#12 Elena Scappaticci | Chroniquer la société qui vient

2 juillet 2022
39 mins de lecture

Elena Scappaticci est rédactrice en chef web d’Usbek & Rica, le média qui “explore le futur”.

Touche à tout, elle s’intéresse tout particulièrement aux questions liées au travail. Lorsqu’elle ne livre pas bataille à l’impérialisme des géants de la tech ou au bullshit marketing, Elena se consacre entièrement au repérage des signaux faibles qui font bouger la société.

Dans l’échange à suivre, elle nous livre quelques clés pour comprendre comment les nouvelles technologies, qu’il est de plus en plus difficile de distinguer de la magie, dessinent une nouvelle humanité.

Entretien enregistré le 7 juin 2022

Entretien enregistré le 7 juin 2022

Transcript de l’entretien

(Réalisé automatiquement par Ausha, adapté et amélioré avec amour par un humain)

Thomas Gauthier

Bonjour Elena.

Elena Scappaticci

Bonjour Thomas.

Thomas Gauthier

Alors ça y est, tu es face à l’oracle, tu vas pouvoir lui poser trois questions sur l’avenir. Par quelles questions souhaites-tu commencer ?

Elena Scappaticci

Alors moi, la question qui me préoccupe le plus, parce que j’ai toujours été passionnée par la… question sociale, ce serait le futur du contrat social français, qui reposait sur un socle qu’on a longtemps pensé intangible et qu’on analysait à partir de prismes tels que la sociologie, des déterminismes sociaux ou l’économie des rapports de production. Et on se rend compte aujourd’hui que ces logiciels sont plus ou moins inopérants pour analyser les nouvelles fractures française qui sont en train de considérablement fragiliser le corps social, la meilleure illustration de ça, ça a quand même été cette espèce d’élection présidentielle zombie avec des taux d’abstention records et un manque d’engouement pour la participation à ce qui est quand même censé être le cœur de la vie démocratique française tous les cinq ans.

Donc voilà, si j’avais une question à poser à l’oracle, ce serait ça. Et peut-être que je lui suggérerais aussi quelques pistes d’analyse pour tenter de surmonter les fractures sociales, les fractures géographiques, les fractures générationnelles, malheureusement les fractures ethniques qui en ce moment sont en train de démiéter le corps social et qui menacent le vivre ensemble en France.

Thomas Gauthier

Tu évoques plusieurs fractures qui sont à l’œuvre, que je ne vais pas reprendre maintenant. Est-ce que tu arrives à peut-être dater dans le temps, ou en tout cas repérer des processus qui seraient à l’œuvre depuis quelques années et qui amènent le contrat social à ce statut de vulnérabilité que tu as rappelé ?

Elena Scappaticci

Oui, bien sûr, bien sûr. Déjà, je pense que la tendance lourde, quand même, En ce moment, et on en parle assez peu, mais le dernier rapport de l’Observatoire des inégalités a montré quand même où on en était en France en termes de revenus, parce qu’il faut revenir à la base aussi, ce qui permet d’analyser une société et les rapports de domination à l’œuvre.

C’est comment est rémunérée la valeur travail, quel poids a la valeur travail par rapport au patrimoine. Et donc, il faut rappeler quand même que 50% des Français vivent aujourd’hui en 2022 à moins de 2 000 euros par mois.

Donc, est-ce qu’on peut considérer ça comme une vie décente ? Sachant que notre président de la République lui-même a affirmé que vivre décemment en France, c’était vivre avec 3 000 euros net.

Donc, ça, c’est la grande question. Et puis, dans le même temps, une enquête de France Info, il y a…

Il y a quelques mois, a révélé que 3,5% des maisonnages possédaient 50% du parc locatif français, ce qui est un chiffre assez monstrueux. Donc d’une part, ce qu’on observe depuis, je dirais, deux décennies, c’est le fait que la valeur travail, en réalité, est en train de perdre tout ce qui faisait d’elle une valeur. Ça veut dire que le travail n’est plus un objet de reconnaissance, de dignité. ni l’assurance de pouvoir vivre dignement.

Et que d’un autre côté, les inégalités de patrimoine, elles, elles ont explosé. 3,5% des ménages qui possèdent 50% du parc locatif français, c’est vertigineux. Et ça, les Français en sont parfaitement conscients.

Et donc, on est en train de revenir à une société d’héritiers. Enfin, c’est littéralement ce qui est en train de se passer, que peu de gens osent formuler parce que c’est un peu tabou dans un… dans un pays qui a fait la révolution française, mais c’est la tendance structurelle qu’on observe depuis 20 ans.

Et je pense que ce serait mépriser les Français de penser qu’ils ne sont pas conscients de ces deux évolutions structurelles qui se croisent et qui ne font qu’alimenter une spirale du ressentiment, de la colère au sein des classes populaires et même au sein des classes moyennes qui commencent à être… contaminés par cette logique de paupérisation croissante.

Thomas Gauthier

En plus de toutes les dynamiques à l’œuvre que tu as rappelées, évidemment la dynamique climatique et environnementale se rappelle à nous, pour ainsi dire, chaque jour. Les rapports du GIEC s’amoncèlent, et on comprend que derrière les efforts de transition qu’il va falloir fournir, il va falloir que ces efforts soient justement répartis entre les mieux lotis, entre les moins bien lotis.

Qu’est-ce que le changement climatique, qu’est-ce que l’adaptation à un nouveau régime planétaire vient perturber encore plus dans la fabrique du contrat social ? Comment tu vois les deux s’entrechoquer finalement ?

Elena Scappaticci

Toute la question, c’est qu’on est encore dans un logiciel de valeurs. Disons que pour une partie des classes, ce que montre très bien Jérôme Fourquet, c’est qu’on a un gros sujet de division des valeurs du côté de… de tout le socle électoral de la gauche traditionnelle.

D’un côté, on a une jeunesse urbaine très concernée par les enjeux climatiques et qui se dit prête sur le papier, je dis bien sur papier, à accepter, à intégrer la nécessité d’aller vers plus de sobriété, vers une forme de déconsommation, vers l’adoption de nouvelles formes de mobilité. Et de l’autre, on a toute une partie de l’électorat traditionnel de gauche qui, pour des raisons diverses et variées, que je ne vais pas répéter ici mais qui ont été longuement analysées, ont eu tendance à basculer en partie vers l’extrême droite, qui est encore sur un logiciel de valeurs où la dignité, la reconnaissance sociale passe en grande partie par la capacité à consommer, et notamment à consommer du neuf.

