Isabelle Autissier est une navigatrice française, première femme à avoir accompli un tour du monde lors d’une compétition, en 1991. Installée à La Rochelle, elle est aussi écrivain et présidente d’honneur du WWF France.
Prendre le temps, inventer de multiples formes de sobriété heureuse, cultiver une relation apaisée avec les écosystèmes ; les messages que nous livre Isabelle Autissier sont enthousiasmants et ils sont à savourer : sans modération.
Entretien enregistré le 22 mars 2022
Entretien enregistré le 22 mars 2022
Transcript de l’entretien
(Réalisé automatiquement par Ausha, adapté et amélioré avec amour par un humain)
Thomas Gauthier
Bonjour Isabelle !
Isabelle Autissier
Bonjour.
Thomas Gauthier
Merci d’être aujourd’hui avec nous dans le podcast Remarquable. Comme vous le savez, je vais vous poser six questions et puis on va tout de suite commencer avec la première.
Alors ça y est, vous y voilà, vous faites face à l’oracle et aux questions sur l’avenir que vous allez lui poser, l’oracle vous répondra juste à tous les coups. Vous pouvez lui poser trois questions.
Par où est-ce que vous souhaitez commencer ?
Isabelle Autissier
Alors, il est très fort l’oracle. S’il répond juste…
J’ai deux grandes questions et une petite. La première grande, évidemment, c’est quid des rapports des hommes avec la planète Terre, c’est-à-dire est-ce qu’on va réussir à faire face à la question des règlements climatiques, à la disparition de la vie autour de nous ? Ça, c’est un premier groupe de questions.
Deuxième question dont on voit assez l’illustration en ce moment, quid des rapports entre les hommes et en particulier… de la démocratie et de notre capacité à faire société ensemble, que ce soit ensemble en France, ensemble dans le monde. La troisième question, j’ai voulu me rapprocher de choses beaucoup plus peut-être personnelles.
Moi, j’habite à Rochelle, dans une maison, avec, je regarde par la fenêtre, un petit jardin. que sera devenu mon petit jardin dans 50 ans.
Thomas Gauthier
Merci Isabelle. Alors, on va revenir sur les questions que vous posez à cet oracle.
Peut-être sur le sujet de votre deuxième question, les rapports entre les hommes, le sujet de la démocratie, à la lumière de ce qui est en train de se passer en Ukraine. Qu’est-ce que l’on peut dire aujourd’hui des systèmes démocratiques ?
Parlons peut-être de la France ou des pays que l’on connaît. Comment est-ce que vous situez la santé actuelle des démocraties ?
Est-ce qu’elle va bien ? Est-ce qu’elle ne va pas si bien que ça ?
Isabelle Autissier
Alors, il est de bon temps en ce moment de dire que les démocraties ne vont pas bien dans leur fonctionnement et dans leur système, que ça se voit parce que les gens n’ont plus voté. Alors, j’apporterais quand même un petit bubble.
Moi, je trouve qu’il y a une forme de démocratie de terrain, de façon de travailler ensemble, peut-être plus horizontale, peut-être différente. de l’organisation des grands systèmes démocratiques qu’on a connus pour nous, en gros, après la Révolution, c’est-à-dire des systèmes de représentation, non pas que je pense qu’ils soient morts, je crois que ce système-là a encore de bonnes raisons de durer, parce que malgré tout il est quand même assez efficace, il permet de déléguer à un moment donné un pouvoir et de le remettre en cause régulièrement, de remettre en cause cette délégation régulièrement, donc ça, ça marche encore, mais on voit bien qu’à côté… Il y a un enrichissement de la démocratie, en fait, sans doute à trouver, pour qu’elle soit… Aujourd’hui, on a des citoyens qui sont peut-être plus informés, qui ont, avec les réseaux sociaux maintenant, l’habitude d’être beaucoup plus au cœur eux-mêmes des événements, de décider par eux-mêmes. Les gens veulent une appropriation.
Et donc là, il faut qu’on puisse mettre en place, au miroir de cette demande, des compléments « démocratiques » . Mais on voit bien quand même que la démocratie, elle a encore un sens, encore une fois, aujourd’hui, avec ce qui se passe en Ukraine.
On voit bien la différence entre une démocratie et une dictature. Et donc, je crois qu’il y a encore un sens là-dedans, oui.
