Q174 | L’influence, une nouvelle fonction pour la prospective ?

21 septembre 2023
9 mins de lecture

La crise sanitaire de la COVID19 combinée aux tensions géopolitiques provoquées par l’invasion de l’Ukraine par la Russie a provoqué un regain d’intérêt pour la prospective.

Elle est perçue comme un outil pour accroître la résilience des organisations face à des changements brutaux. Pour autant, les paradoxes qui ont conduit dans les années 2000 à un désintérêt pour la prospective demeurent, notamment dans le rapport à l’avenir qu’entretiennent les décideurs.

Dans ce cadre, un nouveau lien entre influence et prospective est notable. Il constitue un des moteurs clés du renouveau de l’intérêt pour cette pratique. Il permet de proposer une traduction directement opérationnelle des exercices de prospective dans les organisations.

1. Les multiples fonctions de la prospective dans les organisations

La prospective a connu un renouveau majeur depuis le milieu des années 2010. Il s’explique notamment par l’émergence d’un monde considéré comme plus volatile, incertain, complexe et ambigu (VUCA – volatile, uncertain, complex, ambiguous).

Ce constat se traduit par une préoccupation qui prévaut pour la plupart des décideurs : comment s’assurer de prendre les décisions les plus optimales alors même que leur niveau de compréhension de leur environnement reste limité. Dans cette perspective, le recours à la prospective s’apparente à un effort de réduction de l’incertitude.

La prospective sert principalement deux objectifs : l’anticipation et l’adaptation.

Dans le premier, elle vise à contribuer à l’élaboration d’un plan stratégique, pour anticiper et identifier de grandes tendances, ou bien pour anticiper des tendances ou des segments stratégiques pour l’organisation.

Dans le second, elle cherche à favoriser la résilience des organisations face à des chocs exogènes difficiles à anticiper. Les démarches de prospectives servent alors à renforcer les compétences et les capacités des acteurs à faire face à une situation problématique.

En fonction de l’objectif poursuivi, les organisations et leurs décideurs privilégieront un outil de prospective plutôt qu’un autre, qu’il s’agisse d’outils issus d’une prospective plus stratégique ou de ceux liés à une démarche plus créative. Le regain d’intérêt des organisations pour la prospective permet d’accroître le niveau de connaissance des décideurs sur ce que recouvrent les différentes pratiques de la prospective.

Il ne répond pourtant que partiellement à une critique récurrente des praticiens de la prospective. Ces derniers dénoncent des effets de mode qui limitent leur capacité à inscrire leurs travaux dans le temps long de leur organisation.

Le recours à la prospective peine ainsi à être institutionnalisé et il dépend souvent de la sensibilité personnelles des décideurs.
Cette institutionnalisation limitée s’explique par la difficulté à faire la preuve du caractère différentiant et directement opérationnel des travaux de prospective.

2. Le paradoxe du rapport à l’avenir chez les décideurs

L’intérêt des décideurs pour la prospective cache un paradoxe. Si elle entretient des liens très étroits avec notre rapport à l’incertitude, elle expose les acteurs qui souhaitent y recourir à différents biais cognitifs et différents modèles mentaux.

C’est par exemple le cas de l’effet de dévoilement qui voit les acteurs donner du sens à une accumulation d’éléments qui en sont pourtant dépourvus ou encore l’effet Fort qui les voit accumuler des éléments peu significatifs pour expliquer un phénomène. Les méthodes utilisées dans une démarche de prospective permettent de lutter contre ces biais. Pourtant, il n’en demeure pas moins que beaucoup s’engagent dans ce type de démarche avec le secret espoir de lever le voile sur un futur qui serait déjà écrit, un peu à l’image du joueur de loto qui rêve de connaître à l’avance les numéros du tirage.

Cette ambition n’est pas sans faire échos à notre attirance pour les pratiques occultes qui offrent l’illusion aux individus qui y recourent de pouvoir se préparer à faire face à l’avenir. Dans le domaine économique, un parallèle peut-être fait avec une forme d’illusion quant à un déterminisme du marché qui condamnerait les organisations à une posture de réaction face à ses évolutions et ses tendances.

C’est dans ce contexte que les travaux de prospectives font face à de vives critiques. Certains les qualifient avec dédain de « futurologie », d’art divinatoire, alors que d’autres les considèrent au mieux comme un exercice purement intellectuel, sans réelle capacité à influer sur le réel.

Derrière ce débat, c’est la question du rapport au futur qu’entretiennent les organisations qui est posée. Comme l’illustre la volonté de développer des organisations résilientes (futur proven), la mise en place de démarches de prospective s’appuie sur le postulat implicite que le futur serait donné. Cela conduit paradoxalement les acteurs à sous-estimer leurs capacités même à pouvoir influer sur ce dernier.

