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Q175 | Pour mieux anticiper, faut-il refonder la prospective et chevaucher le centaure ?

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Source de l'illustration : pinterest.com

Note de la rédaction :

Au dire de l’auteur, le présent billet est à considérer comme « un spin-off de l’ouvrage La prospective stratégique ». 

Vous trouverez également ci-dessous, une interview de l’auteur pour la chaîne Thinkerview, esquissant les contours de l’ouvrage.

Anticiper revient comme une antienne : serait-ce un aveu de faiblesse ? Le désir d’anticipation sonne souvent comme un vœu pieux, consistant en des exercices convenus de pensée stratégique, à coups de rappels réguliers de poncifs (misant sur la vertu du vaccin d’avant pour juguler le virus d’après). Souvent incantatoire, l’anticipation est rarement en prise directe avec nos insuffisances et, ne sachant pas où pointer le projecteur et comment le calibrer, elle revient à rechercher les clefs perdues sous le réverbère. C’est rassurant (ou pas) à défaut d’être performant.

La réalité se rappelle alors à nous en cas de crise, de rupture stratégique ou d’éclosion de menaces que nous n’avons pas su voir, voulu voir à temps. Faut-il citer le cas du changement climatique dont on s’inquiète un peu tard alors que tout a été dit sans être suffisamment audible depuis plus d’une génération ? Du terrorisme, ou plutôt des terrorismes, tant les mutations souterraines qui s’opèrent devraient retenir notre attention.

L’attention, c’est la notion centrale en matière d’anticipation : les informations sur lesquelles on choisit de braquer le projecteur – ou pas – déterminent la suite.

 

Exploiter la dimension cognitive du « réel »

Nommer les choses s’avère donc capital. Or, le cas du terrorisme, de ses avatars (l’histoire montre qu’il y a souvent matière à confusion entre terrorisme, insurrection et résistance tant les ressorts et modes d’action des uns et des autres sont parents, seule l’intention diffère, et plus encore les jugements moraux qui s’y rapportent), des hybrides (à la fois criminels, terroristes, trafiquants, chef religieux ou idéologues, professionnels ou intermittents voire opportunistes du crime), des guerres hybrides (entre action armée conventionnelle, agression à l’aide d’arme par destination et offensive dans le champ des perceptions), des enjeux hybrides (entre risques, défis et menaces, comme le changement climatique pour l’Anthropocène ou la Chine vis-à-vis l’Occident), le cas de l’hybridité plus généralement se révèle d’autant plus critique à cet égard que l’époque a montré son malaise avec tout ce qui questionne les frontières et catégories établies, physiques ou immatérielles.

L’hybridation à l’œuvre constitue une rupture puisqu’elle échappe par nature aux classifications habituelles (entités, thématiques, lieux, temporalité, etc.), grille sur laquelle se déploient docilement les tendances ; tout en elle implique l’émergence de nouveaux mots. Et quand il s’agit de nommer, le volontarisme s’avère décisif : pour voir, il faut vouloir voir ce qu’on observe. 

Reprenant la métaphore du projecteur, le type de filtre que l’on applique change la physionomie de ce que l’on observe : le trousseau de clefs perdu survient ou pas. Longtemps, ce fut le terrorisme islamique plutôt que le changement climatique (avec ses conséquences économique, sociale et migratoire, et ses facteurs aggravants, la démographie) ; hier, plutôt la Covid-19 que le terrorisme (islamique et extrémismes radicalisés), lequel poursuit son hybridation et nous réserve de bien tristes surprises ; aujourd’hui, nous avons du mal à appréhender ses versions low cost, collectives (comme le sont les ersatz d’insurrection), ou individuelles (incarnées par le bien mal-nommé « loup (fou ?) solitaire »), ou encore ses versions cognitives et morales, comme la cancel culture. Et nous avons encore plus de difficultés à nommer le mal profond qui peut engendrer pareilles dérives. Saturation ?