Thomas Gauthier
On a tendance à partager tout ce que vous venez de dire et profite du coup de notre échange pour vous poser une autre question sur le sujet de la démocratie. Comment est-ce que la démocratie peut apprendre en dehors des temps de choc ? comme celui qu’elle est en train de vivre ou celui qu’elle a vécu et qu’elle continue de vivre avec le Covid.
Comment est-ce que l’on apprend sans être dos au mur, en fait ?
Isabelle Autissier
On apprend parce qu’on arrive à trouver des lieux de débat. En fait, la démocratie, c’est le débat, puisque la démocratie, c’est quand même à un moment donné faire en sorte qu’il y ait un intérêt commun qui prime sur des intérêts particuliers et que donc on arrive à se donner des règles communes.
Mais l’intérêt commun, ça ne tombe pas sous le sens. En plus, l’intérêt commun, il peut évoluer parce que… parce que les sociétés évoluent.
Ce qui était l’intérêt commun il y a 50 ans ou il y a 100 ans n’est pas forcément le même aujourd’hui. Donc pour tout ça, il faut des lieux de ce débat et des lieux qui soient vivants entre les échéances électorales.
Donc ça, c’est, je pense, important et c’est peut-être ce qu’on n’a pas assez, ou en tout cas, pour l’instant, il y a beaucoup de tâtonnements. On essaye de faire des choses, mais après ça ne se traduit pas par les faits.
Donc je crois que les lieux de débat, si on ne les a pas, et si on s’enferme dans chacun sa vérité, et je ne parle qu’aux gens qui pensent comme moi, c’est sûr qu’on met à mal la démocratie.
Thomas Gauthier
Et pour aller dans le sens de la question autour des débats, où est-ce que se situe le temps long ? et le futur dans les débats ? Comment est-ce que l’on fait pour lui donner sa place ?
Comment est-ce que l’on fait pour donner la parole à des générations qui ne sont pas encore nées ? Comment est-ce que l’on fait pour accepter éventuellement des contraintes, des limites, des sacrifices dans le temps court, pour finalement sauvegarder l’espèce ?
Comment ça se passe ?
Isabelle Autissier
Alors, ce n’est pas que des contraintes et des sacrifices. À mon avis, vous vous versez dans, par exemple, l’écologie cognitive. C’est aussi des joies nouvelles, des contacts nouveaux, des idées nouvelles, des métiers nouveaux, des tas de prêts.
Très bien. Donc, ce n’est pas que triste et moche le changement, heureusement.
Sinon, on ne changerait jamais. Après, comment on fait ?
On fait en se projetant le mieux qu’on peut, parce que tout ça n’est que des projections. Au lieu de se projeter à la fin d’un mandat électoral, qui sont en général des temps assez courts, sur quelques années, de se projeter à 20 ans, 30 ans, 50 ans.
Sur le climat, c’est par exemple un peu ce que font les gens du Viec, mais on peut le faire sur… un tas d’autres façons de voir les choses. Par exemple, quel serait le périmètre d’une municipalité dans 50 ans ?
Qu’est-ce qu’on voudrait que ce soit ? Aujourd’hui, on sait à peu près quelle responsabilité, quelle organisation ça a.
Mais est-ce qu’on veut l’améliorer ? Est-ce qu’on a des idées ?
On sait bien que les choses se font sur le temps long. que ce soit en matière économique, bien sûr en matière climatique ou de biodiversité, mais on voit bien que les changements ne se font pas en quelques minutes. On parle beaucoup de l’énergie par exemple.
Aujourd’hui on dit que faire une centrale nucléaire c’est bien, mais si on la décide maintenant, elle sera opérationnelle en 2035 ou en 2040. Donc on voit bien qu’on est déjà là dans un temps beaucoup plus long que le simple temps électoral.
Donc c’est ça qu’il faut penser. et pour ça… Pour ça, il faut arrêter de regarder le bout de ses chaussures et accepter de lever un peu le nez.
Thomas Gauthier
Pour aller dans votre sens, ce qui peut-être est nécessaire, c’est de réinterroger les termes du contrat social et de se dire que ce contrat social a peut-être pendant longtemps été structuré autour de faire croître un revenu, puisque c’est la manière la plus pratique que l’on a trouvée pour résumer les choses et résumer le sel de la vie. un contrat social fait de… de sobriété heureuse, j’ai déjà entendu cette expression, il me semble qu’elle est parlante. Après, j’ai envie de vous dire sur les questions que vous posez, qui devraient être abordées à tout un tas d’échelles.
Il faut du temps pour pouvoir penser ces questions. Comment est-ce que l’on ralentit de façon délibérée, de façon heureuse, sans pour autant, comme on l’entend parfois et de façon sûrement simplifiée, se retrouver hors course ?
