Ce titre, un brin provocateur, est un clin d’oeil à l’article de Nicholas G. Carr, IT Doesn’t Matter, publié en 2003 et porté à connaissance par Daniel Kaplan, co-fondateur du Réseau Université de la Pluralité.
Vers l’infini
Avant toute chose, il est important dans la lecture de ce billet de bien garder à l’esprit qu’une activité de prospective, dans le cas spécifique technologique, a pour finalité de procurer un avantage – technologique – par rapport à un adversaire, et cela aussi bien dans une dynamique commerciale que sur un champ de bataille.
Si vous vous intéressez un tant soit peu à l’anticipation et à la construction des futurs, vous aurez certainement entendu que nous nous trouvons dans une époque où tout est exponentiel alors que l’être humain pense linéairement et incrémentalement, que tous les domaines possibles sont en train de converger, alors qu’avant chacun travaillait dans son coin. Si cela ne vous est pas inconnu et que vous ne regardez pas votre interlocuteur avec des yeux ébahis et adulateurs, alors on vous dira que “oui, mais tout va beaucoup plus vite qu’avant, il y a compression du temps”. Une idée de génie pour vendre des heures de conseil et créer de beaux slogans, oui, mais après?
Si accélération il y a, de quelle accélération parle-t-on? Des développements de la technologie en tant que telle? des applications liées à celle-ci? de son acceptation dans la société? du chiffre d’affaire qu’elle génère ou simplement comme pour la loi de Moore, de la mesure de paramètres spécifiques ? (on remarquera au passage qu’avec un graphique semi-logarithmique, tout redevient linéaire, visuellement en tous cas…)
Cette accélération, ayant lieu également pour chaque domaine technologique et scientifique tel que l’intelligence artificielle, la robotique, la biologie de synthèse, le spatial, etc. on peut imaginer que la combinaison des différents domaines offre des perspectives réellement illimitées, et ce d’autant plus que tout ce qui était vu il y a peu comme science-fiction devient désormais réalisable.
Mais qu’en est-il de l’avantage obtenu ? La question se pose non seulement par rapport à la nature de cet avantage, mais également par rapport à son coût et surtout à sa durée dans le temps. Est-ce que les courbes sont-elles là-aussi exponentielles, dans le sens que l’avantage aurait un coût astronomique et une durée infime ? Connue sous le nom de Loi d’Augustine #16, cet article présente très bien le questionnement dans le domaine militaire, mais la pensée peut être étendue à toute industrie.
Développements et croissance exponentiels
Si tout le monde court après ces développements ou croissances exponentielles, ou en a tout simplement pris connaissance, le calcul de l’écart représentant un avantage stratégique ne peut plus se faire en comparant une courbe linéaire et une courbe exponentielle, mais devrait se faire entre deux courbes exponentielles. Là également les choses deviennent intéressantes, car comment se présenterait cette différence?
Si les deux compétiteurs progressent au même rythme, celle-ci pourrait être nulle; si l’un a une génération de retard par rapport à l’autre, la différence est variable, l’avantage bien présent, et la compétition a bien lieu (c’est ce que l’on peut voir entre deux générations successives de processeurs).
Ce qui devient plus compliqué est si cette bataille de développements exponentiels a lieu dans des domaines différents pour l’un et l’autre des compétiteurs, disons que l’un privilégie le domaine de l’intelligence artificielle alors que l’autre celui de la biologie synthétique afin de soigner un patient. Pour autant que la finalité reste la même, il n’est pas aisé de comparer les approches, surtout que celles-ci auront fort probablement des interactions.
D’un point de vue prospectif, comment saisir cette infinité de futurs possibles autrement que par des récits? Pas un, deux ou quelques récits, mais une multitude, partant du principe qu’aujourd’hui plus que jamais, une grande partie des produits technologiques imaginés devrait tôt ou tard devenir réalisables.
Réalisables oui, mais seront-ils vraiment acceptés et utilisés par la société ? Passeront-il le cap de l’invention pour devenir innovation? Rien n’est moins sûr, et c’est là que réside selon les auteurs un des plus grands défis actuels dans l’élaboration des futurs, celle de relier le monde technologique, exponentiel, à celui de l’acceptation sociétale en y attachant indirectement une dimension temporelle qui sera elle, par nature, incrémentale.
D’une technologie disruptive à une technologie de base ?
C’est là que le parallèle avec l’article IT Doesn’t Matter devient révélateur. En remplaçant le mot IT (Information Technology) par le domaine technologique de votre choix, on pourrait se demander si la finalité annoncée pour un produit dont le marché croît exponentiellement ne serait pour tous la même: devenir un produit de base (commodité).
Il ne faut donc plus s’attendre à un avantage stratégique en maîtrisant la technologie développée, mais simplement considérer sa maîtrise comme une condition nécessaire et indispensable pour rester dans la course (ce qui s’apparente fortement à la notion de dissuasion dans le monde militaire).
Lorsqu’une ressource devient essentielle à la concurrence mais sans importance pour la stratégie, les risques qu’elle crée deviennent plus importants que les avantages qu’elle procure.
Nicholas G. Carr
De cette essentialité, n’en avons-nous pas exemple devant les yeux avec le domaine de l’intelligence artificielle et de la lutte que se livrent USA, Chine, Russie et… le reste du monde? La récente tentative de l’Union européenne de réglementer les développements et l’utilisation de celle-ci n’est-elle pas le signal marquant d’une peur de l’inconnu matérialisé par un domaine technologique.
N’est-ce pas là une des missions de la prospective que de rendre visible non seulement les risques, mais également les opportunités offertes à la société dans laquelle nous évoluerons et cela sans trop se focaliser sur la technologie utilisée, car des alternatives fleuriront en chemin, fort probablement plus simples et moins coûteuses que celles considérées initialement.
Les utilisateurs les plus intelligents de la technologie […] restent à l’écart de l’avant-garde, attendant pour faire des achats que les normes et les meilleures pratiques se consolident. Ils laissent leurs concurrents impatients assumer les coûts élevés de l’expérimentation, puis ils les dépassent, dépensant moins et obtenant plus.
Nicholas G. Carr
En conclusion…
La technologie a-t-elle donc encore de l’importance en prospective technologique?
Certainement oui, ne serait-ce avant tout pour identifier la bonne course dans laquelle on souhaite se positionner, mais également afin d’offrir une meilleure compréhension des implications ainsi que des changements potentiels occasionnés par celle-ci. Et cela n’est pas toujours le message le plus relayé, comme le démontre ouvertement M. Eric Sadin !
Diminuer les appréhensions, rendre visibles les opportunités. Cela permet à tout un chacun de s’y préparer, de rester alerte (intellectuellement avant tout!) face à l’immensité et à la diversité des scenarios possibles, de passer d’une approche de résilience à celle d’anti-fragilité, bref, de se former et de se transformer afin de devenir acteur à part entière de ce futur en éternelle construction.