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Q108 | Quel rapport au monde pour quel imaginaire ?

12 mins de lecture
Source de l'illustration : Le Média pour Tous

Si les catastrophes climatiques, l’insécurité alimentaire et les effets prolongés de la pandémie de Covid-19 affectent les populations du monde entier, nous pouvons constater que l’organisation actuelle des peuples issue de l’économie mondialisée n’a pas contribué à la solidarité internationale. Nous faisons généralement l’hypothèse que les investissements devront résulter d’efforts collaboratifs et inclusifs, toutefois cette injonction ne suffit pas à l’émergence de véritables engagements des différents pays de la planète. La volonté des politiques est-elle seule en cause dans cet empêchement du pouvoir d’agir pour répondre à ces nouveaux défis ?

L’histoire nous prévenait déjà Hegel relève de l’interaction conflictuelle des peuples qui sont mus par leur particularité. L’unité harmonieuse n’est donc pas à chercher à ce niveau de réalité, qui relève de ce qu’il nommait l’Esprit objectif. Cette réflexion est donc au cœur de sa philosophie rationnelle de l’histoire portée par une Raison, jamais comprise comme en surplomb ni en extériorité des peuples mais dans l’ordre de l’immanence qui consacre chaque peuple comme un sujet de l’histoire. Dès lors, ce réel qui émerge sous la forme chaotique de crises climatique ou pandémique interroge notre capacité à y faire face ensemble. 

Stéphane Rozès, à son tour, nous invite à questionner pour ce faire ce qui « agite la communauté humaine » et, plus précisément, sollicite la notion d’imaginaire des peuples, pensée comme une ressource de compréhension du rapport particulier de chaque peuple au réel qui se présente à lui, pour donner à voir ce qui rend ces projets vitaux et de grande échelle difficiles à réaliser collectivement. Aussi, doit-on s’interroger sur ce dont il est question dans ces transitions, notamment écologiques et climatiques, pour identifier les ressorts et les leviers de la transformation de nos pratiques qui favoriseront le dépassement de ces crises multiples et à répétition ?

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Deux auteurs proches dans leur cheminement, à savoir Bruno Latour et Philippe Descola, nous éclairent sur l’anthropisation du monde et la nécessité d’atterrir suite à l’envol vers la mondialisation. Dans un entretien au titre évocateur : « La nature ça n’existe pas » Philippe Descola constate le point de bascule franchi par l’homo sapiens avec le développement des énergies fossiles et le réchauffement climatique qu’il engendre. « Le changement profond entre les humains et la terre a dilué, selon lui, la responsabilité du système économique et politique mis sur pied en Europe à partir de la révolution industrielle ».

Le capitalisme a besoin de ce naturalisme dualiste où l’homme surplombe une nature à exploiter comme ressource. Il en conclut que les humains deviennent alors « des démiurges transformant et s’appropriant la nature ». Cette toute puissance résulte du reste non d’une invention car cela s’est fait, selon lui, très progressivement. Il avance que la cristallisation de cette différenciation radicale entre humains et non-humains a pour expression le cogito cartésien, le fameux « je pense donc je suis » qui marque la capacité réflexive de l’être pensant, qui le rend « complètement différent des autres existants » !

Selon lui la nature est donc une abstraction. Elle n’existe pas dans la mesure où c’est « une construction… le produit d’une anthropisation… un dispositif métaphysique occidental pour mettre une distance radicale entre les humains et les non-humains ». Si l’on mobilise souvent le terme d’anthropocène pour désigner ce phénomène d’emprise destructrice de l’homme sur la nature, Philippe Descola entend plutôt utiliser le terme de capitalocène pour montrer plus explicitement que la remise en cause de notre habitabilité du monde est la conséquence de la « gloutonnerie d’une minorité » qu’il n’hésite pas à nommer des prédateurs, à la différence du peuple des Achuars, auprès duquel il s’est immergé de nombreuses années.

Ce peuple est animiste. Il accorde aux plantes et aux animaux une âme qui laisse apparaître, selon les termes de l’anthropologue, « une continuité des intériorités ». Les plantes et les animaux ne sont donc plus pour eux des objets ou des ressources, encore moins des marchandises, perçus sous la forme d’un « agrégat de non- humains » à exploiter mais bien des « partenaires » ayant la pleine et entière dignité de sujet. Les Achuars, en pleine cohérence avec leur rapport au monde, n’ont pas de mot, constate-t-il, pour désigner ce que nous appelons la nature. Le propos de Philippe Descola n’est bien sûr pas d’inviter chacun à devenir un Achuar mais d’introduire la possibilité que nous devenions « des humains différents de ce que nous avons été et de ce que nous sommes. Découvrir des façons alternatives de vivre pour essayer de nous transformer nous-mêmes ».