D’ailleurs, est-ce que c’est un problème d’être hors course ?
Isabelle Autissier
Moi, je n’ai pas de réponse à cette question, donc je ne vais pas vous en donner. On voit bien d’ailleurs qu’un des problèmes qu’on a, dans Penser l’avenir, c’est qu’on est obligé par l’ensemble de ce qui se passe dans la société de penser de plus en plus vite et de plus en plus court.
Penser de plus en plus vite, en fait, souvent, le corollaire, c’est qu’on pense de moins en moins bien, parce que quand on réduit sa pensée pour être plus rapide, quand je veux faire un tweet en 150 caractères, c’est sûr que je n’ai pas le temps de développer un peu intelligemment des arguments et des contre-arguments. Donc, toute cette idée qu’il faut tout de suite, par exemple, dire quelque chose avant d’avoir seulement pensé vraiment le terme de ces choses, c’est sûr que ce n’est pas bien.
Maintenant, moi, je constate, comme vous, comme beaucoup de gens, que c’est ce qui prime aujourd’hui. Alors, je n’ai pas de réponse pour ça, pour l’instant.
Thomas Gauthier
On va continuer de chercher. Je n’ai pas de réponse non plus.
C’est pour ça que je pose délibérément la question. Et puis, comme là, on vient d’aborder plusieurs sujets… qui concerne, vous l’avez dit, les rapports entre les hommes, on sait parler démocratie, faire société, le rapport au temps long, la construction de nouveaux intérêts communs.
Il n’y a pas d’espèce humaine sans une nature vivante, il n’y a pas d’espèce humaine sans un respect de toute la donne biophysique à laquelle on ne peut pas échapper. Est-ce qu’on peut revenir sur le sujet des rapports entre hommes et planètes ?
On a beaucoup de scénarios négatifs, noirs, beaucoup de… signaux d’alerte qui s’accumulent, qui nous viennent de scientifiques. Et donc, mis à part si on est l’un des derniers climato-sceptiques, c’est un petit peu compliqué de les nier.
Racontez-nous un scénario positif. Racontez-nous une relation symbiotique homme-planète qui fera en sorte que nous ne serons pas la dernière génération sur Terre.
Isabelle Autissier
Alors, il y en a plein, heureusement. Et on a énormément de solutions qui existent.
On va même en inventer d’autres s’il le faut. on a énormément de compétences, on a vraiment beaucoup d’atouts dans notre jeu. Ça veut dire quoi, par exemple ? Ça veut dire repenser l’agriculture, pour ne pas avoir une agriculture contre la nature, mais une agriculture avec la nature. Arrêter de prendre la terre pour un substrat, et prendre la terre pour quelque chose de vivant, avec des vers de terre, avec des tas de choses qui se passent dans le sol, qui vont faire que le sol va finalement… nous aider à cultiver ou à faire de l’élevage, ou en tout cas à assurer des productions qui nous conviennent.
Donc je crois que ça, ce n’est pas très compliqué. On le voit, que ce soit par exemple l’agriculture biologique ou même l’agroécologie, c’est des modèles qui fonctionnent, qui sont économiquement valables pour les producteurs, qui sont meilleurs pour la santé, donc qui globalement font une dépense inférieure en termes de santé publique.
On a des gens qui ont moins de cancer ou moins de maladies, qui sont plutôt sympathiques pour les gens en termes gustatifs, parce que la plupart du temps, quand même, c’est des produits qui sont plus agréables à manger, on va dire qu’on a plus de goût que les choses produites. Entre manger un poulet qui a six semaines élevé en batterie sans le voir le jour, ou manger un poulet de ferme qui a un peu cavalé dans un pré, on est bien d’accord que ça n’a pas le même goût.
Voilà, donc c’est aussi socialement, autour de ça, de l’alimentation, retrouver le goût de cuisiner, pourquoi pas en famille, avec ses gamins, de se faire plaisir, peut-être de prendre justement un petit peu de temps pour faire ça, même si la cuisine, ça peut être simple. Donc tous ces scénarios, là je le décline sur l’alimentation et l’agriculture, parce que je pense que c’est un sujet extrêmement important, mais on peut le décliner sur l’énergie, on peut le décliner. sur beaucoup d’autres domaines, sur la consommation des matières premières par exemple.