Et le problème est également à coller un certain idéal standard, je dirais, de la classe moyenne à s’en rapprocher, qui est l’idéal pavillonnaire et qui est aussi un rapport à la mobilité qui va être du coup nécessairement la possession d’une automobile, etc. Donc en fait, on a deux logiciels de valeurs qui s’affrontent au sein de l’électorat classique de la gauche. un logiciel du côté de la que j’appelle la jeunesse précaire mais diplômée des métropoles qui est en phase avec les enjeux climatiques qui en a parfaitement conscience qui est déjà en train de transformer dans les faits à son échelle, son mode de vie à défaut malheureusement de voir se concrétiser ses propres aspirations à un échelon plus élevé à l’échelon politique Merci.

Mais de l’autre, une très grande partie des classes populaires et des classes moyennes qui restent attachées à un logiciel de valeur du monde, de ce qu’on peut appeler le monde d’avant, et qui est encore totalement imprégné par l’imaginaire de la consommation et de la consommation du neuf, et par un logiciel extrêmement énergivore du pavillon individuel, avec piscine, avec possession de un ou plusieurs véhicules, etc. Donc de ce côté-là, je pense qu’il va y avoir un énorme travail transformation des imaginaires à faire.

Et en fait, tout l’enjeu, ça va être de rendre cet imaginaire de la sobriété désirable et porteur de valeurs positives. Parce que pour l’instant, on est vraiment dans le cliché de l’écologie punitive.

Et on n’arrive pas, et on n’arrive pas du tout à sortir de ce logiciel-là parce que même les élites et même le personnel politique au pouvoir est incapable de fournir des imaginaires positifs, performatifs, qui ne soient pas associés à la frustration, à la décroissance, le mot qui terrifie tout le monde. Voilà.

Et donc, pour le moment, en fait, pour le moment, en réalité, je pense que les classes moyennes et les classes populaires ont le sentiment que la problématique écologique contribue à alimenter une forme de privation symbolique des privilèges qu’elles se considèrent en droit de revendiquer.

Thomas Gauthier

Pour reboucler sur ton point de départ, l’avenir du contrat social. J’ai un petit peu réfléchi au sujet aussi, j’aimerais te soumettre quelques questions complémentaires avant qu’on retourne devant l’oracle pour lui poser une deuxième question.

Il me semble que, de tout temps, la capacité des élites, qu’elles soient publiques ou privées, à asseoir leur légitimité, repose sur la capacité de ces mêmes élites à fournir sans cesse à la population, aux administrés, si on parle des élites publiques, des services qui sont de plus en plus sophistiqués. on a cette cette grande accélération qu’on aurait vécue depuis le lendemain de la seconde guerre mondiale, avec des services sociétaux, qu’il s’agisse de mobilité, qu’il s’agisse de santé, d’éducation, d’énergie, qui ne font que s’accroître en complexité. Or, là on vient de se parler des règlements climatiques, on aurait pu parler aussi d’érosion de la biodiversité et tout ce qui va avec, ces services sociétaux, on a de la peine à imaginer qu’ils puissent continuer à croître en complexité.

Tu as évoqué le terme de sobriété, la difficulté à la rendre désirable. Quels peuvent être justement les mécanismes qu’on peut envisager mettre en œuvre pour cesser cette course à la complexification de la société qui, quelque part, s’accompagne aussi d’une augmentation des besoins en énergie, des matières premières et donc, quelque part, un épuisement encore plus accéléré de la planète ?

Comment est-ce que l’on sort de cette légitimation des élites qui passe par des services toujours plus sophistiqués rendus à la population ?

Elena Scappaticci

Déjà, les services toujours plus logistiqués, on pourrait s’interroger parce que… On voit que le socle des services publics est mis à mal en ce moment.

Ne serait-ce que l’accès aux urgences qui est littéralement menacé. C’est quand même la première fois depuis plusieurs décennies qu’on atteint une telle situation de crise.

Après, du coup, effectivement, il y a cet enjeu de plus de bien-être égal, nécessairement plus de complexification. et donc Un modèle toujours plus énergivore pour satisfaire toujours plus les citoyens. Alors, comment on décomplexifie ?

Comment on décide de cesser ça ? Je pense que c’est vraiment une transition dans le mindset de la fonction publique qui n’est pas du tout enclenchée encore.

On est toujours dans cette idée de… créer des structures qui viennent s’ajouter d’anciennes couches de structures, etc. Donc, pour l’instant, je ne suis pas très optimiste sur la transformation de ce logiciel parce qu’on a toujours fonctionné comme ça.

Il faudrait en fait revoir de fond en comble le maillage déjà, le maillage des infrastructures des institutions publiques et pour ça alors moi, la solution que j’appelle de mes voeux et qui est une des solutions envisagées par un des co-auteurs alors ça remonte très loin dans le temps du rapport Midos sur les limites de la croissance qui date de 1972 de Jorgen Randers et Jorgen Randers son discours justement sur la voie à suivre pour aller vers la décomplexification des services publics, c’est déjà de cesser de réfléchir à court terme. Alors le problème, c’est qu’en ce moment, on a un gouvernement qui est plutôt sur une logique court-termiste et c’est avoir la capacité déjà à sortir de cette logique court-termiste, de cette logique de gestion de l’urgence, qui est justement la meilleure option pour aller vers plus de complexification parce que dans l’urgence, On va créer de nouveaux conseils nationaux de je ne sais pas quoi, on va créer de nouveaux grenelles de je ne sais pas quoi, on va créer etc.

Pour donner le sentiment qu’on agit, on va aller vers une prolifération d’initiatives qui vont que dans le sens de la complexification, parce qu’en fait on ne s’y retrouve plus du tout. Et donc ce qu’il suggère, George R.

R. Anders, c’est vraiment de parvenir à sortir de ce tempo-là. on est vraiment dans une réflexion sur la temporalité de l’acte. politique de parvenir à sortir à se dégager de cette logique court-termiste et le seul moyen d’y parvenir pour lui c’est vraiment de créer dans chaque pays on raisonne même au delà de la france au delà de la france même si la france est particulièrement doué quand même pour la complexité administrative alors tu vas me dire c’est contradictoire parce qu’il demande de créer une structure donc ça ajoute de la complexité à la complexité mais quand même une petite assemblée qui serait entièrement dédié à la gestion du long terme.

Et il donne comme exemple le modèle de la Cour suprême américaine. Et ça serait en quelque sorte pour lui l’issue pour se dégager de… de l’emprise du présent en fait, de la gestion de l’urgence, et avoir cette espèce d’institution figée dans le marbre, au-delà des mandats présidentiels, pour instaurer de vraies réformes sur le temps long, et notamment restructurer totalement le maillage des institutions et des services publics.