La question centrale est alors « d’inventer des formes alternatives d’habiter la terre, de s’organiser entre humains et non-humains et d’entretenir des relations avec les non-humains ». Et cela est possible, selon lui, si l’on prend en considération par exemple l’expérience disruptive, des Zadistes qui, dans leur lutte pour empêcher la création d’un aéroport aux finalités incertaines, « essayent de travailler à l’intérieur d’un collectif où l’on partage à peu près tout, avec cette espèce d’identité profonde, d’identification profonde, qui est singulière… Ils ne défendent donc pas la nature mais ils sont la nature qui se défend » !

On retrouve ici un écho avec la philosophie hégélienne qui ne vise pas à penser le réel en extériorité, en projetant des grilles de lecture porteuses de simples représentations du réel, mais au contraire à faire en sorte que ce soit le réel qui se pense lui-même.

Photo d'un Achuar en pleine cohérence avec le rapport animiste au monde, accordant aux plantes et aux animaux une âme qui laisse apparaître, selon les termes de l’anthropologue Philippe Descola, « une continuité des intériorités ».

C’est à partir d’une même critique des penseurs du XVIIème siècle puis du XIXème Siècle, qui n’avaient pas pris en compte la finitude des ressources, et de leurs successeurs actuels, que Bruno Latour pose les fondements de sa critique de la mondialisation et de ses effets. C’est à l’occasion d’un entretien qu’il nous avait accordé, pour introduire les universités de l’innovation publique organisée par le CNFPT en 2019, qu’il avait partagé, dans le prolongement de son ouvrage, « Où atterrir ? », ce constat rédhibitoire :

« Le pouvoir économique de la mondialisation était peu matérialiste et ne se préoccupait pas d’où nous allions atterrir. La globalisation ne permet pas de vivre à l’échelle de la planète… il nous faudrait cinq ou six planètes pour assurer notre consommation planétaire calquée sur celle des pays riches … il faut revenir en arrière… et on ne peut pas atterrir sur les terroirs… où va-t-on alors atterrir… comment atterrir cette fois sur les territoires sans se crasher… comment faire émerger un autre territoire, à savoir des terrains de vie » ?

Philippe Descola évoquait, quant à lui, dans le même ordre d’idée « des milieux de vie », que les hommes construisent et inversement. C’est donc la notion de territoire que Bruno Latour interrogeait fortement afin de mieux répondre aux défis écologiques et climatiques. « Les territoires, disait-il, étaient généralement compris comme un ensemble des conditions matérielles qui nous permettent de comprendre de quoi on dépend. L’organisation industrielle a permis de s’en tirer mais maintenant, et c’est cela la crise écologique, il faut prendre en compte des êtres et des conditions matérielles qu’on ne prenait pas en compte quand on les appelait ressources. Il s’agissait donc d’exploiter des ressources. Maintenant il s’agit de les maintenir en existence (et pas seulement de les protéger), celles des sols par exemple. La production est différente de l’engendrement, au-delà du développement durable… il s’agit d’espérer partager la suite de notre existence… est-ce que nous pourrons avoir des enfants, les rivières continueront-elles à exister ?… il s’agit donc d’engendrement qui ne rentre pas dans une analyse en termes de production ». On perçoit bien ici la vision partagée entre l’anthropologue et le sociologue.

Le territoire ne se réduit donc pas, selon Bruno Latour, à son périmètre géographique ni à son registre juridico- administratif. Les questions d’écologie (par exemple : la question des oiseaux migrateurs) ou de pandémie ont montré que le territoire doit être pensé au-delà du registre juridique et de ses seules dimensions locales et identitaires. Il propose, néanmoins, en s’appuyant sur deux expressions de Pierre Charbonnier, que « le monde dont nous vivons » (celui qui nous offre nos ressources au-delà de notre territoire juridique et qui n’a pas les mêmes droits – souvent un fantôme ou un point aveugle) et « le monde où nous vivons » (territoire légal) doivent coïncider un peu plus : la crise globale nous fait atterrir !

Penser le territoire comme terrain de vie nécessite alors de questionner ce dont nous dépendons, ce à quoi nous sommes attachés pour vivre. Et cela ne peut-être décrit que par « ceux qui sont sur place », à l’aide d’une « auto-description de recueil d’attachement » qui sont en quelques sortes des concernements, ce à quoi sont confrontés réellement les habitants des terrains de vie, dans la perspective d’exprimer des doléances, non comprises comme des revendications de type idéologique mais bien des demandes concrètes. « La question territoriale, conclut-il, revient sous des formes anthropologiques capitales » !

