Q168 | Pourquoi une science-fiction institutionnelle militaire ?

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Dans un livre intitulé La science-fiction institutionnelle (L’Harmattan, 2023), je me suis intéressé aux pratiques des entreprises, des universités, des think tanks et des armées consistant à utiliser la science-fiction pour anticiper l’avenir. Cette pratique prospective est en effet de plus en plus populaire et un nombre croissant d’acteurs s’intéressent à cette nouvelle approche, en plein développement depuis les années 2010. Intéressons-nous dans ce billet à la science-fiction institutionnelle militaire.

Les militaires figurent parmi les premiers adeptes de science-fiction institutionnelle. Fervents amateurs de cet imaginaire riche en représentations futuristes de la guerre, des armes et des ennemis potentiels de la nation, ils n’hésitent pas à recourir à des auteurs de science-fiction pour imaginer et médiatiser leurs stratégies et leurs visions de l’avenir.

Le projet Red Team de l’armée française a défrayé la chronique ces dernières années en ayant recours depuis 2020 à une dizaine de spécialistes chargés de rédiger des scénarios sur les conflits menaçant la France dans les trente prochaines années. Quelques histoires furent divulguées au grand public, et un grand nombre sont demeurées classées secret défense. Leur but est d’aider les décideurs de l’armée à élaborer leurs stratégies. Il se dit même que le Président de la République Emmanuel Macron consulte ces récits pour se forger un avis sur les conflits potentiels menaçant le pays.

Cette pratique n’est toutefois pas spécifique à la France. Les pays anglo-saxons utilisent les comics de science-fiction depuis de nombreuses années, notamment l’armée américaine, qui distribue ces productions à ses soldats pour les tenir informés d’une manière ludique et efficace des mesures prises récemment et du comportement à adopter en cas de conflit.

Depuis le développement du design fiction et du science fiction prototyping, les armées du monde entier se sont intéressées à la dimension prospective de la science-fiction et ont recruté des auteurs pour élaborer les scénarios censés préparer les États à des conflits majeurs.

L’idée que l’armée manquait d’une véritable capacité à anticiper est apparue comme une évidence après les attentats du 11 septembre 2001. Personne n’avait été capable de prédire cet évènement qui choqua l’opinion publique et surtout la nation américaine, qui se sentit subitement vulnérable.

Quelques années avant cette attaque terroriste Francis Fukuyama évoquait même la fin de l’histoire et le succès définitif des démocraties libérales. Il fallait trouver un moyen de déterminer les signes avant-coureurs d’offensives d’ennemis parfois difficilement détectables.

C’est la raison pour laquelle la science-fiction apparut comme un imaginaire susceptible de remplir cette tâche difficile. Le Pentagone a recruté des écrivains et des réalisateurs pour imaginer les menaces que les États-Unis risquaient d’affronter à l’avenir.

Source: Red Team, Saison 3, Face à l’Hydre

Le think tank SIGMA , créé en 1992 par Arlan Andrews regroupe plusieurs dizaines d’auteurs de science-fiction chargés d’aider les institutions américaines à anticiper les dangers à venir. Andrews affirme que :

« L’avenir est trop important pour être laissé aux futuristes. J’ai entendu des prévisions plus appropriées et réalistes de la technologie et de l’avenir à n’importe quelle convention de science-fiction donnée que dans toutes les réunions de prévision auxquelles j’ai assisté ici à Washington, D.C.,… Nous, les écrivains de science-fiction avons passé notre carrière littéraire à explorer l’avenir, nous devons au reste de l’humanité de revenir et de rendre compte de ce qui se passe ».

Ainsi, le Red Teaming est conçu comme une manière d’adopter la posture de l’avocat du diable, afin d’envisager les cauchemars pouvant provenir des ennemis du Bien et hostiles aux intérêts d’un État.

La science-fiction a en effet la faculté de développer un imaginaire catastrophiste ou dystopique, d’envisager le Mal extrême, l’enfer des sociétés industrielles. Elle est donc utile aux états-majors pour anticiper les futurs périls, la perversité mentale pouvant émerger des cerveaux des ennemis de l’État. 

Le Red Teaming, notamment théorisé par le collectif SIGMA, a donc fait des émules ces dernières années.

Citons à titre d’exemples l’anthologie de l’OTAN Visions of Warfare : 2036, publiée en 2016, rédigée en collaboration avec l’entreprise SciFutures, dont la spécialité consiste à embaucher des auteurs de science-fiction pour rédiger des histoires en rapport avec le projet prospectif d’une entreprise ou d’une organisation.