Thomas Gauthier

Donc tu nous invites peut-être à relire ce que nous dit Randers sur le sujet et peut-être aussi au passage d’ailleurs en repasser par ce fameux rapport au club de Rome de 1972 qui fête cette année ses 50 ans.

Elena Scappaticci

Tout à fait, ouais. Ils avaient déjà vu juste, mais c’est juste que c’est assez triste de constater que Randers est le seul à rester un petit peu optimiste et à proposer des solutions parce que Midos lui a complètement abandonné l’affaire et considère qu’on est perdus. que tout aurait dû être fait bien avant et qu’au stade où on en est, de toute façon, on ne pourra pas enrayer la dynamique de réchauffement.

Donc, je conseille vivement aux auditeurs qui croient encore à l’avenir de lire Anders plutôt que Meadows.

Thomas Gauthier

Tu as maintenant une deuxième occasion de te présenter face à l’oracle, une deuxième question sur l’avenir. Qu’est-ce que tu souhaites lui demander désormais ?

Elena Scappaticci

Alors, il y a une question qui me fascine, c’est le futur de nos corps. Qu’est-ce qu’on va faire de notre corps à l’avenir ?

Parce que… En fait…

J’ai essayé, avant de préparer l’émission, j’ai essayé de considérer un petit peu qui j’étais avant Internet. Exercice très difficile parce que j’ai 30 ans, donc à partir de 13-14 ans, j’ai été une petite dame totalement immergée dans Internet.

Donc c’est très dur d’essayer de se remettre dans son moi d’avant l’Internet. C’est un sacré challenge.

Et de considérer ce que j’étais devenue après l’éruption d’Internet dans ma vie et à quel point, en fait, Internet, alors pas Internet en soi comme entité absolue, mais à quel point la manière dont Internet, à travers… à travers le développement des GAFAM, à travers le développement des applications, etc., avaient complètement bouleversé le rapport à notre propre corps. Et donc comme je suis amenée à explorer le futur, c’est quand même l’essence de mon métier, à travers mon travail de prospective pour Uzbek et Rika, j’observe de très près en ce moment ce qui se fait du côté du métaverse.

Alors le métaverse, c’est un peu le… C’est un peu le mot à la mode en ce moment, qui crée un appel d’air gigantesque chez toutes les marques qui ont peur de louper le coche, etc.

Mais vraiment, pour moi, le métaverse, c’est l’emblème un petit peu du scénario dystopique dans lequel on pourrait potentiellement plonger, à savoir, en gros, la radicalisation du mécanisme de désincarnation. qui a l’oeuvre depuis la naissance d’internet avec l’idée qu’on pourrait être cet avatar qui batifole dans des centrales andes en étant convoqué à participer à une vaste messe de la société de consommation en achetant tout et n’importe quoi et puis de basculer d’un concert vers… un stand Louis Vuitton ou Balenciaga pour s’acheter le dernier sac à la mode, puis participer ensuite à un cours de fitness, et puis aller draguer un autre avatar, toujours en réalité virtuelle, etc. Pour moi, le métaverse, c’est un petit peu l’aboutissement ultime du monde sans friction qu’ont dessiné avec un génie incontestable Amazon, Uber, les applications de rencontres Tinder.

C’est vraiment l’apologie de la société, du confort et de l’immédiateté. Mais c’est une apologie qui est totalement dystopique, évidemment, parce que potentiellement, en fait, toute ma vie pourrait, si le métaverse trouve son aboutissement, toute ma vie pourrait… pourrait s’effectuer dedans et il me suffirait de rester dans mon canapé toute la journée et mon rapport à la réalité dans sa matérialité la plus brute n’existerait plus en réalité je pourrais être cet avatar qui déambule dans un paysage merveilleux à la Disneyland où tout est facilité, où les conflits sont effacés Tout est mis au service de nos pulsions d’achat, de fun, de divertissement.

Voilà, donc en ce moment, je suis un peu fascinée par ça. Je me dis, j’ai vu ce que des sociétés comme Amazon avaient pu faire dans mon rapport à…

Aller fort, mais aller fort mais de manière très triviale, ça veut dire que pendant très longtemps, avant de déconseiller un petit peu tout ce qu’il y avait derrière le système Amazon, je trouvais ça miraculeux. Depuis j’ai développé un esprit critique, heureusement, mais je trouvais ça miraculeux, parce que je suis une fan de littérature, de pouvoir trouver un livre quasiment introuvable dans les librairies de Paris et de le recevoir le lendemain comme ça. il y avait cette espèce de de mirage, de l’immédiateté, de la facilité.

Évidemment, derrière, quand on creuse, c’est des conditions de travail dignes du XIXe siècle, c’est une logistique monstrueuse avec un impact écologique monstrueux, etc. Mais tout a été fait depuis 20 ans pour qu’on baigne dans cette illusion, alors pour les plus privilégiés, évidemment, je parle des plus privilégiés, du confort, de l’immédiateté et surtout du… de la moindre mobilisation de son corps.

Et là, je vois arriver le métaverse, et je me dis, mais après tout, on est prêt pour le métaverse. On nous a préparé soigneusement au métaverse.

On nous a appris qu’on n’avait même plus besoin de descendre en bas de ses chez-soi pour aller chercher son perrier et son sopalin. On nous a appris que oui, en 24 heures, c’était tout à fait envisageable de recevoir une édition limitée de tel tome de La Recherche du Temps Perdu. et du coup On nous a appris également à ramener l’autre à travers les applications de rencontres, à cette espèce de vignette pixelisée qu’on peut éjecter d’un geste du pouce. donc ouais en fait La grande question que j’aurais envie de poser à l’oracle, c’est, ok, on est prêt pour le métaverse, est-ce qu’on va y aller ?

Ou est-ce qu’il va y avoir un dernier rempart moral, éthique qui va faire que… on va quand même résister, on ne va pas plonger.

Thomas Gauthier

Qu’est-ce qu’il y a autour de nous comme signe d’espérance, justement ? Qu’est-ce qu’il y a comme mouvement de résistance ?

Qu’est-ce qu’il y a comme discours ? Qu’est-ce qu’il y a comme manière de s’organiser qui te laisse néanmoins espérer que ce métaverse qui paraît un peu totalisant, qui paraît incontournable, qui paraît prédéterminé, n’adviendra peut-être pas dans toute l’étendue que peuvent en souhaiter ces fondateurs ?

Elena Scappaticci

Et bah c’est une bonne question. Un petit signe d’espoir tout bête, tu vois, c’est…

Je sais pas si t’es allé le voir, le film de Cédric Clapiche, encore. En gros, le scénario, c’est une jeune danseuse qui est blessée et qui était promise un avenir incroyable à l’Opéra de Paris, qui allait devenir étoile.

