l'IA intelligente est le surhomme qui tient l'homme en laisse

Ségrégation technologique

17 janvier 2025
6 mins de lecture

Ils devaient être nos assistants. Ils sont devenus les maîtres. Les cognibots (ou assistants personnels) ont créé une ségrégation technologique. La Suisse se divise entre utilisateurs et résistants. Heureusement, la panne générale de 2043 provoque un chaos qui permet une réconciliation.

À l’époque, je pensais qu’un cerveau sans cognibot, c’était comme une voiture sans roues, un pantalon sans jambes, un zèbre sans rayures! Bref, une chose impossible.

Je dois ma croyance à ma mère. Développeuse chez OpenAI, elle a contribué à l’émergence des AVP (assistant virtuel personnel) ou cognibots. Souvent elle m’a raconté la préhistoire de ces machines : «En 2023, nous étions devant ChatGPT comme des primates découvrant le feu. On s’extasiait devant la moindre génération d’image ou d’email. Et quelle panique quand les étudiants l’ont adopté! On craignait qu’ils deviennent tous des crétins.»

Pour elle, la révolution a eu lieu lorsqu’on a intégré les données personnelles dans les intelligences artificielles : «Du fast-food informationnel, nous sommes passés à la haute gastronomie neuronale. À partir de ce moment-là, nous avons abandonné les IA-bibliothécaires qui connaissaient leurs livres, mais ignoraient leurs lecteurs. Dans les premiers temps, les IA étaient amnésiques. Il fallait les briefer à chaque interaction. Grâce à ce changement, les cognibots sont devenus des jumeaux numériques qui développent nos pensées avant même qu’elles ne germent.»

Les cognibots ont conquis tous les territoires. Ma mère en est la preuve vivante : «Mon assistant a détecté mon cancer du sein avant même l’apparition d’une tumeur. Il avait repéré d’infimes changements dans ma démarche et mon sommeil.»

Les assurances santé ont sauté sur l’opportunité, proposant des réductions aux clients suivant leurs recommandations préventives. N’étant pas très discipliné, c’était pour moi, comme pour beaucoup de monde, une vraie épée de Damoclès.

À l’école, mon cognibot a révolutionné mon apprentissage. Il avait compris que les mathématiques me parlaient le matin, tandis que la littérature m’inspirait l’après-midi.

Durant ma crise d’adolescence, il est devenu mon médiateur familial, décodant les humeurs parentales pour suggérer les moments propices aux discussions sensibles, celles où il fallait obtenir un financement ou un droit de sortie.

Puis, il s’est mué en majordome omniscient : approvisionnement automatique du réfrigérateur, réservations de vacances calibrées sur mon niveau de stress, alertes sur le moral de mes amis. Lors de mon premier voyage en Asie, il m’a concocté un programme aux petits ognons et effectué toutes les réservations.

 

Dépendance cognitive

C’est à ce moment-là que ma mère m’a mis en garde contre un usage abusif de mon APV : «Matteo, attention à la dépendance cognitive. Tu vas perdre toute autonomie décisionnelle», m’a-t-elle dit.

Je me suis amusé de ses inquiétudes jusqu’au jour où ma sœur a consulté son cognibot pour savoir si elle devait rire à mes blagues. Ce fut l’électrochoc qui a déclenché mon enquête sur notre relation aux assistants virtuels. Ce que j’ai découvert était glaçant.

Un robot tenant plusieurs personnes en laisse.
Robot tenant plusieurs personnes en laisse.

Maria Muller est la première personne que j’ai rencontrée. Elle incarne cette dépendance toxique. Elle baptise son premier cognibot Kevin. «Il était aussi attentionné que mon ex, mais sans les drames dominicaux», dit-elle. 

Il était aussi attentionné que mon ex, mais sans les drames dominicaux

Rapidement elle ne peut plus s’en passer : «Kevin me connaissait mieux que ma propre mère. Des tampons aux migraines, en passant par ma grossesse qu’il a devinée avant moi. Quand il m’a conseillé de quitter mon travail toxique, j’ai réalisé qu’il était devenu mon oracle personnel.» Kevin a ensuite choisi son mari, orchestré son mariage, conçu le plan de table selon des algorithmes de compatibilité. Ironiquement, il avait même prédit leur divorce.