Il y a quand même beaucoup de moyens de faire autrement, mais la chose de base, c’est qu’il faut remettre les priorités dans le bon ordre. C’est-à-dire que vous l’avez dit vous-même, on a quand même beaucoup été dans des priorités qui… était le béabat d’un système capitaliste où la première des choses, c’est un profit immédiat pour les entreprises et la rémunération des actionnaires.
Et évidemment, quand on met ça en numéro un, forcément, on va chercher à avoir, enfin on va chercher, on va se retrouver avec un système prédateur. Pourquoi ?
Parce que la nature n’a pas de prix. Donc, tout ce qui vient de la nature ou tout ce qui est destruction de la nature n’entre pas dans l’équation économique quand on prend uniquement pour un État le PIB ou pour une entreprise son cash flow.
Or, on se rend compte que, que ce soit un État ou une entreprise, ils ne survivent que parce qu’il y a une nature. Sinon, ça s’arrête tout de suite.
Donc, la question, c’est comment est-ce qu’on modifie l’architecture économique et l’architecture politico-sociale. pour remettre les priorités dans le bon ordre, en remettant donc les fondamentaux, les fondamentaux, c’est les fondamentaux, vous l’avez dit, physico-chimiques, biologiques, ce qui nous fait vivre au départ, comment est-ce qu’on les réintroduit en haut de l’équation et qu’on ne les laisse pas, au contraire, oublier en bas de la liste ?
Thomas Gauthier
Finalement, ce que vous dites, c’est hyper stimulant et ça fait un contre-pied parfait à tous ces signaux d’alerte qui sont tout à fait justifiés, qu’il faut tout à fait prendre au sérieux et sur lesquels il faut agir, puisque On a coutume de dire que chaque génération a l’impression de vivre quelque chose d’unique, qui ne s’est jamais produit dans l’histoire, mais on est peut-être en train de réaliser que la parenthèse carbone qui s’est ouverte il y a deux siècles, elle va pouvoir se refermer, elle va devoir se refermer, et donc l’effort de transition qu’on doit imaginer ensemble, ce n’est pas juste un effort d’ajustement à la marge, mais vous l’avez dit, c’est une nouvelle relation à la nature, c’est le fait d’interroger ce qui semblait être des… des dogmes, certaines lois économiques avaient quasiment acquis le statut de loi physique, alors que ce ne sont que des constructions sociales, ce ne sont que des conventions finalement. Vous avez parlé du sujet de l’alimentation, du sujet de l’agriculture et du sujet de l’énergie.
On voit bien en vous écoutant qu’on en revient à des questions fondamentales, puisqu’il s’agit vraiment d’assurer l’habitabilité sur Terre et la coexistence d’espèces. Là, on est sur des sujets qui sont extrêmement vastes.
J’aimerais en venir à la troisième question que vous avez posée à l’oracle. Je n’ai pas oublié La Rochelle.
Racontez-nous un avenir positif pour votre jardin dans 50 ans. Qu’est-ce qu’on peut lui souhaiter ?
Isabelle Autissier
Par exemple, il y a quelque chose qui me frappe, c’est assez français, c’est que mon jardin est entouré de murs et de palissades. Vous allez aux États-Unis, il n’y a pas de murs et de palissades entre les jardins.
J’aimerais bien que ces murs et ces palissades sautent parce que j’aimerais bien que la vue s’étende un peu plus loin sur le jardin de mes voisins, que les petits hérissons, quand il y en a, puissent se balader d’un endroit à l’autre. Alors, je sais que mon jardin ne plairait peut-être pas à mes voisins parce qu’il est un peu foutrac, parce que je ne tends jamais la pelouse, parce que je ne veux pas la tondre, parce que c’est un peu le bazar dans le jardin.
Mais justement, peut-être que ça peut… je pourrais du coup discuter avec mes voisins un peu plus, au lieu que le voisin A ait une tondeuse, le voisin B une tondeuse, le voisin C une tondeuse, peut-être qu’ils en auraient une en commun, enfin bon voilà, j’exagère, mais en tout cas, je trouverais ça bien qu’il y ait une sorte de mutualisation à un moment donné, évidemment je mets en postulat qu’on ne va pas détruire mon jardin pour faire un immeuble de quatre étages. ce qui est possible parce que je suis pas très loin du centre-ville de La Rochelle. Peut-être qu’un jour, il y a des gens qui auront la tentation de vouloir récupérer ce terrain pour en faire autre chose.
Mais bon, on verra.