Pour anticiper les prochaines manifestations de l’hybridité, il faut donc être capable de saisir et de nommer les mutations profondes du référentiel culturel (idée dérivée de « l’hégémonie culturelle » d’A. Gramsci) d’une société, c’est-à-dire son socle cognitif, soit les fondations de différents ordres (polémologique et ethnotechnologique en particulier) qui permettent – ou pas – aux événements d’imprimer, d’exister et de s’assembler pour constituer notre réalité, et ainsi à un phénomène nouveau d’émerger en trouvant son juste nom. S’agissant de ce référentiel culturel (au moins dans les économies de marché démocratiques), une brève analyse multi-échelle (de l’individu au politique) montre qu’il y aurait à la surface de nous-mêmes comme la conscience diffuse d’une sorte de crise de la responsabilité.

Ce serait le filtre premier qui révélerait (ferait) le caractère saillant des événements concourant à l’idée que – à tort ou à raison : l’autorité politique n’a plus guère de prise sur la problèmes multidimensionnels qui lui revient paradoxalement de traiter ; la cellule familiale traditionnelle est fragilisée sinon en déliquescence ; l’expertise, le savoir consacré et le sens critique sont démonétisés ; les corps intermédiaires sont en faillite, inopérants, évincés ou démissionnaires ; les exigences, comme conditions préalable à l’engagement individuel, connaissent une telle inflation que faire société devient un défi ; les incivilités et le free-riding, entre intolérance et indifférence, s’imposent comme la texture du vivre ensemble.

L’hybridation ne résulterait pas d’une « dé-civilisation » à laquelle répondrait mécaniquement la déconstruction des catégories usuelles, mais d’une impuissance à plus, mieux de civilisation « toutes choses égales par ailleurs ». 

Pour que la notion de responsabilité persévère dans son être dans un contexte où le contrat social est à tout le moins questionné, c’est le sujet lui-même, celui qui endosse l’une et porte l’autre, qui doit entrer en crise, opérer sa mue et évoluer jusqu’à peut-être l’évanescence de l’individualité paradoxalement – car il n’y a au fond de véritable responsabilité qu’individuelle ainsi que le tribunal en atteste.

En matière d’anticipation, l’ennemi, c’est la fixité des référentiels dans la projection des futurs possibles

Revisiter la prospective stratégique au prisme de l’individuation

Pour déceler, voire préempter les signaux faibles du changement de façon précoce, il faut ainsi réinvestir la dimension cognitive de la prospective stratégique. Il ne s’agit pas tant de prédire, ni de préparer le futur en l’envisageant comme un objet devant nous, mais de reconsidérer la réalité présente à nouveau frais. Le regard décalé qu’elle prône nous met à l’affût de « l’important » : l’imagination doit alors être envisagée comme la réalité pouvant, voire en train de se faire.

Pas de méprise, le film Minority Report reste une fiction, mais les ressorts de la terreur par exemple (y compris ceux de la violence symbolique, dont le wokisme comme instrumentalisation, voire retournement de valeurs humanistes constitue une variété pernicieuse) sont eux bien connus… Notre but n’est donc pas d’ordre tactique, comme s’il s’agissait de prévoir le prochain attentat, soulèvement, ou « saillant moral », mais d’ordre stratégique en circonscrivant les physionomies possibles de la prochaine menace, par exemple de ce genre « dégenré » qui ne cesse de survivre à lui-même, dans une surenchère décomplexée.

Le décèlement précoce est une affaire de philosophie analytique. L’éclairage du réverbère est consubstantiel de la perception de la réalité dont nous faisons partie intégrante. Nous sommes en individuation au sens de G. Simondon : la réalité n’est jamais sédimentée et extérieure, en évolution subie au cours du temps ; mais nous sommes impliqués dans sa gestation même, d’un bloc qui simplement ne se dévoile que par phase plus ou moins concrétisées, et dont la maturité procède de notre conscientisation. Et c’est notre capacité à conceptualiser et à nommer qui en nous installe, pour un temps, dans une relative stabilité d’état d’esprit.

