiction pour explorer les futurs. La réponse est oui — mais probablement pas dans le sens attendu !
Là où certains voient un formidable moteur de création, nous en faisons un outil de déminage. Plutôt que de générer des futurs avec l’IAG, nous lui demandons de nous montrer ceux qu’elle reproduit : ceux du consensus, du confort, de la moyenne.
Ce travail en creux, nous l’avons nommé le « déponcifIAGe » : une pratique consistant à mettre en lumière les poncifs, les imaginaires dominants et les visions prémâchées véhiculés par ces modèles d’IA. Une sorte d’hygiène intellectuelle pour rouvrir le champ des possibles, en partant précisément de ce qui tend à le fermer.
Là où certains voient un formidable moteur de création, nous en faisons un outil de déminage.
En effet, l’IAG est un outil de choix pour dresser un portrait « moyen » — le plus souvent mou et consensuel — du futur d’un thème donné. Cela tient à sa nature même, avec sa capacité à brasser massivement des données et à restituer ce qui revient le plus, statistiquement, autour d’un sujet.
À la manière d’un perroquet aléatoirement qui répète ce qu’il a un jour entendu, l’IAG réplique le statu quo et perpétue le présent. Ces systèmes intelligents sont incapables de fournir de véritables ruptures ou innovations, comme le souligne l’article scientifique On the Dangers of Stochastic Parrots: Can Language Models Be Too Big? (E. M. Bender, T. Gebru, A. McMillan-Major, S. Shmitchell, en anglais dans le texte).
Nous utilisons ainsi l’IAG pour ce qu’elle sait si bien faire : nous aider à repérer et répertorier les poncifs dans les imaginaires dominants et les représentations majoritaires, la vision communément partagée, qui conditionnent notre perception du futur de tel sujet ou de telle activité. Autrement dit, demander aux algorithmes de nous pointer les éléments dont il faut s’écarter — sans pourtant en ignorer l’impact et la portée — pour proposer des visions neuves, alternatives, radicales, porteuses de frictions et initiatrices de débats.
demander aux algorithmes de nous pointer les éléments dont il faut s’écarter pour proposer des visions neuves, alternatives, radicales, porteuses de frictions et initiatrices de débats
Retour d’expérience : un déponcifIAGe collectif pour imaginer les futurs de l’action socioculturelle
En avril 2024, nous avons accompagné le séminaire annuel de l’ACCOORD — une association d’éducation populaire soutenue par la Ville de Nantes — pour imaginer les futurs de cette structure dans ses missions d’action éducative, sociale et culturelle « à la nantaise ».
Pour lancer cette journée de projection et nous assurer d’explorer des futurs alternatifs, nous avons commencé par un jeu de miroir : demander à ChatGPT et DALL·E de générer leurs visions du futur des activités associatives pour les enfants. L’occasion de se lancer dans un déponcifiage bienvenu avant de solliciter l’imagination des participantes et participants.
Les IA nous ont présenté un futur empreint d’un imaginaire hautement technophile, voire techno-solutionniste, riche en capteurs numériques et autres interfaces augmentées.
Cette vision du futur nous promet tout à la fois d’apprendre, de s’éduquer et de se sensibiliser aux enjeux environnementaux grâce à une hypernumérisation ; sans relever le paradoxe de l’impact écologique induit par cette même proposition.
Cette vision du futur nous promet tout à la fois d’apprendre, de s’éduquer et de se sensibiliser aux enjeux environnementaux grâce à une hypernumérisation
Quelques extraits des récits et des visuels générés par ChatGPT autour du prompt
« Quel scénario pour le futur des activités associatives pour les enfants ? »
Les algorithmes nous ont également proposé la vision d’un mariage entre nature et environnement connecté qui semble déraisonné — d’autant plus pour un jeune public, quand on sait que la réalité virtuelle est déconseillée aux moins de 13 ans. Néanmoins, c’est ce qui fait l’intérêt de cet exercice de déponcifIAGe : on y retrouve les clichés et les marqueurs d’un imaginaire techno-verdoyant ; qui n’est pas sans rappeler les visions bien ancrées des futurs environnements urbains, avec leurs buildings végétalisés et leurs structures à l’esthétique lisse et science-fictionnelle.
Une façon, donc, d’amorcer l’exercice de projection dans les futurs en montrant une vision « commune » — dans tous les sens du terme — pour mieux s’en écarter ensuite, en imaginant des futurs dissonants, capables de renouveler les imaginaires. Les poncifs servent ici de point de départ pour susciter une première prise de recul et inciter à des récits alternatifs, davantage nuancés et crédibles.
amorcer l’exercice de projection dans les futurs en montrant une vision « commune » — dans tous les sens du terme — pour mieux s’en écarter ensuite
En atelier, le déponcifiage revêt aussi des vertus décomplexantes pour les personnes participantes, qui se détachent ensuite sans mal de cet horizon attendu, pour imaginer de véritables alternatives crédibles et transformatrices.
En atelier, le déponcifiage revêt aussi des vertus décomplexantes pour les personnes participantes
Quelques précautions pour bien se jouer des oracles de silicium
Toutefois, si cette chasse aux poncifs grâce à l’IAG constitue une étape utile pour amorcer une réflexion prospective, il ne saurait se substituer à une étude sociologique des imaginaires, au contact du terrain et de ses acteurs, avec la finesse d’analyse et la profondeur que seul un regard humain, structuré et critique, peut offrir.
L’IAG ne perçoit pas les nuances culturelles, ne distingue pas les intentions implicites, n’explore pas les non-dits. Elle révèle, au mieux, ce qui est déjà là — et c’est précisément pour cela qu’elle nous est utile lors des premiers pas d’une exploration des futurs.
L’IAG ne perçoit pas les nuances culturelles, ne distingue pas les intentions implicites, n’explore pas les non-dits.
Certains diront qu’avec des prompts mieux choisis, nous pourrions obtenir des récits plus fins, plus riches, plus inattendus. Néanmoins, ce n’est pas ce que nous cherchons ici. Nos prompts sont volontairement simples, naïfs même — pour faire ressortir la soupe fade du statu quo que les modèles d’IAG concoctent avec tant de talents. C’est ensuite à nous de trouver les épices qui donneront du goût aux futurs et feront le sel de l’imagination !
Nos prompts sont volontairement simples, naïfs même. C’est ensuite à nous de trouver les épices qui donneront du goût aux futurs et feront le sel de l’imagination !
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