Et son monde s’effondre du jour au lendemain à cause de sa blessure. Et en fait, c’est par la danse et par la réappropriation de son corps, par le rapport au corps des autres aussi, par la danse, la chorégraphie, etc., qu’elle va entamer un long parcours. de résilience et guérir de sa dépression et le film ça a été un carton absolu en france des millions d’entrées et je pense que ça dit quelque chose une forme de résistance inconsciente une sorte de je sais pas de d’un variant anthropologique qui fait que malgré tout on a envie de résister à cette désincarnation qu’on nous propose on a envie quand même surtout que là on sort de… de deux ans pandémie et on j’espère qu’il ya encore ce souci complet presque tu vois cette forme d’un variant qui fait que on a on a encore envie de faire corps ensemble, littéralement, tu vois, de danser ensemble, de prendre des coups ensemble, de boire des coups ensemble, pardon, de boire des coups ensemble, juste de se reconnecter au réel, quoi.

Je pense qu’après le confinement, le confinement et les deux ans qu’on a traversés ont poussé à un extrême assez dingue, cette logique de désincarnation. de m’aimer. mais j’ai le sentiment que là, il y a quand même une volonté de se réencliner dans la réalité. Je pense que les gens sentent au fond d’eux que fondamentalement, la marche qu’on a prise depuis 20 ans…

Avec Uber, avec Amazon, avec les applis de rencontre, toute cette virtualisation de notre quotidien n’est pas naturelle. C’est quelque chose qu’on nous a imposé.

Et on le voit parce que les chiffres, au final, de la popularité du métaverse auprès des jeunes, ils sont très faibles. Les jeunes n’en ont pas envie, en fait.

Alors, ils sont en train de nous imposer ça comme un truc cool, mais comme ils ont pu imposer l’idée que… Que réduire des individus à des images pixelisées sur Twitter, sur Tinder, c’est un truc cool au service de la libération sexuelle des femmes, alors qu’évidemment que pas du tout.

Et comme ils ont pu nous faire considérer que c’était cool que chacun ait son chauffeur à dispo en deux minutes pour aller aux quatre coins de la ville, alors que non, pas du tout en fait. Comme dirait Blanche Gardin, à quel moment on est devenu assez mégalomaniac pour croire qu’on avait le droit à un chauffeur privé dispo. 24h sur 24 pour nous amener aux quatre coins d’une ville et je sais pas peut-être qu’au final le métaverse en étant l’espèce de déclination ultime et totalement dystopique de tout ce mouvement frictionless, donc sans friction qui a été enclenché avec génie par les rois de la tech et de la Silicon Valley en étant trop extrême va peut-être créer un réveil, une forme de Merci. sursaut de conscience de « ok, non, ça va plus » .

On ne peut pas continuer comme ça, en fait. On ne peut pas continuer à commander des services à des domestiques complètement invisibilisés, payés au lance-pierre, souvent sans papier, pour vivre dans un confort qui se fait au prix de la violation de tous les droits fondamentaux et d’une empreinte écologique en plus construite.

Tu vois ce que je veux dire ? C’est comme si…

C’est comme si les géants de la tech, en fait, en conceptualisant le métaverse, c’était aller trop loin et que ça allait se retourner contre eux, en mode « Ok, les gars, on vous a laissé faire vos trucs, vous avez complètement transformé notre rapport au confort, etc. pendant des années, mais là, vous allez trop loin avec le métaverse et on va le rejeter et on va peut-être essayer de réapprendre à vivre comme avant la fonction achat en un clic d’Amazon. » C’est ce que j’espère.

Thomas Gauthier

Ce qui paraît assez difficile dans la transition que tu appelles de tes voeux, me semble-t-il, c’est de l’opérer dans un temps finalement très court, compte tenu d’autres phénomènes et d’autres processus qui ont lieu dans l’environnement et qui appellent eux-mêmes des sursauts, qui appellent des révolutions anthropologiques, pourquoi pas extrêmement rapides. Peut-être que pour conclure cette exploration des futurs ensembles, je te propose un dernier tour devant l’oracle.

C’est ta dernière… Question, qu’est-ce que tu veux lui demander désormais ?

Elena Scappaticci

Alors il y avait le futur pour la Terre, mais on l’a déjà évoqué, parce que de toute façon c’est étroitement lié au futur de notre corps, c’est étroitement lié au futur du corps social aussi. Tu vois que je suis un petit peu obsédée par l’idée du corps, que ce soit métaphorique avec le corps social, ou littéral avec le corps en action dans le réel, ou justement complètement désincarné.

Et en fait je pense que les deux sont totalement liés, parce qu’en fait… Je pense que tu ne peux pas faire corps social avec la révolution anthropologique qu’on vit actuellement, qui au contraire est justement en virtualisant toutes nos interactions et au service d’une fragmentation, d’un éparpillement des individus comme on a rarement vu en fait.

Peut-être parler du futur de l’amour. Tiens, le futur de l’amour.

Parce qu’en plus le dernier numéro d’Uzbek c’est l’amour. la future grande utopie politique. Et c’est pareil, je me posais énormément de questions sur l’amour.

Là, je suis en train d’écrire un essai sur la question de l’amour parce que, encore une fois, moi, je fais partie de cette génération un peu bizarre de trentenaires qui ont vécu l’avant et l’après application de rencontres. Parce qu’en gros, Tinder a débarqué dans nos vies quand moi, je devais avoir 24-25 ans.

Et donc, j’ai vu l’avant, l’après. Et j’en reviens toujours à cette question du corps, parce que pour moi, c’est vraiment la révolution anthropologique majeure.

Mais en fait, à partir du moment où vraiment on a accepté d’avoir ce pouce, ce pouce maléfique, moi je l’appelle le pouce maléfique, maintenant. Parce que je me rends compte maintenant de ce que j’ai perdu en éthique en activant ce pouce sur les applis de rencontre pour swiper des inconnus à gauche et donc les évacuer du champ de la désirabilité.

Je pense que tu sais, le philosophe Théodore Adorno, il parle de mutilation de l’âme. Et je pense vraiment que les applications de rencontre, D’une certaine façon, pour tous ceux qui sont allés dessus, il y a eu ce truc de…

C’est comme si on avait perdu un petit peu de notre âme au passage. Un peu comme Voldemort dans Harry Potter, pour prendre une autre métaphore, qui divise son âme en plusieurs segments.