La menace que nous voyons sans effort, quand elle s’hybride, n’est alors que la persistance rétienne d’une [menace] passée qui nous était familière, pour paraphraser P. Valéry s’exprimant sur le monde. Au contraire, c’est par la transformation de soi à l’épreuve d’un exercice prospectif ainsi renouvelé, pour voir « plus neuf et plus profond », comme dirait G. Berger, que l’on se dispose à détecter le signal faible, qui perle comme une goutte de futur depuis l’océan de la réalité présente.

Hybrider le prospectiviste avec l’IA

Pour bien nommer les choses, l’anticipation doit se faire loin du tumulte de la Cité, à la faveur d’écosystèmes éclectiques et transdisciplinaires permettant d’établir un diagnostic partagé. 

Notre réverbère doit élargir son faisceau (stratégique vs. tactique), augmenter sa puissance lumineuse (force des concepts) et balayer en site et azimut au gré d’intuitions (relier ce qui semble épars), voire de fulgurances qui ont toutes les chances de survenir de tels athanors.

L’humain d’abord donc : oui, mais « augmenté » ! Car l’humain ne peut traiter de grandes quantités de données – ce qui est un passage obligé. Pour autant, l’IA en forme de « boite noire » ne donne pas de résultats satisfaisants. Au contraire, l’IA « explicable », dans un équilibre entre le symbolique et le connexionniste (avec des règles intangibles ou entrainée selon la pertinence), peut, en maintenant l’homme dans la boucle, réduire son champ d’investigation, valider des hypothèses et découvrir de nouveaux paradigmes.

Et l’on peut déjà y voir des applications possibles en matière d’idéation ou d’élaboration de scénarios. Construire des synergies entre la créativité exploratoire de la machine et la créativité tant conceptuelle que transformationnelle de l’homme, c’est se montrer « maitre et possesseur » de la Technique, plutôt que s’en remettre sans discernement aux gadgets informatisés – ChatGPT n’en est qu’un récent exemple, il y en a tellement d’autre qui, combinés avec la puissance de calcul de l’ordinateur quantique, vont accélérer la boucle ethnotechnologique.

Il faut non seulement être capable, à l’aide de l’objet technique (ici l’IA), d’extraire le sens du devenir d’une réalité que l’on interroge jusqu’à la limite de son référentiel culturel, mais aussi d’intégrer l’insensible changement – en l’occurrence par le fait technique (les technologies dites « convergentes », pour faire court) – de ce référentiel en son cœur, et qui impacte le devenir du sens (un nouveau filtre possible : la « concrétude » de l’immatériel, l’informatisation et la plasticité croissantes du corps, la disparition des genres, l’évanescence de la vie privée, l’érosion – paradoxale – de l’individualité, puis du langage, du principe de causalité enfin, et sans doute de notre épistémè à terme : l’espace-temps…). 

C’est ainsi que l’impératif d’anticipation nous renvoie à la construction d’une « culture technique » au sens où l’entendait G. Simondon, en replaçant l’homme et la technique dans une saine symétrie – légitime en ce que la machine est porteuse de sens et de valeurs humaines ainsi que l’illustre l’œuvre d’art ou l’objet sacré en nous renseignant sur notre condition, en les réinventant.

En matière d’anticipation, l’ennemi, c’est la fixité des référentiels dans la projection des futurs possibles qui condamne à des projections naïves et sans relief ; mais si l’idée d’intégrer le changement nous prend, en saisir précisément et précocement la forme peut requérir un « plus petit que soi », et ce peut être l’IA bien « mentorée ».

Décidément, où que l’on regarde, tout nous ramène décidément à l’« honnête cyborg » du 21ème siècle…

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