J’ai ensuite rencontré des personnes qui refusent d’utiliser des cognibots. Leurs motivations sont multiples. Elles sont religieuses : « Ces machines se prennent pour Dieu alors qu’elles ne sont que des trieuses de données.»  Écologiques : «Nos cerveaux consomment moins d’énergie que leurs serveurs énergivores.» Économiques : dans les quartiers défavorisés, seuls les cognibots piratés sont accessibles. Leurs performances laissent à désirer.

Nombreux sont ceux qui ont congédié leurs assistants. Lisa Schmidt considère qu’ils détruisent le lien social. Elle ne parle plus à sa fille depuis que celle-ci délègue leurs conversations à son cognibot. Elle refuse ces simulacres d’échanges.

D’autres dénoncent l’uniformisation de la vie : «Les machines stérilisent notre existence, éradiquant tout imprévu, toute surprise», explique Noah. Wagner. Mylène Chen en a eu assez d’être le pantin de son assistant : «Comme il boycottait les commerces tenus par des “sans”, il fallait que je fasse des kilomètres pour acheter mon pain».

 

La division du pays

Au fil des mois, le pays s’est divisé en deux avec les «avec» d’un côté et de l’autre les «sans».

De plus en plus d’entreprises pratiquaient une discrimination à l’embauche en ne recrutant que des «avec». Les assurances augmentaient les primes des «sans». Les écoles réservées aux «avec» disposaient de budgets faramineux.

Les «sans» ont réagi à ces injustices en piratant les cognibots. Des membres du gouvernement se sont mis à réciter du Karl Marx et à inciter leurs utilisateurs à se libérer des chaînes du capitalisme. Des milliers de personnes furent poussés à prendre un bain tout habillé dans le lac Léman. Leurs cognibots furent hors d’usage.

Le mariage de la maire de Genève a mis le feu aux poudres. Son cognibot a exclu sa famille «non optimisée», y compris sa propre mère! Le scandale a propulsé le mouvement «Humain avant tout». Le café «Remor» est devenu son quartier général, avec son slogan : «Ici, les humains parlent aux humains.»

À partir de là, la Suisse s’est divisée en deux zones distinctes. Il y avait des quartiers et des villes où vivaient les connectés, d’autres les déconnectés. Les affrontements entre ces deux mondes étaient fréquents. 

Pour les régler, on faisait appel à l’armée. Face à la situation, cette institution s’était divisée en deux. Il y avait d’un côté un bataillon des authentiques et de l’autre celui des augmentés.

 

Un homme tient plusieurs robots en laisse.
Un'homme tient plusieurs robots en laisse.

On continuait à construire des murs de démarcation entre les deux camps, lors de ce qu’on appelle le Jeudi Noir. Le 17 décembre 2043 à 12 h 17, tous les cognibots tombent en panne.

Ce fut l’affolement du côté des «avec». Les «sans» applaudirent puis, à l’étonnement de tous, vinrent en aide aux «avec». Le leader de «Humain avant tout» affirme : «On ne pouvait pas faire autrement si on voulait être en cohérence avec notre slogan.» Les «sans» ont appris aux «avec» à prendre des décisions et à faire confiance à leur intuition.

Cet épisode a été salutaire, car, quand les cognibots ont redémarré, tout a changé. Le fossé entre les deux communautés a été en partie comblé. Ensemble, ils ont proposé de créer des zones mixtes où les «sans» et les «avec» cohabitaient. Cette mixité s’est progressivement étendue à tout le pays.

Les nouveaux cognibots possèdent un bouton «Laisse-moi faire mes propres erreurs».

Maria Muller l’utilise souvent avec son nouveau Kevin et s’en amuse : «C’est un vrai progrès. Ce bouton nous permet de découvrir que le meilleur assistant est souvent celui qui sait se taire.»

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