On le sentait plus ou moins, on n’en était pas encore conscients. Mais à partir du moment où on a accepté que les individus puissent être des vignettes pixelisées… totalement désincarnés réduits à leur pure apparence sans corporealité sans qu’on leur donne même la chance de s’exprimer ou quoi que ce soit parce que tinder c’est vraiment l’évacuation d’une image ou son basculement vers ce que j’appelle le champ du désirable je pense qu’on a perdu beaucoup de notre sens de la dignité au passage quoi et je pense que La bonne nouvelle, je pense que c’est que les applis de rencontre sont allées trop loin dans cette logique.

Un peu comme le métaverse avec les barques et les GAFAM. Je pense que les applications de rencontre, d’une certaine manière, elles en sont arrivées à un tel point déjà d’infantilisation de leurs utilisateurs.

Parce que quand tu vas là-dessus, tu as l’impression qu’ils te font régresser à l’âge de 5 ans. Tu as même une appli qui s’appelle Fritz. une appli où tu mets les mecs dans des caddies, tu ne peux pas faire plus infantilisant et ridicule que les modes d’interaction sur les applications rencontres.

Je pense qu’elles sont allées tellement loin d’une certaine manière dans cette logique de marchandisation de la rencontre amoureuse que ça aussi, ça va se retourner contre elles. Il y a un moment où les gens vont avoir marre.

Enfin, je le souhaite en tout cas. En tout cas, moi j’ai arrêté de les utiliser, mais on pourra en parler plus tard.

Parce que j’ai été vraiment cette génération qui a été complètement aspirée par Amazon, par Uber, par Tinder. Et du coup qui a été complètement transformée anthropologiquement par tout ce qui impliquait ces applications.

Et là, j’entre dans l’âge de la déconstruction à 30 ans, après les avoir utilisées, tous ces services, pendant 5 ans. Et alors déjà, tu te rends compte que tu es devenu addict.

Et que du coup, il y a tout un mécanisme d’addiction à déconstruire aussi. Puis tu te rends compte de ce que tu as été moralement.

Moralement, tu ne te sens pas très très fier de toi.

Thomas Gauthier

Partageant la façon dont tu as utilisé ces applis et la façon dont tu cherches à déconstruire ton rapport à ces applis, tu fais un petit peu avance rapide dans notre échange. On reviendra, je pense, sur toutes ces… pratiques que tu as déconstruites, que tu analyses, sur lesquelles tu écris également.

Tu viens de nous parler d’un projet d’essai sur l’amour. Là, on a beaucoup parlé d’avenir ensemble.

J’aimerais te proposer, si tu le veux bien, qu’on regarde un petit instant dans le rétroviseur. Est-ce que tu peux nous ramener de l’histoire, disons, trois événements que tu juges importants pour comprendre le présent et peut-être aussi pour se projeter vers l’avenir ?

Elena Scappaticci

Oui, bien sûr. Alors, le premier, j’en ai trois.

En gros, ils ont dix ans d’écart, chacun. Et chacun… chacun signale une mutation anthropologique que je juge considérable.

Alors, la première date que j’ai choisie, c’est 2001. Parce qu’en 2001, Thomas, je ne sais pas si tu t’en souviens, mais c’est le lancement de Love Story en France.

Love Story, c’est la première émission de télé-réalité lancée en France. Et Love Story, c’est quand même un concept fabuleux quand on y réfléchit à posteriori, parce que Love Story, c’est littéralement… enfermer des nobodes, des personnes absolument inconnues dans une maison et dire à l’ensemble de la Terre, enfin de la France en l’occurrence, mais bon le concept a été dupliqué partout dans le monde, que ces gens-là, qui n’ont jamais rien fait d’exceptionnel de leur vie, ils n’ont pas gagné un prix Nobel, ils n’ont pas fait de l’humanitaire, ils sont… enfin bref. vraiment des nobodes, sont dignes d’intérêt.

Et en fait, on va dire au public que ce qui est désirable, c’est d’observer 24h sur 24 ces gens dans la maison, en train de faire leur life, quoi. Mais une vie qui n’a aucun intérêt.

Aucun intérêt au sens où c’est une vie normale, quoi. Et ce sont des gens normaux.

Et alors, pourquoi je trouve ça intéressant ? Parce que pour moi, alors déjà, c’est le déclenchement du phénomène télé-réalité qui va exploser, etc.

Mais surtout… Love Story, pour moi, c’est vraiment le début.

Love Story a ouvert la boîte de Pandore, si tu veux, qui a conduit à Facebook. Parce que Love Story, c’est te dire tu n’as jamais rien fait de ta vie, t’es normale et tout, et pourtant, tu mérites de capter l’attention de millions de personnes.

Love Story, c’est vraiment le début de l’inflation narcissique de tout le monde. Et en fait, pour moi, Facebook, c’est juste la continuation, si tu veux, de Love Story.

Parce qu’après, il y a eu Facebook, du coup. Alors, Facebook, parlons-en.

Facebook c’est littéralement, enfin Mark Zuckerberg il l’a super bien compris quoi C’est genre on va capitaliser sur ton besoin de te comparer aux autres On va capitaliser sur toutes les pires pulsions narcissiques que t’as en toi Pour que tu te mettes à dire que ouais c’est intéressant en fait de raconter ta life tous les jours Même si t’as la life la plus ordinaire de la terre Et qu’en plus tu vas poster des photos de toi et puis tu vas vouloir ramener du like compulsivement et tout Et en fait, Zuckerberg, il crée Facebook quelques années après que la télé-réalité explose. Mais une certaine forme de télé-réalité, attention, c’est vraiment l’idée de n’importe qui peut devenir célèbre pour aucune raison.

C’est ça qui est intéressant dans leur story. Il n’y a aucune raison pour qu’une meuf comme Loana ou comme je ne sais plus comment il s’appelait, Lo de la Jean-Edouard, mérite notre attention à la base.

Enfin, d’un point de vue purement rationnel, franchement… Il n’y avait aucune raison pour ça, mais le fait est que des millions de Français se sont passionnés pour les aventures de Loana et Jean-Edouard.

Et tout ça pour dire que Zuckerberg, il a parfaitement saisi ça, et qu’on est passé de la télé-réalité au monde dans lequel on est maintenant, où c’est l’obsession de la mise en scène de soi permanente, avec l’idée en plus vraiment ancrée en nous, et ça c’est aussi un truc que j’ai dû déconstruire moi, vraiment, avec l’idée ancrée en nous que les gens vont penser que c’est intéressant. alors que non, en fait, ta vie n’est pas nécessairement intéressante et ta vie n’a pas nécessairement à être montrée à la face du monde. Et voilà, et les gens vont se mettre à faire ça.

