du grec « empatheia » (empathie) et du suffixe « -cène » désignant une époque.
L’empathocène nomme une ère où l’humanité vit dans un flux continu de souffrances médiatisées. Exposée en permanence aux tragédies globales, l’empathie devient une posture sociale qui finit par anesthésier.
Le déluge compassionnel
Pendant des millénaires, la douleur restait locale. On pleurait les siens. Les catastrophes lointaines arrivaient lentement, tamisées par le temps. L’empathocène anéantit cette géographie du chagrin.
Famine au Yémen à 9 h 47. Attentat à Kaboul à 11 h 23. Séisme en Turquie à 14 h 05. Naufrage à 17 h 32. Entre deux notifications, un enfant syrien fixe l’objectif, un hôpital s’effondre à Gaza, une mère ukrainienne pleure ses fils.
Le flux ne cesse jamais. L’algorithme trie, intensifie, sélectionne les drames pour augmenter l’engagement émotionnel. Le système nerveux humain, calibré pour quelques dizaines de signaux locaux, devient le destinataire des détresses de milliards d’individus.
La compassion comme capital social
Une première mutation apparaît : l’empathie devient performative.
Un consultant partage la photo de réfugiés : « Touché par cette situation ». Trois cents réactions. Cinquante commentaires. Son influence émotionnelle est validée. Le like remplace l’action. Le partage tient lieu d’engagement. L’émotion s’affiche mais ne transforme rien.
On ne pleure plus pour l’autre : on pleure pour être vu en train de pleurer. Chaque tragédie devient l’occasion d’accumuler du capital moral à coups de cœurs brisés et d’emojis consternés.
Face à la surcharge, le psychisme se protège. Il s’engourdit. Les images de guerre perdent leur force. Les chiffres de catastrophes glissent sans trace. Cette indifférence n’est pas de la cruauté : c’est un réflexe de survie.
Pour tenter d’y faire face, le cerveau développe une carapace émotionnelle qui filtre la souffrance numérisée. Conséquence paradoxale : jamais nous n’avons été autant informés, jamais nous n’avons été aussi incapables d’être véritablement touchés. L’hyperconnexion produit l’hypoesthésie.
Le théâtre de l’indignation
L’empathocène installe un rituel : l’indignation minute.
Chaque semaine, un nouveau scandale. Il faut réagir vite, fort, visible. La colère dure quarante-huit heures. Pétitions, hashtags, appels au boycott. Le lundi, on s’indigne pour le climat. Le jeudi, pour la cause animale. Le vendredi, on a oublié l’indignation du lundi.
Certains développent une hypersensibilité compassionnelle : chaque douleur s’imprime comme une blessure personnelle. Écoanxiété, solastagie, pathomimie…
D’autres sombrent dans la culpabilité comparative : « Comment puis-je me plaindre de mon burn-out quand d’autres meurent de faim ? » La souffrance individuelle devient illégitime face à l’océan des détresses planétaires.
C’est le piège : plus la conscience s’élargit, plus le sentiment d’impuissance grandit. Un don de vingt euros paraît insignifiant. Une pétition, dérisoire. Une indignation en ligne, sans effet. La lucidité mène à la sidération politique : puisque rien ne change, autant se taire. L’empathie se mue en paralysie.
Sortir de l’empathocène
Admettre une vérité simple : l’empathie humaine a des limites. Vouloir tout ressentir, c’est risquer de ne plus rien ressentir.
La sortie passe par une empathie conscientisée. Choisissons où orienter notre attention, quelles causes nourrir, quels combats mener réellement plutôt que virtuellement. Apprenons à ne pas réagir à tout, non par indifférence, mais par lucidité sur nos capacités.
On ne sauve pas le monde en scrollant.
De petites actions concrètes, locales, limitées mais tangibles, valent surement plus qu’un million de réactions numériques.
Vouloir tout ressentir, c’est risquer de ne plus rien ressentir.
Pour en savoir plus :
Sur l’anesthésie compassionnelle, lire l’article fondateur de Paul Slovic, grand théoricien de l’engourdissement psychique.
« If I look at the mass I will never act »: Psychic numbing and genocide. (Paul Slovic – Cambridge University Press)
Sur le militantisme de façade et le théâtre de l’indignation, lire : La nature du slacktivisme.
The Nature of Slacktivism: How the Social Observability of an Initial Act of Token Support Affects Subsequent Prosocial Action, (Kristofferson, White & Peloza, Journal of Consumer Research / Oxford Academic)