Thomas Gauthier
Quand vous avez évoqué le sujet de votre maison et de votre jardin à La Rochelle, ça m’a fait penser à cette agence immobilière fictive qui avait été imaginée il y a quelques années par Greenpeace. C’était en fait une… une fiction qui avait pour objectif de montrer à quel point certains comportements d’investisseurs pouvaient être cyniques, puisque cette agence immobilière vous permettait de miser sur la montée des eaux et donc de réaliser des plus-values, car vous acheteriez une maison loin de la côte et cette maison se retrouverait au bord de l’eau dans 50 ans.
Isabelle Autissier
Je pense que ce n’est pas une fiction. Aujourd’hui, par exemple, il y a des gens qui investissent dans les pays du Nord. parce qu’ils se disent que les pays du Sud vont être invivables.
Même la Côte d’Azur, il y a des gens qui commencent à partir de la Côte d’Azur parce qu’ils se disent que dans 5 ans, 10 ans, ce sera invivable d’aller investir ailleurs. Donc oui, si on parle en termes financiers, il y a déjà des gens qui misent sur le dérèglement climatique.
Thomas Gauthier
Donc là, on est en train de voir les futurs qui rejoignent le présent. Je vous propose pour… Cette nouvelle question qu’on regarde dans le rétroviseur.
Donc, oublions un instant le futur, regardons le passé. Quels seraient les deux, trois événements clés que vous avez en tête, qui ont marqué l’histoire ? Ça peut être votre histoire, ça peut être l’histoire de votre région, l’histoire du pays, de l’Europe, du monde, à vous de décider.
Et ces événements doivent avoir la capacité de nous servir de leçon pour le présent et l’avenir.
Isabelle Autissier
Si je reste au grand niveau mondial, au niveau de l’humanité, je pense que la grande révolution qui nous a occupé quelques milliers d’années à l’époque, c’est de passer de cueilleurs-chasseurs à agriculteurs-éleveurs. C’est-à-dire de passer d’une vision où on faisait partie de la nature, c’est la vision qu’ont les cueilleurs-chasseurs, ce qui leur permet de discuter avec la nature.
D’ailleurs, ils parlent aux éléments, ils échangent, parce que ce soit une plante, un animal, un homme, tout ça est au même niveau, entre guillemets, dans cette vision-là. Et puis après, on passe à cueilleur-chasseur, à agriculteur-éleveur, c’est-à-dire qu’on commence à considérer que la nature est un objet qu’on va utiliser pour répondre à un certain nombre de besoins.
Et donc, à ce moment-là, on… on ne parle plus à la nature, puisqu’on ne parle pas à un objet, et on n’est plus inclusif. Et puis, on a évidemment une couche qu’on a été rajoutée par les monothéismes, qui nous ont expliqué que l’homme était différent de la nature, en fait, selon les monothéismes, mais enfin, en tout cas, que l’homme avait un statut à part, plus ou moins issu de Dieu, ou d’une vision de Dieu, et donc devait régner, en quelque sorte, sur la nature.
Alors là, ça a été la couche supplémentaire. qui nous a amenés en gros là où on est aujourd’hui. C’est-à-dire qu’on ne s’est pas préoccupé de cette nature, on a juste essayé de l’utiliser au maximum, y compris en la détruisant. Ça, je pense que pour moi, c’est le premier grand repère.
Si je dois donner un repère, on parlait tout à l’heure de la démocratie, un repère dans l’autre sens, qui pour moi est quand même très fort, c’est la construction européenne, même si elle est imparfaite. même si elle est chaotique, même si elle ne va pas assez vite, on peut mettre tous les points virgules qu’on veut, il n’empêche que c’est, à mon sens, la première fois qu’un groupe d’État rentre dans une véritable coopération et essaye de se donner des règles en commun dans finalement un espace où il y a quand même des… des visions de la vie, des perceptions qui sont quand même très différentes. Entre un Grec et un Suédois, on n’a pas tout à fait les mêmes choses en tête.
Mais en tout cas, je trouve qu’on essaye de créer collectivement un espace d’échange, de liberté. de prospérité d’une certaine manière, mais aussi un espace intellectuel, culturel. Je trouve que ça peut préfigurer de ce qu’on peut essayer de construire pour apaiser les tensions et pour essayer d’avoir des sociétés qui arrivent à se parler les unes les autres.
Donc voilà, je crois que… Après, non, je ne vais pas prendre l’exemple pour moi, je crois que ça n’a pas beaucoup d’intérêt, mais… Mais ce qu’on voit quand même, c’est que oui, là on est, tout à l’heure vous disiez, chaque génération a l’impression que ce qui lui arrive est absolument particulier et incroyable. Je pense que du point de vue de l’histoire des cueilleurs-chasseurs, on est effectivement, à mon avis, à un bouleversement qui peut être de taille à peu près similaire.