Et donc, Facebook, c’est le début de la machine infernale. Et puis après, je ne te parle même pas d’Instagram, Snapchat, TikTok maintenant, voilà.

Mais pour moi, c’est le début, si tu veux, de… Ouais, Love Story, c’est vraiment le début de cette espèce de… de… d’extra… croissance narcissique qui s’est greffée à notre cerveau.

Thomas Gauthier

Et est-ce qu’on pourrait en faire autre chose de cette excroissance narcissique dont tu parles ? J’aime beaucoup l’expression.

Pour l’instant, on en fait finalement quelque chose de pas vraiment utile, ni pour notre espèce, ni pour notre planète, mais est-ce que cette excroissance narcissique, elle pourrait servir de moteur à autre chose ? Est-ce que il y aurait d’autres manières de nous motiver, de nous galvaniser ? en utilisant finalement ce produit de l’évolution que nous sommes les uns et les autres.

On a quand même un cerveau entre les oreilles qui résulte de dizaines de milliers d’années d’évolution qui nous prédispose justement à être narcissique. Est-ce que le narcissisme, c’est nécessairement quelque chose qui ne nous amène nulle part ?

Elena Scappaticci

Non, pas nécessairement, parce qu’il y a des gens très narcissiques qui sont dans l’autobranding permanent, mais au service de bonnes causes. On pourrait dire ça, d’une certaine manière.

Je ne vais pas faire du name dropping, mais le militantisme de gauche vit aussi grâce à beaucoup de personnes qui savent très très avilement manier l’autobranding pour défendre des causes traînables, notamment l’urgence climatique, le fait qu’on soit heureux. entrer dans une société d’héritiers dans le pays qui a fait la révolution française. Donc, d’une certaine manière, il y a aussi des biais positifs à ce narcissisme compulsif.

C’est le fait que certains le mettent au service d’idées, mais c’est une minorité quand même.

Thomas Gauthier

Donc là, tu as commencé le voyage dans l’histoire avec Love Story, avec le début de la télé-réalité. Je ne sais pas si tu considères que Facebook, c’est ton deuxième événement, mais quoi qu’il arrive, qu’est-ce que tu veux nous ramener d’autre de l’histoire ?

Elena Scappaticci

Quoi qu’il arrive, Facebook est un événement. Alors, le second événement, j’y ai pensé en lisant Gia Tolentino, je ne sais pas si tu vois qui c’est.

Elle est présentée un peu de façon, bon, c’est aussi du marketing de libraire, mais comme une sorte de Joan Didion. des réseaux sociaux, tu vois, genre, c’est une star du journalisme outre-Atlantique. Et donc, le second événement, j’y ai pensé grâce à elle, parce qu’en gros, elle a listé dans un chapitre de son bouquin qui s’appelle « Jeu de miroir » , qui est génial, la liste des plus grosses escroqueries dont avaient été victimes ma génération.

La génération, du coup, qui avait 13-14 ans avec l’arrivée d’Internet, qui ensuite a eu… a eu 20 ans à l’arrivée du plus gros escroc de ces dernières années à mon sens, un certain Travis Kalanick. Et donc c’est pour ça que la seconde date que j’ai choisie c’est 2011, parce que 2011 c’est la date de l’arrivée d’Uber en France.

Et alors Uber quand même, il faut se souvenir de ce que ça a été dans les mentalités à l’époque. A l’époque, Uber…

C’était le symbole, même en France, parce qu’on était dans le mood, on commençait déjà à avoir les premiers, les prémices de l’esprit Startup Nation, où c’était présenté comme une sorte de business model, de business model emblématique de tout ce qu’il fallait faire en termes de disruption, d’innovation, etc. Alors que Uber, fondamentalement, c’était quand même du détournement de réglementation.

Uber, à la base, pose sur de l’escroquerie en bande organisée. Et on l’a oublié parce que derrière, il y avait toutes ces valeurs associées à la réussite à l’américaine, la réinvention de soi, l’ascension fulgurante de son fondateur, Travis Kalanick.

Alors que Uber, c’était vraiment le viol de toutes les réglementations existantes dans tous les pays sur la régulation des transports et notamment du coup. ou des taxis. C’était…

C’était… Enfin, ce type était un bandit.

Je ne sais pas si tu as vu, il y a la série qui sort en ce moment sur l’histoire du fondateur. Mais c’est…

Enfin, tu as l’impression de regarder un film de mafieux, genre les Affranchis de Scorsese, quoi, quand tu vois les… Quand tu vois les méthodes du beurre, c’était vraiment être financé par du capital risque par millions. pour pouvoir faire baisser artificiellement les chiffres des commissions de ces chauffeurs, pour pouvoir s’emparer du coup des marchés des plus grandes villes des États-Unis, puis d’Europe au détriment des taxis.

C’était aller contre les mairies d’à peu près toutes les villes des grandes villes internationales, etc. Mais pourtant, à l’époque, moi dans mon mindset de l’époque en 2011, Uber, c’était vraiment un symbole du génie disruptif, tu vois.

C’était… Ouais, c’était un symbole du génie entrepreneurial, machin.

Encore un truc que j’ai dû déconstruire, du coup, parce que dès que tu fouilles, voilà, c’est ce que je te dis, c’est la grande escroquerie dont ont été victimes les millennials, quand même. Et pour moi, il est le symbole, en fait, de tous ces grands escrocs.

Jeff Bezos, c’est pareil. Je le mets dans la même liste, qui, en fait, ont complètement glamourisé ce qui était de l’escroquerie pour devenir… des titans mondiaux, alors que leur modèle repose quand même sur le viol des droits sociaux les plus fondamentaux, le délit d’initié, le viol des réglementations locales.

Mais à l’époque, on se souvient de Macron qui disait que Uber allait sauver les chômeurs des banlieues. On se souvient de toutes les valeurs hyper positives. qui étaient associés à des boîtes comme Uber.

Et pour moi, c’est hyper révélateur aussi d’un changement d’époque, le fait qu’on ne voit plus du tout ça de cette manière. Mais ça aussi, c’est un signe d’espoir.

Thomas Gauthier

Il te reste une troisième opportunité de regarder dans le rétroviseur. Qu’est-ce que tu veux nous ramener de l’histoire, s’il te plaît ?

Elena Scappaticci

Là, c’est l’histoire récente, mais franchement, je ne pouvais pas y couper. C’est mars 2020.

Mars 2020, parce que c’est le premier mois du premier confinement. Et Dieu sait que du coup, il y a…

Beaucoup, beaucoup, beaucoup de bouleversements qui ont été accélérés, voire des mutations anthropologiques qui ont été radicalisées au moment de ce confinement. Mais après, il faudrait les lister, mais c’est infini.