On retrouve ici toute la tension et le paradoxe qui parcourent nombre d’œuvres de sciences fiction qui abordent cette question, par exemple le cycle Fondation d’Isaac Asimov ou des fictions telles que « Retour vers le futur » ou « Minority Report ».

Le fait de penser connaître le futur amène un acteur à vouloir faire évoluer le présent et donc à transformer ce qui apparaît initialement comme une prophétie en échec. 

Au-delà du débat philosophique, ces œuvres mettent plus simplement en exergue la problématique de l’agentivité, c’est-à-dire de la capacité des organisations et de leurs agents à peser sur le futur et à en être des acteurs de premier plan.

3. Pluralité des futurs, prospective et influence

Dans cette perspective, il convient de repenser la nature des liens qui unissent la prospective et l’action, en faisant notamment le lien avec la problématique de l’influence.

Un travail de prospective permet d’appréhender la complexité d’une situation dans son ensemble. Il permet aussi de montrer que le futur n’est pas donné. En fonction de leurs actions, les acteurs peuvent œuvrer à la construction d’un futur plus désirable qu’un autre. Alors que l’utilité opérationnelle de la prospective est souvent questionnée, une telle approche assure une application directe des résultats d’un exercice de prospective.

Cela concerne aussi bien la gestion de l’innovation, la planification stratégique ou les stratégies d’influence que les organisations sont de plus en plus nombreuses à mettre en oeuvre. En somme elle permet de passer d’une posture réactive à un posture proactive quant au rapport de l’organisation à son futur.

La question de l’émergence de nouvelles technologies permet d’illustrer, sous un angle novateur, le rôle de la prospective dans une organisation. Elle pose des questions classiques en matière de management de l’innovation, notamment une problématique d’allocation des ressources, d’anticipation d’une éventuelle régulation ou encore de conviction des acteurs quant à l’intérêt même de cette innovation. Plutôt que de considérer le développement de cette nouvelle technologie comme un élément inéluctable, un exercice de prospective questionne son intérêt et les orientations techniques choisies.

Ce travail de déconstruction des futurs possibles facilite la planification de l’effort de recherche et d’innovation. Il favorise la création d’un écosystème de parties prenantes autour de ce projet, un élément clé dans le processus de diffusion d’une innovation. La prospective constitue dès lors un élément clé des stratégies d’influence des organisations. Elle permet d’aligner les représentations des acteurs sur une vision partagées, ce qui facilite par exemple le développement de la technologie.

La prospective permet d’aligner les représentations des acteurs sur une vision partagées, ce qui facilite par exemple le développement de la technologie.

Photo réalisée par Fanny Vandecandelaere

Un exemple révélateur du rôle de la prospective concerne par exemple la mobilité automatisée. Le développement de cette nouvelle technologie a été présentée au milieu des années 2000 comme une nouvelle révolution dans le domaine automobile.

Elle devait réduire le nombre d’accidents, libérer du temps utile pour les conducteurs, réduire la pollution générée par l’automobile et optimiser l’utilisation des infrastructures.

Cette vision a été portée principalement à l’aune d’une vision de la voiture automatisée individuelle et à la demande.

Pourtant, cet engouement a rapidement suscité des critiques qui ont mis en exergue les risques sociaux et environnementaux liés au développement de cette technologie. Un travail de prospective, conduit au sein de l’écosystème Movin’On sous l’égide de la Macif, a permis de mettre en évidence les futurs alternatifs que pouvait générer le développement de cette nouvelle technologie.

Ce travail a mis en exergue que la valeur de cette nouvelle technologie se situait principalement dans le développement d’une solution permettant de renforcer les réseaux de transports collectifs, et non pas dans la mobilité automatisée individuelle comme escomptée au départ.

Photo réalisée par Fanny Vandecandelaere

Une telle approche illustre une nouvelle finalité pour la prospective dans les organisations. Elle n’est plus uniquement utilisée comme un outil d’anticipation ou d’adaptation, mais comme un outil de préparation de l’avenir.

L’exercice de prospective doit dès lors être réintroduit dans le cadre d’une stratégie d’influence.

La prospective permet d’explorer la pluralité des futurs possibles. Elle amène l’organisation à identifier et à faire valoir un futur plus désirable que les autres. Intégrer dans une stratégie d’influence, elle sert à convaincre son écosystème de parties prenantes de la pertinence de ces orientations.

Cela conduit paradoxalement à revenir aux fondements même d’une certaine approche de la prospective. Elle consiste à travailler sur la création d’un consensus à l’intérieur mais aussi et surtout à l’extérieur de l’organisation autour d’une vision partagée d’un avenir désirable.

Elle permet ainsi à l’organisation de créer une coalition d’acteurs engagés autour d’un même constat afin de peser en faveur de la construction d’un futur plus désirable.

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