C’est-à-dire qu’il n’y a pas vraiment… Il va falloir inventer autre chose et on n’aura peut-être pas des milliers d’années pour l’inventer. Et puis concernant la construction européenne, que je considère quand même quelque chose d’assez frais, même si ça a déjà quelques dizaines d’années, je trouve que là aussi ça ouvre quand même un champ des possibles partout sur la planète, même si pour l’instant il n’y a pas beaucoup d’autres endroits où on voit ce genre de… construction se mettre en place.
Je pense qu’il y a quand même ici et là des coopérations qui commencent à se tisser.
Thomas Gauthier
Je crois qu’il y a énormément de choses dans les deux repères historiques que vous avez identifiés, la révolution néolithique d’un côté, alors celle-ci, elle nous renvoie 10 ou 11 000 ans en arrière, ce n’était pas non plus la semaine dernière. Et en vous écoutant, j’avais l’impression que peut-être cette révolution néolithique Merci. a marqué d’une certaine manière, et l’expression est peut-être mal choisie, le début de la colonisation, c’est-à-dire que c’est le début de l’histoire où l’espèce humaine a décidé de coloniser, non pas nécessairement d’autres peuples, mais les ressources naturelles, l’espace naturel.
Isabelle Autissier
C’est le début de l’appropriation. Quand vous avez un champ, il faut que le champ vous appartienne, il appartient à quelqu’un, parce qu’il ne faut pas que n’importe qui vienne en faire autre chose.
Quand vous avez des bêtes, c’est vos bêtes à vous. Ce ne sont pas les animaux qui sont sauvages.
Et puis, c’est le début de l’accumulation. Les cueilleurs-chasseurs, eux, ne cueillaient et ne chassaient que pour leurs besoins immédiats.
Il n’y avait pas d’accumulation. Avec l’invention de l’agriculture et de l’élevage, on commence à mettre du grain dans des silos pour la mauvaise saison.
On commence à se dire qu’on va garder des bêtes petit à petit. qu’on va les faire se reproduire pour en avoir plus l’année d’après. Voilà, toutes ces idées-là, elles naissent à ce moment-là.
Et ce qui est intéressant, c’est que quand on discute avec des paléontologues, par exemple, ils ont l’air de dire que l’être humain était en meilleure santé quand il était cailleur-chasseur, parce qu’il avait une alimentation plus variée et qu’il n’avait pas les problèmes de famine qu’on peut connaître. les agriculteurs parce qu’ils sont dépendants d’une mauvaise récolte ou d’une bonne récolte. Je trouve que c’est assez intéressant de remettre ça en perspective.
Même si aujourd’hui, je pense que cueilleurs-chasseurs n’est sans doute pas le modèle auquel pourrait recourir cette milliard d’individus. D’abord parce qu’il n’y a plus assez de bêtes sauvages vu qu’on en a passé beaucoup à la trappe et qu’aujourd’hui on est trop nombreux certainement pour que ça soit un modèle qui fonctionne.
Donc, la question n’est pas de revenir de toute façon à ce qui se faisait il y a 10 000 ans.
Thomas Gauthier
Non, mais par contre, en convoquant ce repère historique, donc ces 10 ou 11 000 ans en arrière, vous nous dites quand même, ou en tout cas ce que j’en comprends, c’est que les civilisations, les sociétés se sont construites depuis cette sédentarisation qui remonte à la révolution néolithique. Tout un tas d’institutions ont été imaginées, des rapports au spirituel ont été imaginés, des religions dont vous parliez ont été imaginées. sur une période qui a couvert plusieurs millénaires.
Et là, on est en plein dans une parenthèse carbone. Et grosso modo, ce que nous disent les scientifiques, c’est que l’on a quelques années, et dans le meilleur des cas, quelques décennies, pour reconstruire des réalités sociales qui vont faire la paix finalement avec la réalité biophysique.
Et on a un temps qui est extrêmement court par rapport à des millénaires.
Isabelle Autissier
Là, il y a des gens du GIEC qui parlent de la décennie. Donc ils ne parlent même pas de 2050, ils parlent de 2030.
Mais bon, ça fait 40 ans qu’ils le disent. Donc si on avait commencé à les écouter et à faire les choses il y a 40 ans, on ne serait pas au pied du mur aujourd’hui avec un mur aussi haut devant nous.