Je pense que dans la tentation de l’isolement, du repli sur la sphère la plus intime, l’échelon le plus petit, de la cohésion sociale, à savoir l’échelon familial. Je pense que le confinement a radicalisé cette tendance-là.

Le côté société du cocon, quoi. Contre…

Cette espèce de tendance au repli sur soi, cette volonté de paramétrer un safe space qui serait protégé des menaces extérieures. Je pense que ça a radicalisé aussi l’obsession sécuritaire du pays, ça c’est certain.

Je pense que ça a radicalisé aussi le ras-le-bol général par rapport à… la survivance de valeurs absurdes dans le monde du travail, type présentéisme, obsession des horaires, etc. À tout point de vue, ouais, mars 2020, ça a été très très important. Mais c’est bon, c’est banal de le dire, mais en fait, je ne voyais pas comment échapper à cette date-là.

Pour moi, elle est fondamentale.

Thomas Gauthier

À travers à la fois les questions que tu as posées à l’oracle et puis là, les événements que tu nous ramènes de l’histoire, j’ai l’impression qu’en creux, tu poses plusieurs questions autour de la notion de sens que l’on construit individuellement, que l’on construit collectivement dans la société. Alors ce sens, il a été sûrement longtemps dans notre histoire porté, véhiculé, intermédié par les églises de tout genre.

C’était un sens quelque part spirituel. Le sens que l’on trouvait dans la vie sur Terre s’établissait notamment parce que nous allions avoir une vie de grande qualité une fois que nous aurions quitté la Terre. on pouvait… probablement accepter que le quotidien ne soit pas si radieux puisqu’il y aurait un après quotidien.

Puis après, pendant de longues décennies, le consumérisme nous a largement nourris, nous a largement structurés. Qu’est-ce qu’il peut y avoir après cette recherche de sens et cette construction de sens via la spiritualité, puis via le consumérisme ?

Qu’est-ce qui pourrait demain finalement servir de fabrique de sens, ou qu’est-ce qui est déjà dans les interstices du présent et qui préfigure peut-être des nouvelles, parce qu’elles seront sûrement plurielles, fabrique de sens ?

Elena Scappaticci

Alors ce que je vois, moi, parce que c’est la question qui me passionne, c’est vraiment où basculent nos valeurs et dans quel type de système de valeurs on juge digne pour orienter notre vie dans un monde effectivement où… Le consumérisme, alors je pense que le consumérisme, Thomas, reste encore extrêmement puissant.

Contrairement aux idées assues, je pense que la logique, l’attachement aux marques est encore très fort. C’est ce que je vois en observant les jeunes générations, je veux dire, l’obsession pour la dernière ligne de sneakers de telle marque ou les millions de vues du dernier défilé Balenciaga, je ne sais pas.

Je pense que vraiment, on a tort de croire qu’on est dans une logique de sortie du modèle consumériste. Ce n’est pas du tout ce que j’observe quand j’étudie le comportement des jeunes générations.

Tu as vu passer ce chiffre complètement dingue de Shine, la marque chinoise de prêt-à-porter low-cost, qui serait responsable à elle seule. Shine, c’est genre pire qu’H&M.

En termes de droit à une main, on ne veut même pas savoir comment ils sont fabriqués les vêtements, on ne veut même pas essayer d’imaginer tellement ça doit être abominable. Mais c’est vraiment le low cost du prêt d’apporter et Shine, c’est responsable de 20% des émissions de gaz à effet de serre des adolescentes françaises. 20%.

Donc on nous dit, ouais, le consumérisme est mort et tout, mais je suis là genre, attendez un petit peu. Il y a ce qu’on voudrait, à savoir, oui, le consumérisme et les valeurs qui sont associées, c’est périmé.

Et puis tu as la réalité. Et la réalité, c’est quand même une emprise des marques dans l’imaginaire des gens qui est encore gigantesque.

Donc ça, c’est une première chose que je constate et qu’il ne faut surtout pas négliger parce que ça, ça va être un gros, gros truc à déconstruire dans les années à venir. On n’a pas le choix.

Et ensuite, ce que je constate aussi, parce que je suis passionnée par les questions de où se déporte la spiritualité. où se déportent les croyances, et notamment les croyances type catholicisme, etc., c’est qu’en gros, la tendance actuelle, c’est plutôt de faire une sorte de spiritualité à la carte. C’est-à-dire que chez les jeunes générations, ce qu’on observe, c’est que la spiritualité, contrairement à ce qu’on pourrait penser, elle est très très forte.

C’est juste qu’ils s’en foutent complètement du catholicisme, de l’islam, du judaïsme, etc., des religions monolithiques, des… ouais, des… des religieux en général. Et ils vont puiser un peu en fonction de leur vibe, de leur mood du moment dans l’astro.

Alors l’astro, carton énorme, l’astro. Ils vont puiser dans l’astro, ils vont aller puiser dans la philosophie wicca.

Les wiccas, je ne sais pas si tu vois ce que c’est. Les wiccas, c’est toute une philosophie associée aux sorcières.

Donc ça, ça cartonne aussi, la philosophie wicca. Plein de formes d’ésotérisme, il y a un gros retour du New Age aussi.

Et en fait ce qu’on… Chaque individu constitue une sorte de pot pourri idéologique, à partir de tendances qu’il trouve cool.

Il va puiser dans chacun ce qu’il juge le plus utile pour l’aider à orienter plus ou moins sa vie, l’aider à trouver un chemin directeur dans sa vie. Donc c’est vraiment ultra individualisé et très hétéroclite.

C’est ce que j’observe en tout cas. Donc il n’y a pas de récit commun.

Pour l’instant, on est très loin du récit commun. Pour l’instant, je pense que c’est très mal barré.

La tendance, c’est plutôt à une infinie… En fait, c’est vraiment la prolifération de tendances spirituelles, New Age, ésotériques, etc.

Et puis, chaque individu, à son échelon, s’en empare pour construire son propre logiciel de valeur. Mais alors, toutes les valeurs traditionnelles, c’est fini, quoi.

Et le plus inquiétant, enfin, moi, je pense que le plus inquiétant, c’est qu’il y a une méconnaissance profonde chez les jeunes générations, justement, des valeurs qui sont attachées au modèle républicain, quoi. À une époque, il y avait quand même une forme de sacralisation du modèle républicain, tu vois. J’ai été élevée par un grand-père instituteur de la République, donc…

Autant te dire que moi, j’ai été bercée par ça. Et ça, ça a complètement disparu.

Ce n’est plus le sujet du tout. En tout cas, ce n’est pas le logiciel de valeur prioritaire.

