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Q142 | Comment se projeter et s’immerger grâce au roman d’anticipation ?

8 mins de lecture
Détail de la couverture de « Moi, Omega » Bouquins édition

Parce-que nous n’avions jamais présenté comme billet la retranscription d’une prise de parole, nous osons aujourd’hui vous le proposer par l’intermédiaire de l’écrivain Erwan Barillot. Son roman d’anticipation, Moi, Omega (éd. Bouquins, 2022), démontre que la littérature peut être un formidable moyen de projection et d’immersion dans le futur. Et il nous explique pourquoi.

La prospective est la seule science dont le sujet d’observation – le futur – n’est pas directement observable. Même l’atome peut désormais se percevoir à l’aide d’un microscope à effet tunnel. Mais le futur ? Les prospectivistes ont beau analyser, depuis le présent, des signaux faibles, déceler des prémisses, mesurer des tendances… ils n’auront jamais observé le futur ; il n’y a pas de microscope pour cela.

Prédire le futur contient une part irréductible d’imaginaire. Ou plus exactement : c’est l’imagination humaine qui, dans la prospective, joue le rôle du microscope à effet tunnel.

Fruit de l’imaginaire par excellence, le roman d’anticipation peut être, lorsqu’il est bien écrit, une véritable projection prospectiviste. Avec l’avantage que confère la littérature sur les essais ou les rapports : l’identification à des personnages, l’immersion dans un nouvel univers. C’est le cas par exemple dans De la Terre à la lune de Jules Verne, Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley ou Ravage de René Barjavel. Si pour l’heure, seul le premier cité s’est réalisé (104 ans après sa publication, l’homme marchait effectivement sur la lune), tous dépeignent un futur possible car crédible : cela explique pour beaucoup leur succès.

Avec Moi, Omega, j’ai souhaité m’inscrire dans cette grande tradition des romans d’anticipation : je n’ai pas cherché à créer un monde entièrement neuf mais à imaginer un prolongement du nôtre. Fort de cette expérience d’écriture, je propose de mettre à disposition de l’Atelier des Futurs une méthode prospectiviste de projection-immersion par voie romanesque.

Erwan Barillot lors de la prise de parole organisée le 27/01/2023 à Paris, par La Fabrique du Futur et In Principo.
Crédit photo: Nicholas Leck

1. Choisir une clé dans l’infinité des mondes possibles

Rien n’est « écrit là-haut » comme le pensait Jacques le Fataliste dans le roman de Diderot. Seul le passé est figé à jamais ; le futur, lui, n’est pas défini dans le présent. C’est la raison pour laquelle l’imaginaire, notre microscope à effet tunnel intégré, peut générer autant d’hypothèses qu’il lui plaît, même si ces dernières s’opposent entre elles. Par exemple, la société de contrôle absolu du Meilleur des mondes diffère radicalement du tableau post-apocalyptique de Ravage et pourtant, ces deux univers méritent chacun leur roman.

Seul le passé est figé à jamais ; le futur, lui, n’est pas défini dans le présent

Dans l’arborescence des possibles (d’autant plus nombreux que le futur est éloigné), l’auteur doit nécessairement prendre parti, choisir une « clé ». Dans les romans de Jules Verne, la clé combine progrès scientifiques et aventure. Dans les utopies (depuis celle de Thomas More jusqu’aux promesses d’Elon Musk), la clé répond à la question : quel futur l’auteur désire-t-il ? La crainte de voir ce monde avenir peut aussi être la clé : c’est la dystopie, c’est-à-dire l’« utopie » réalisée, mais racontée du point de vue de ceux qui auront à la subir.

Depuis l’avènement du design fiction, une nouvelle clé est née, qui se situe, selon les mots de l’Agence Proton, « entre utopie et dystopie ». Autrement dit, il ne s’agit plus d’imposer à l’observateur l’enthousiasme ou la crainte, mais de lui donner à voir une photographie complète qui se situe comme disait Nietzsche « par-delà le bien et le mal », à l’image de la vie. 

C’est cette clé de choix, qui laisse le lecteur du présent libre de ses opinions et de ses émotions, que j’ai décidé d’adopter. Il y a de nombreux espaces de clarté dans Moi, Omega: l’omniprésence d’une divinité immanente, la fin des guerres, des maladies, de l’insécurité et de la misère, le progrès scientifique poussé toujours plus loin, l’assurance que chaque talent sera reconnu à sa juste valeur, la liaison entre tous les humains… Mais il y a aussi ce qui nous apparaît comme une zone d’ombre : la disparition de la liberté individuelle. Ian devenu Omega s’en explique dans le roman :

Tu te représentes encore la liberté de l’Homme comme le droit pour chaque individu de suivre ses propres caprices, indépendamment de l’intérêt du Tout. Cette conception a duré quatre siècles tout au plus, et n’a jamais dépassé l’Occident. Heureusement, nous en sommes revenus. Ta conception individualiste de la liberté est née avec le sentiment de la conscience individuelle : elle meurt avec l’avènement de la conscience universelle.

Faut-il accepter de troquer la liberté individuelle contre la conscience universelle ? Chaque lecteur aura son avis sur la question.

2. Le futur est un processus, le fruit de l’Histoire.

Quelle que soit la clé choisie, tout futur est la conséquence logique de causes passées (qui pour nous sont présentes). Il s’inscrit dans un processus dont nous sommes, nous lecteurs du présent, l’un des éléments.