Ce détour par l’anthropologie donne à voir que les transitions, climatiques, écologiques, sanitaires, pour ne citer que celles-ci, questionnent au-delà des enjeux économiques et politiques notre rapport au monde qui mobilise inconsciemment notre imaginaire. En rappelant que « ce n’est pas la prospérité que cherche un peuple mais la maîtrise de son destin », Stéphane Rozès, qui interroge depuis plusieurs décennies, de par son activité d’expert en matière d’opinion publique, cet imaginaire des peuples et l’esprit des lieux portés par les territoires, en leur accordant donc à son tour le statut de sujet, entrevoit la difficile sortie du chaos actuel qu’il décrit par une recherche de mise en cohérence entre le réel et les dimensions de l’imaginaire.

Dans un entretien réalisé à la suite d’un hommage à Monique Castillo organisé par le CNFPT, il définit justement l’innovation, qui se présente sous la forme de l’émergence du nouveau, comme le fruit de cet alignement entre le réel et l’imaginaire. Il définit plus précisément ce dernier comme cette façon permanente et particulière d’être et de faire, notamment de chaque peuple, ou des habitants d’un territoire, à l’instar de la manifestation incarnée de l’esprit des lieux nantais, face à un réel mouvant. Toutefois, afin de ne pas s’inscrire dans la tentation d’une naturalisation, voire d’une essentialisation de l’imaginaire, le philosophe Cornélius Castoriadis invite à penser que cet imaginaire, qu’il nomme socio-historique, est toujours possiblement renversable et substituable. De plus cet imaginaire contenant et sur-déterminant se confronte à la singularité de l’imaginaire porté par chaque individu, constitué quant à lui par sa propre expérience de vie. Deux manifestations donc de l’imaginaire qui peuvent rentrer en conflictualité.

Le premier imaginaire, comme le stipule l’éminent juriste Alain Supiot, « est celui qui permet de faire société en projetant de celle-ci une représentation idéale, en lui dessinant un horizon. Il procède de ce que Bergson nomme la fonction fabulatrice de l’être humain qui l’arrache à la barbarie des purs rapports de force pour l’inscrire dans un ordre où sa vie acquiert du sens » C’est ainsi que l’imaginaire universaliste français nous conduit à cette expression d’étonnement très caractéristique, souligné par Montesquieu en ces termes : « Ah, ah, Monsieur est Persan, c’est une chose extraordinaire. Comment peut-on être Persan » ? (Cf. Alain Supiot).

Le second imaginaire fruit de l’imagination radicale de la psyché de l’être humain singulier est selon les termes de Cornélius Castoriadis, « complémentaire et irréductible à l’imaginaire socio-historique » précédemment décrit. L’évolution des pratiques humaines a donc pour condition de possibilité la transformation des imaginaires eux-mêmes dans leur multidimensionalité et leur singularité. De nouveaux comportements, tels que par exemple l’éco-citoyenneté, ne peuvent donc relever de la seule injonction prescrite en extériorité par autrui.

Presqu’ile de Quiberon. La presqu’île symbolise l’autonomie à la différence de l’île qui, quant à elle, représente l’imaginaire de l’indépendance et de l’altérité radicale. Par son isthme qui la rattache au continent, la presqu’île donne à voir et à vivre l’interdépendance qui rend possible l’inscription dans la coopération et l’engagement dans des communs. Nous pouvons faire l’hypothèse que la société de l’autonomie, de par son imaginaire portée par une liberté gravitationnelle, contribuera à faire émerger une riposte créative propice au dépassement des crises auxquelles l’humanité est confrontée dans son rapport au monde.

Les crises auxquelles nous nous confrontons, si nous les comprenons comme les manifestations du réel, sont donc des opportunités pour prendre conscience de la prévalence de nos imaginaires dans la conduite de nos actions et la mise en œuvre de nos politiques publiques, pour les questionner, voire les modifier en profondeur si notre agentivité (pouvoir d’agir) et surtout notre habitabilité sur terre l’exige, comme le suggère le dépassement du naturalisme destructeur dénoncé par les différents auteurs convoqués dans cette contribution et accepter ainsi que le monde soit pleinement reconnu comme indisponible, c’est-à-dire non à notre disposition! (Cf. Hartmut Rosa).