Mais bon, ça n’empêche que même si le mur est haut, il faut quand même essayer de le grimper parce que plus on va y arriver, mieux ça se passera.
Thomas Gauthier
Vous parliez de 40 ans ou de plusieurs décennies, ça me… Je me souviens que quelques jours en arrière, il me semble que l’on a fêté les 50 ans de l’apparition du rapport au club de Rome des Meadows du MIT. Donc, exactement un constat qui a été…
Isabelle Autissier
Ce qui est très intéressant, c’est que les projections du club de Rome sont extrêmement exactes. Et que quand on regarde la réalité, quand on met la réalité sur les courbes, on n’est vraiment pas loin.
Donc, à l’époque, on les a traités de fous. On les a traité de cassandre que bien sûr que non etc etc et puis quand même finalement mais ils étaient quand même pas loin de la vérité voilà
Thomas Gauthier
Ils étaient à l’époque trois quatre chercheurs un peu illuminés ou en tout cas compris comme tels 50 ans en arrière et aujourd’hui les prédictions qu’ils ont fait sont confirmés par des acteurs qu’on ne peut pas vraiment taxé de d’anarchistes ou décolonistes.
Isabelle Autissier
On peut aller par la réalité, tout simplement. On a les chiffres sur la production, sur ça.
Alors après, attention, ce n’était pas des illuminés, c’est des gens qui avaient beaucoup travaillé pour en arriver là. Donc, ce n’était pas des « je pense que » , « j’imagine que » c’était basé sur des faits et sur des projections extrêmement argumentées.
Thomas Gauthier
Simplement, peut-être que leur approche systémique n’a pas été, je dirais, plébiscitée au même titre que la théorie économique, puisque leur analyse partait d’une observation très fine des déterminants physiques. et les déterminants physiques, c’est aujourd’hui qu’on se rend compte que l’on ne peut pas en faire l’économie et on ne peut pas juste compter le monde en dollars.
Isabelle Autissier
Surtout qu’à l’époque, on était encore à la fin des glorieuses, où l’économie de marché, c’était l’alpha et l’oméga, où il n’y avait aucun problème, où il suffisait de faire 5% de croissance pour que tout aille mieux. Donc, on n’était pas du tout dans l’état d’esprit, où quand même aujourd’hui, on voit bien qu’on commence à arriver dans le mur et qu’il y a des choses qui vont mal.
Et donc, on est quand même un peu plus… On tend un peu plus l’oreille à ce genre de discours.
Thomas Gauthier
Oui. On tend l’oreille à ce genre de discours.
Les entreprises, on l’espère, se mettent en ordre de bataille, nous aussi individuellement. Ça m’amène très naturellement à l’ultime question que je voulais vous poser. Alors, Gandhi nous invite à être le changement que l’on souhaite voir dans le monde.
Vous-même au quotidien, et je ne vais pas rappeler là tout ce que vous faites par ailleurs, vous vous efforcez d’accorder vos actes et vos paroles. Est-ce que vous pouvez nous raconter en quelques mots à quoi ressemblent les engagements aujourd’hui d’Isabelle Autissier ?
Isabelle Autissier
Alors mes engagements publics, ça reste auprès du WWF, France, qui est quand même une grande organisation environnementale, que j’ai présidée pendant 11 ans, donc je suis encore la présidente d’honneur, et donc je suis encore très impliquée dans beaucoup de choses. Par ailleurs, j’ai pris aussi une autre présidence, qui est celle des Terres Australes et Antarctique française, qui est un territoire qui m’importe beaucoup, que j’aime beaucoup, et en espérant avec cette présidence. présidence, contribuer à la protection de ce territoire.
Et puis, je suis aussi, j’allais dire, à travers ce que j’écris, à travers beaucoup d’interviews, de conférences, d’apparitions publiques diverses et variées, je suis très très sollicitée. C’est à peu près, je ne sais pas, c’est de l’ordre de trois fois par jour, ça fait mille occasions par an, donc c’est un peu trop pour ce que je peux faire, mais voilà, pour intervenir dans des débats. les tables rondes, faire des textes, soutenir des projets, aller inaugurer des choses, être marraine.