Thomas Gauthier

On va basculer sur la troisième et dernière question de cet échange. On va revenir au temps présent après s’être préoccupé des futurs et s’être préoccupé des passés.

Est-ce que tu peux nous raconter un tout petit peu, Elena, comment est-ce que toi, tu l’as déjà fait en nous parlant de déconstruction d’ailleurs, ou bien en nous parlant de ton travail de rédactrice en chef web chez Uzbek Erika, comment est-ce que tu pratiques au quotidien l’accord entre actes et paroles ? Comment est-ce que tu penses ta vie ?

Comment tu vis ta pensée ? Ça se passe comment le quotidien d’Elena Skapatitchi ?

Elena Scappaticci

Je l’ai déjà évoqué, c’est très compliqué en fait. Alors, j’aime pas utiliser des termes un peu…

Parce que c’est une vraie maladie, la schizophrénie. Donc, c’est pas un terme qu’il faut utiliser à la légère.

Mais je pense qu’on est tous plus ou moins schizophrènes chacun à notre échelle. Ça veut dire que c’est ce que j’évoquais. C’est que moi, je suis en train de déconstruire mon rapport à ce confort inouï que nous ont apporté Amazon, Uber, même Tinder.

Quand on dit Tinder, pour se caler un date, on n’a jamais fait mieux dans l’histoire de l’humanité. Ça peut se régler en trois clics, mais après c’est terrifiant aussi du coup, d’une certaine manière. Et en fait, on se rend compte des mécanismes de résistance, parce que j’ai 30 ans, donc ça fait plus ou moins 10 ans que je vis avec la possibilité… d’avoir recours à ces services qui nous font bénéficier d’un confort absolu quand on est du bon côté de la pyramide sociale, j’ai envie de te dire.

Et rien n’est fait en plus, vraiment rien n’est fait pour nous faire comprendre sur quel modèle social, quelle valeur et quelle chaîne logistique reposent ces services qui nous fournissent un confort inouï. Donc tout est fait pour qu’on y ait recours.

Je compare souvent ça, tu sais, quand on était gamin. Moi, je sais qu’en tout cas, moi, c’était le cas.

Je voyais les tranches de jambon dans les sacs complètement plastifiés et tout, dans les supermarchés. Et en fait, quand j’étais gamine, j’étais incapable d’associer ça à des porcs vivants, élevés, en élevage, etc.

C’est exactement, et c’est ce qui nous a poussés tous à consommer frénétiquement de la viande plastifiée pendant des années parce qu’on n’avait pas du tout conscience. Tout était fait pour invisibiliser. l’animal qui était derrière, sa souffrance, les conditions d’élevage atroces, etc.

Tout était fait pour nous faire oublier l’animal dans la mise en scène dans les supermarchés. Là, c’est exactement la même chose.

Ils ont tout fait pour qu’à aucun moment, on puisse se poser la question de… En fait, qu’est-ce qu’il y a derrière ?

C’est un peu la… Amazon, vraiment, la fonction d’un clic, je reviens toujours à ça, parce que c’est génial comme invention.

Parce que c’est vraiment… la baguette magique d’Harry Potter. C’est-à-dire que tu cliques et ça efface absolument tous les processus de friction avec le réel habituel.

Et du coup, ils nous ont rendu addicts, ça c’est sûr. Donc, maintenant, la tâche des journalistes, c’est à la fois de se rendre compte qu’eux-mêmes sont addicts à ces services.

Il y a l’étape de la prise de conscience. Moi, c’est arrivé, genre…

Bon, c’est arrivé quand même assez vite, mais parce que j’ai toujours été passionnée par les enjeux sociaux. Donc, évidemment, dès que tu creuses un peu le modèle social derrière Amazon, bon, ben, ça te vaccine, quoi.

Donc, il y a la prise de conscience du côté des journalistes, et ensuite, la pédagogie sur ça. Donc, moi, c’est ce que j’essaye de faire au quotidien, faire de la pédagogie tout le temps, répéter. que ce n’est pas un modèle éthique désirable en fait, celui où Amazon détient le monopole de la fonction achat dans le monde, où Tinder détient le monopole de la fonction baise dans le monde, où Uber détient le monopole de la fonction mobilité dans le monde et Airbnb le monopole de la fonction logement dans le monde.

Donc voilà, c’est un travail de déconstruction personnelle, et ensuite de vulgarisation, de pédagogie, avec l’espoir que ça touche un minimum de gens.

Thomas Gauthier

On a vu énormément de sujets ensemble. Elena, je ne vais pas tous les reprendre à l’instant, ce serait une tâche titanesque, mais j’ai personnellement pris beaucoup de plaisir.

J’ai trouvé que tu as amené dans la discussion des images que jusqu’à présent… Je n’avais pas forcément en tête.

Tu nous as alertés aussi, je repense à notre détour par l’histoire, sur des dates finalement pas si anciennes que ça, mais qui ont pu chacune à leur manière accélérer ou parfois amplifier des formes de révolutions anthropologiques. Tu nous as laissé aussi avec une touche d’espoir finalement sur les fabriques d’essence qui sont à l’œuvre, même s’il faut la contrebalancer par le fait qu’il est par contre difficile d’imaginer le renouveau d’un récit unifiant ou en tout cas… en tout cas d’un récit qui peut nous faire vivre ensemble.

Et là, tu nous racontes ce quel quotidien d’une journaliste. Tu l’as dit d’abord, entreprendre soi-même une déconstruction et puis ensuite faire montre de pédagogie pour que cette déconstruction peut-être interpelle les lectrices et les lecteurs et devienne une manière de se rapporter au réel qui puisse intéresser finalement ses lectrices et ses lecteurs.

Elena Scappaticci

Oui, mais après, je suis très modeste par rapport à ça parce que je suis moi-même pétrie de contradictions. c’est à dire que je n’ai pas du tout je suis pas encore du tout sortie de l’addiction quand même, certains services. Et je pense qu’on est beaucoup à être dans ce cas-là, c’est-à-dire qu’on reconnaît qu’on perd beaucoup, beaucoup de sens moral en les utilisant, mais on reste quand même accro à certains services.

Et c’est vertigineux de voir à quel point, en l’espace de 10 ans, ça s’est passé de mes 20 à mes 30 ans, ça a complètement reconfiguré notre rapport à la réalité pour le pire. Bon, c’est pas hyper optimiste du coup comme chute, mais…

Non, mais le mot d’ordre, c’est déconstruction.

Thomas Gauthier

On restera sur ce mot alors. Je te remercie infiniment Hélène pour ton temps.

Elena Scappaticci

Merci beaucoup Thomas.

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