L’impuissance actuelle de l’humanité, confrontée aux défis du XXIème siècle, en matière notamment écologique et climatique, engage sa responsabilité pleine et entière afin de rendre possible un monde habitable pour les prochaines générations. La voie du dépassement de cet empêchement, espérons seulement momentané, demandera comme le suggère Alain Supiot de ne pas confondre la globalisation et la mondialisation.

Dans le prolongement des travaux de Pierre Legendre, il définit la première – la globalisation – comme étant « un avatar de l’universalisme en surplomb techno-théologique, qui associe l’essor sans précédent des techniques d’information et de communication avec la foi religieuse en un sens de l’histoire, dont le terme serait l’unification du monde par des forces combinées du numérique et d’un Marché devenu total. Cet imaginaire est anarcho-capitaliste ».

La mondialisation relèverait, selon lui, « d’un universalisme en creuset et non en surplomb, qui tiendrait compte de l’interdépendance croissante des nations, et verrait dans la diversité des langues et des imaginaires une ressource et non un obstacle pour établir entre elles des solidarités nouvelles. » La mondialisation ainsi comprise s’émanciperait de toute recherche d’uniformisation afin de laisser place à la culture de l’innovation, porteuse d’une véritable rupture instauratrice* et pourquoi pas d’une chaosmose** !

L’imaginaire à faire advenir sera alors celui d’une société de l’autonomie, chère à Cornélius Castoriadis, supplantant une société disciplinaire, qui se caractérise, selon Michel Foucault, par son esprit encore actuel de normalisation !

 

*Une rupture instauratrice, selon Michel De Certeau, est une nouvelle manière d’envisager le réel, une faille dans l’être ou encore une brèche au cœur d’un processus ayant conduit à une clôture à l’altérité caractérisant, notamment, les institutions stabilisées et devenues contre-productives.

**Une chaosmose, selon Guattari, est une proposition pour voir et faire les choses autrement, une invitation à la « mise en acte » processuelle d’une pensée transversale et disruptive favorisant l’émergence d’une subjectivité comme agencement collectif ou comme subjectivité individuée.

 

Quelques références

  1. Cornelius CASTORIADIS
    1. L’institution imaginaire de la société, Editions du Seuil
  2. Florence Giust DESPRAIRIES
    1. Figures de l’imaginaire contemporain, Editions des archives contemporaines
  3. Philippe DESCOLA
    1. Entretien à Reporterre
    2. Entretien Basta Média
  4. Bruno LATOUR
    1. Entretien des universités de l’innovation publique
    2. Où Atterrir, Editions de la découverte
  5. Hartmut ROSA
    1. Rendre le monde indisponible, Editions de la découverte
    2. Pédagogie de la résonnance, Editions du Pommier
  6. Stéphane ROZES
    1. Entretien au CNFPT portant sur l’imaginaire et l’innovation, à l’occasion de l’hommage à Monique Castillo
    2. Chaos, Editions du CERF
    3. L’imaginaire, soubassement du cours des choses, Revue politique et parlementaire, N° 1102 Les imaginaires, l’éternel retour.
    4. Conférence inaugurale du colloque : Respublica, généalogie et défis contemporains, ICP, 16 novembre 2022
  7. Alain SUPIOT
    1. La gouvernance par les nombres, Editions Fayard
    2. L’imaginaire juridique, représentations collectives, us et coutumes, Revue politique et parlementaire, N° 1102 Les imaginaires, l’éternel retour.
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3 Comments

  1. L’Homme s’est mis à penser, puis à philosopher, devenir intelligent, oubliant ce qu’il cherchait. Allant jusqu’à se perdre, Se reveillera-il-a temps pour se rendre compte qu’en ne conciderant pas « l’autre » il se maltraite, lui et se qui l’entoure.

  2. Pas seulement un texte limpide et fort, mais dans une vraie présentation ‘magistrale’ -dans tous les sens du mot- , à l’unisson avec son contenu: faite pour être partagée, dans tous les sens du mot, comme si elle ne faisait pas perdre, malgré tout, malgré le drame en cours, l’art du sourire!

  3. Quelle merveille cet article ! Quelle justesse ! Oui, il est nécessaire de conscientiser notre rapport au monde qui a fait de nous des prédaterurs sur la base d’une conception dualiste de notre rapport au monde. Nous avons cru, depuis quelques siècles, que nous pouvions exploiter ce que nous appelons « le monde », en nous situant dans une extériorité fantasmatique. Désormais, nous apprenons que ce que l’on fait « au monde » nous fait, car nous sommes faits du monde.

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