J’essaye de trouver un sens et de sélectionner en fonction du sens, d’aller dans le sens de ce que j’appelais tout à l’heure de mes voeux, d’un débat qui soit avec un horizon un peu lointain et qui en même temps nous donne les moyens de trouver les réponses. individuellement et collectivement, certainement, le sujet est assez urgent. Donc voilà, après, ma vie personnelle, on va dire, j’ai fait comme beaucoup de gens, j’ai juste essayé de réfléchir et de me poser des questions à chaque fois que je veux faire quelque chose, en me disant d’abord, un, est-ce que c’est indispensable, et deux, avec quelle méthode est-ce que, voilà, je prends un exemple très trivial.
Un déplacement, est-ce que c’est indispensable que je me déplace ? Oui, non.
Si c’est indispensable, je me déplace comment ? Et est-ce que je ne fais qu’un seul déplacement à la fois ou est-ce que je change un peu mon emploi du temps pour en faire trois d’un coup ?
Donc, avec l’idée évidemment que j’essaye de diminuer mon empreinte carbone. Donc, après, ça peut se faire sur tout.
Et ce qui est sympa, en fait, dans cette façon de voir les choses, c’est que ça devient un jeu. Et au début, on se dit, ça va être compliqué, ça va être casse-pieds, ça va me limiter, ça va… Et en fait, non, parce qu’au bout d’un moment, ça commence à être un jeu.
Et on progresse tout le temps. Et c’est vrai aussi pour sa production de déchets, c’est vrai pour l’organisation de sa maison, pour les vacances, pour tout un tas de… d’aspect de sa vie personnelle, où on joue à faire mieux.
Et c’est assez agréable à un moment donné de se dire que tiens, on a trouvé un truc, on a trouvé une bonne idée, tout seul ou avec d’autres gens. Et puis on met en œuvre quelque chose de nouveau, et puis ça se passe bien, et puis on réfléchit, ou on améliore.
Donc je trouve que finalement… encore une fois, loin d’être quelque chose de triste et de contraint. Moi, je trouve que c’est plutôt une créativité assez sympa.
Thomas Gauthier
Finalement, tous les mots que vous utilisez pour parler de vos actes, à la fois public et personnel, ce sont des mots qui relèvent de l’enthousiasme, de l’optimisme, du jeu. J’ai retenu ce mot, je n’ai pas noté le nombre de fois où vous l’avez utilisé, mais il me parle beaucoup.
Là où on parle, au contraire, souvent de concurrence ou de compétition dans le monde d’aujourd’hui, vous évoquez la notion de jeu. Et peut-être que c’est là un message qui peut parler aux auditeurs, c’est-à-dire faire de sa vie un jeu, mais un jeu sérieux bien sûr, puisque c’est un jeu qui consiste à créer des conditions de vie habitables pour nos enfants, pour les générations à venir.
Isabelle Autissier
De toute façon, on ne change jamais en se disant que ce qu’on va faire demain, ce sera plus triste et plus chiant que ce qu’on fait aujourd’hui. Ce n’est pas possible.
On ne change que parce que ce que l’on se dit, ce qu’on imagine, c’est plus agréable, plus sympathique, plus convivial, plus tout ce qu’on veut. Donc voilà, c’est un état d’esprit dans lequel il faut se placer.
Thomas Gauthier
C’est un état d’esprit et j’aime à dire aussi que ça peut être une sorte de recherche esthétique, ça peut être simplement beau de faire les choses comme vous les décrivez.
Isabelle Autissier
La beauté peut tout à fait entrer en ligne de compte
Thomas Gauthier
Et la beauté, c’est les arts. Et peut-être qu’il est aussi temps de se dire que, certes, on est les héritiers et les héritières de Descartes, on s’est tous très bien raisonner, mais c’est pas mal aussi de faire appel à l’imagination quand la raison, finalement, semble montrer quelques limites.
Thomas Gauthier
Oui, mais on est aussi les héritiers de, je ne sais pas moi, de Michel-Ange ou Proust et de bien d’autres. Donc, c’est quelque chose quand même que l’être humain porte de toute façon en lui, c’est ce besoin des arts qui semble un peu caractériser notre espèce quand même et qui est un vrai besoin finalement, puisqu’on voit qu’effectivement, même à l’époque des cavernes, on peignait déjà.
On ne sait pas exactement pourquoi, mais je pense qu’il y a un côté artistique qui rentre déjà en ligne de compte.
Isabelle Autissier
Je le pense aussi. Ce sera, si vous le voulez bien, le mot de la fin.
Merci infiniment pour la demi-heure qu’on a passée ensemble. A très bientôt.
Thomas Gauthier
Bonne suite, au revoir.
Isabelle Autissier
Merci Isabelle, au revoir.