L’Europe planifie, le Vietnam s’adapte. Deux régimes du temps, deux manières d’inventer le futur.
Entre mémoire et mouvement, le Vietnam incarne une innovation singulière : non pas celle de la rupture, mais de la continuité. Un pied dans le passé, un pied dans le futur, il transforme l’héritage en ressource adaptative — là où l’Europe cherche encore à concilier tradition et modernité.
Cette double temporalité ouvre une question centrale : comment habiter le futur ensemble, sans le réduire à un seul modèle de modernité ?
Le futur comme construction culturelle
Le futur n’est pas une donnée universelle : c’est une invention culturelle. Chaque société le conçoit à partir de sa relation au temps, à la nature, à la technique et à la mémoire.
L’Europe moderne en a fait un horizon de projection, linéaire et mesurable, fondé sur l’idée de progrès et la maîtrise du devenir. Le Vietnam, comme d’autres sociétés d’Asie du Sud-Est, l’aborde comme une matière vivante, façonnée par la contingence et la réversibilité.
Ainsi, “façonner le futur” ne recouvre pas la même réalité à Paris et à Hanoï, où l’architecture urbaine conserve les strates visibles d’une histoire coloniale encore marquante. En Europe, cela renvoie à la planification et à la norme. Au Vietnam, c’est une pratique d’ajustement quotidien : le futur se fabrique autant qu’il se découvre.
Ces différences ne relèvent pas d’un simple contraste culturel, mais d’une grammaire temporelle distincte. Elles conditionnent deux régimes du futur qui, aujourd’hui, entrent en résonance à l’heure des crises systémiques.
le futur se fabrique autant qu’il se découvre
L’Europe : prévoir pour protéger
Le régime européen du futur repose sur la croyance, qu’un futur rationnel est un futur gouvernable. Ses instruments — planification, réglementation, scénarisation — visent à stabiliser le changement pour le rendre maîtrisable.
Trois piliers structurent cette architecture du temps :
- Un temps linéaire, orienté vers le progrès cumulatif ;
- Une rationalité procédurale, qui privilégie le cadre sur l’expérimentation ;
- Une éthique de la responsabilité, où prévoir, c’est protéger.
Ce modèle a produit une remarquable stabilité, mais il atteint aujourd’hui ses limites. Le futur n’est plus un prolongement du présent : il devient discontinu, fractal, incertain. La norme ne suffit plus à faire tenir le monde, en mutation.
Face aux ruptures climatiques, technologiques et géopolitiques, l’Europe demeure puissante dans l’art de réguler, mais fragile dans celui d’apprendre. Elle confond encore souvent prévision et préparation.
Le défi contemporain est de passer d’une prospective de la maîtrise à une prospective de l’apprentissage.
Le défi contemporain est de passer d’une prospective de la maîtrise à une prospective de l’apprentissage.
Le Vietnam : apprendre sans prévoir
Le Vietnam incarne un autre régime du futur — non institutionnalisé, mais omniprésent. Issu d’une histoire faite de ruptures, de guerres et de reconstructions, il a développé une économie politique de la flexibilité et de l’expérimentation.
Depuis le Đổi Mới (1986), la réforme économique s’est accompagnée d’une grammaire du changement fondée sur le test, l’ajustement et la recomposition. Les politiques publiques y avancent par itérations successives : on expérimente d’abord, on formalise ensuite.
Trois logiques structurent ce rapport au futur :
- Le temps cyclique, hérité des sociétés agricoles, où chaque crise contient son propre renouveau ;
- La primauté de la pratique sur la norme, où l’expérience précède la règle ;
- La co-évolution avec l’environnement, où la société apprend dans l’action.
Ainsi, le Vietnam ne planifie pas son futur : il le cultive.
Il avance par hybridation, non par projection — parfois chaotique, mais profondément vivant.
Ce modèle ne doit pas être idéalisé : il génère aussi des fragilités (manque de prévisibilité, dépendance à la contingence). Mais il offre une intelligence adaptative précieuse face à la complexité du monde contemporain.
Ainsi, le Vietnam ne planifie pas son futur : il le cultive.
Deux rationalités temporelles en tension
Ces deux rationalités ne s’opposent pas : elles incarnent deux manières de gouverner la complexité. L’Europe vise la stabilité par la norme ; le Vietnam, l’équilibre par le mouvement. L’une sécurise, l’autre régénère. L’une ordonne le temps ; l’autre le négocie.
Leur mise en tension ouvre un espace de pensée fécond : celui d’une co-évolution réflexive. Ni fusion ni hiérarchie, mais un dialogue entre la mémoire (portée par la planification européenne) et le mouvement (incarné par la plasticité vietnamienne). C’est dans cette zone de rencontre — entre régulation et improvisation — que peut émerger une nouvelle forme d’intelligence systémique.
La pensée de la complexité (Morin) invite à dépasser la dichotomie entre contrôle et chaos. Un système durable n’est ni rigide ni volatil : il est vivant et donc capable d’évoluer sans se dissoudre.
Sous cet angle, la prospective n’est plus une science de la planification, mais une écologie du changement. Elle repose sur trois fonctions essentielles :
- Réflexive : comprendre comment nos représentations du futur orientent l’action ;
- Expérimentale : agir pour révéler les possibles ;
- Dialogique : articuler des régimes temporels hétérogènes.
Entre l’Europe et l’Asie du Sud Est, une telle écologie du futur pourrait s’incarner dans des laboratoires d’apprentissage intertemporel — des espaces d’expérimentation collective où la planification européenne fournirait la méthode et la mémoire, tandis que l’agilité vietnamienne en assurerait la vitalité et l’incarnation.
des espaces d’expérimentation collective où la planification européenne fournirait la méthode et la mémoire, tandis que l’agilité vietnamienne en assurerait la vitalité et l’incarnation.
Source : https://philosophyandtechnology.network
Source : channelnewsasia.com
Est-il possible d’habiter le temps ensemble
Les futurs ne peuvent plus être unifiés sous un seul modèle de modernité. Ils doivent dialoguer. La “Vieille Europe” peut apprendre du Vietnam la plasticité du réel ; le Vietnam peut apprendre de l’Europe la profondeur de la mémoire.
Cette rencontre ouvre la voie à une prospective cosmotechnique (Hui, 2020) — capable de reconnaître la diversité des rapports au temps, à la technologie et à la nature. Le futur devient alors un champ relationnel, un tissu de temporalités en interaction.
Entre mémoire et mouvement, le futur n’est plus un horizon à atteindre, mais un système vivant à apprendre. Habiter le temps ensemble, c’est reconnaître dans chaque transformation une opportunité d’apprentissage collectif.
Entre mémoire et mouvement, le futur n’est plus un horizon à atteindre, mais un système vivant à apprendre.
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