Le romancier-prospectiviste doit donc définir les grandes étapes qui ont conduit à l’avènement du scénario qu’il a choisi de raconter. Ces étapes peuvent apparaître dans la narration, en être absente ou seulement suggérées, peu importe : l’important est que la projection soit crédible dans le fil du temps, qu’elle respecte ce que j’appelle la cohérence diachronique. Comme l’écrivait Machiavel, « Pour prévoir l’avenir, il faut connaître le passé, car les événements de ce monde ont en tout temps des liens aux temps qui les ont précédés. » Autrement dit, écrire le futur, c’est faire de l’Histoire au-delà de 2023.

Dans le cas de Moi, Omega, l’avènement de l’Homme-Dieu en 2064 est consécutif à plusieurs grandes dates-clés qui font partie intégrante du récit. Les prémisses se situent en 1984, année de naissance de Ian Ginsberg. Ensuite, une partie de son enfance est relatée :

Comme son père, Ian Ginsberg était féru de technologie. Le jour où sa Game Boy tomba en panne, le garçon qui avait tout juste huit ans prit l’initiative de la réparer. Il se rendit dans le garage et, avec les outils de son père, démonta l’appareil pièce par pièce. Il mit en pratique le protocole qui faisait la réputation de Monsieur Ginsberg auprès de ses clients : identifier d’abord la pièce défectueuse ; si celle-ci n’était pas trop endommagée, la réparer ; sinon, la changer. 

Son père répétait souvent que ce protocole de maintenance était le seul qui préserve l’intelligence humaine. Il appréhendait le jour où les Américains ne seraient plus capables de comprendre le fonctionnement de leurs appareils les plus banals. « Ce jour-là, disait-il, nous ne serons plus un peuple libre ».

Cette réflexion est prémonitoire. Dans le passé sont contenus les signaux faibles du monde à venir. En 2004, Ian Ginsberg fonde son réseau social, Friendscreen, qui s’étend bientôt à la planète entière. En 2026, des manifestations anti-technologie s’élèvent contre son pouvoir. Au Noël 2040, il offre à chacun de ses utilisateurs sept cadeaux extraordinaires qui le feront regagner en popularité et préparer une génération acquise à sa cause. 

Ce n’est qu’en avril 2064, à l’âge de 80 ans, qu’il pratiquera un body uploading, créera un jumeau numérique immortel de lui-même, se connectera au réseau mondial des objets connectés qu’il contrôle, devenant officiellement le Christ-Omega annoncé par son maître à penser, Teilhard de Chardin (1881-1955). Comme on le voit, chaque phénomène trouve sa place sur la ligne du temps.

3. Le futur ne se conjugue qu’au singulier

Si les univers sont multiples dans leur potentialité, tout univers réalisé est étymologiquement unique. C’est la raison pour laquelle, une fois déterminée la clé et les grandes étapes pour y parvenir, le romancier-prospectiviste doit s’assurer que l’environnement futur forme un ensemble.

Bien sûr, cela n’empêche pas certaines dialectiques. Les hommes du passé s’imaginaient, par exemple, que la tertiarisation des citadins actuels entraînerait la perte de leur masse musculaire ; pas du tout, les salles de sport ont pullulé en compensation. C’est ce que le philosophe Régis Debray nomme « l’effet jogging », et qui peut se résumer ainsi : « à chaque bond en avant dans l’outillage correspond un bond en arrière dans les mentalités ».

Un univers unique ne signifie donc pas un monde uni, et encore moins uniforme. Seulement, chaque élément de ce monde doit être pensé comme faisant partie d’un tout. C’est ce que j’appelle la cohérence syncronique : imaginer les implications économiques, politiques, géopolitiques, sociales, religieuses de tel changement technologique. Il s’agit de bâtir un univers à part entière

Oméga a initié un nouvel écosystème : après l’anthropocène des individus désorganisés est venu le temps de l’« Omégacène » du règne de l’Homme au singulier, qui agit enfin selon ce qui est bon pour lui […]. 

L’écologie des cerveaux constitue le cœur de la politique d’optimisation des ressources humaines de la planète. Ian-Oméga révèle en instantané les talents de toute nature : artistes à sa gloire, sportifs aux aptitudes hors-normes, humoristes pour égayer le quotidien des masses… Et bien sûr, scientifiques de génie. Si tant est qu’ils aient les moyens psychiques requis et la volonté de collaborer à l’accomplissement du Grand Tout, les plus méconnus acquièrent la gloire et les plus démunis, la fortune. 

Comme une cérémonie des Nobels en continu, ce nouvel humanisme donne à l’Homme et à Oméga tout ce que la machine seule n’aurait jamais pu leur apporter […]. Après l’écologie des matériaux et des cerveaux, Ian-Oméga institue une écologie des forces dans laquelle tout risque de conflits a été aboli. Aucun état ou groupement d’individus ne peut plus entrer en querelle avec un autre. La « paix perpétuelle », concept utopique promis trois siècles auparavant par les philosophes des Lumières, est devenue réalité.

En résumé, le roman d’anticipation détient cette faculté propre d’immerger le lecteur dans le futur qu’il lui projette. Ce scénario, fruit de l’imagination de l’auteur, suit trois étapes de « fabrication ». Premièrement, choisir une « clé » pour déterminer un futur dans l’infinité des possibles. Deuxièmement, s’assurer que ce futur s’inscrive dans l’Histoire, qu’il soit cohérent par rapport à son passé. Troisièmement, imaginer toutes les implications de ce futur, le rendre cohérent par rapport à lui-même.

Et maintenant, à vos plumes, Mesdames et Messieurs les auteurs-prospectivistes, le futur n’attend que vous !

Cet article est la retranscription de la prise de parole d’Erwan Barillot à la Matinale #FutureTogether organisée le 27/01/2023 à Paris, par La Fabrique du Futur et In Principo.

Apprenez-en plus sur le roman sur Wikipedia !

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