La bande dessinée Invisible Force, dont j’ai rédigé une analyse approfondie pour la revue Technologie et Innovation, illustre la cybermenace qui pèse sur le monde à l’ère de l’informatique quantique et de l’intelligence artificielle. 

Elle se conçoit comme une prospective à dix ans et est le produit d’une collaboration entre l’Army Cyber Institute et l’Université d’Arizona. Le document est intéressant pour son scénario sur l’impact des deepfakes sur la manipulation de l’opinion dans les conflits du futur. Il regorge aussi de références à l’histoire de la science-fiction institutionnelle militaire.

Le Marine Corps Warfighting Lab, partie de l’US Navy, s’est aussi intéressé à la science-fiction pour prévoir les conflits du futur, et pour imaginer le monde dans trente ans. Le général Martin Dempsey affirme pour introduire le projet que :

« Nous pensons que la science-fiction peut être prédictive, sur ce qui nous attend, et peut-être même prescriptive sur la façon dont nous devons faire face aux dangers imminents. Le vrai don du genre réside dans sa capacité à être provocateur, et à son pouvoir de développer l’imagination professionnelle (…) La science-fiction nous permet de modéliser des possibilités futures et d’explorer les possibilités tactiques et pratiques des technologies futures ou émergentes. Elle devrait aussi nous amener à considérer les implications éthiques associées à l’adoption de nouvelles façons d’aborder les conflits » .

 

Enfin, le livre La science-fiction institutionnelle s’intéresse au projet Soldat du futur, du programme de recherche en prospective d’armasuisse Science et Technologies, aussi connu sous le nom de deftech (Defence Future Technologies). Son but est de déterminer les tendances technologiques potentiellement utiles à l’armée suisse pour préparer la lutte contre les futures menaces. L’ouvrage regorge de technologies utopiques dont certaines équiperont certainement les combattants dans les dix ou vingt prochaines années. Pensons par exemple à la Transpacape, un système fournissant l’invisibilité aux hommes et aux objets, ou au moustigène, une protection contre les moustiques obtenue par modification génétique.

La science-fiction militaire, particulièrement développée dans la culture anglo-saxonne, est très populaire dans sa version mainstream. De nombreux romans et films véhiculent ainsi une idéologie patriotique, faisant bien souvent l’apologie de la guerre et imaginant des systèmes d’armement toujours plus performants et destructeurs.

Les ennemis redoutés n’ont d’égal que les armes fantasmées pour les détruire. Pensons par exemple à l’auteur Robert Heinlein, dont l’œuvre Starship Troopers (1959) est un des chefs-d’œuvre de la science-fiction militaire, faisant l’éloge de la guerre et d’un État américain organisé en véritable totalitarisme pour lutter contre des extraterrestres arachnides.

La science-fiction institutionnelle militaire répond à une logique pragmatique, exploitant la réputation prophétique du genre.

Avec le design fiction, l’utilisation de cet imaginaire dans les pratiques de prototypage et de prospective s’est complètement décomplexée, au point d’inciter les armées à étudier l’imaginaire militaire du genre depuis sa création au dix-neuvième siècle, dans le but d’y puiser des idées potentiellement novatrices.

Elles ont aussi créé leurs propres scénarios, proches de leurs préoccupations pratiques. Financer des auteurs au service de l’institution est le meilleur moyen d’orienter leurs imaginaires vers la réalisation d’histoires susceptibles d’anticiper le plus concrètement possible les futures menaces et stratégies militaires à mettre en œuvre pour les contrer.

Reste à savoir si ces récits seront effectivement pris au sérieux, ou s’ils demeureront des œuvres artistiques répondant à un effet de mode. Pire, ne risque-t-on pas de surestimer le pouvoir prédictif de la science-fiction, et d’orienter les décideurs vers de fausses menaces, des fantasmes potentiellement source d’erreur dans l’appréciation des périls ?

La science-fiction a le vent en poupe et pourrait bien marquer durablement la manière d’anticiper les conflits et d’imaginer les armes du futur. 

Entre Red Teaming et science fiction prototyping, les armées disposent d’une aide à la décision novatrice dont la pertinence sera révélée a posteriori.

Les vingt prochaines années nous diront si cet imaginaire s’est révélé prophétique, ou une nouvelle source de leurres et d’erreurs pour les stratèges.

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