L’arrivée au pouvoir de Donald Trump a profondément modifié notre perception des relations internationales. Ses annonces répétées ont provoqué un effet de sidération, tant par leur contenu (annexion du Groenland ou du Canada, barrières tarifaires indiscriminées, suppression de l’aide internationale, etc.) que par la manière dont la nouvelle administration a déployé son agenda international. Cette approche se concentre sur l’affirmation d’une logique basée sur le rapport de force et la coercition plutôt que sur la construction d’un ordre international fondé sur des règles partagées. Dans ce contexte, la place de la négociation internationale apparaît cruciale, tant pour ce qui est du cadre de ces négociations que de la manière de les conduire à l’échelle internationale.
Ce changement induit un basculement brutal de la manière de conduire des négociations internationales. Il s’inscrit dans le cadre de mutations plus profondes qui sont également amenées à changer rapidement la donne, telles que le développement de l’intelligence artificielle ou encore le poids croissant de nouveaux acteurs sur la scène internationale, comme les grandes entreprises de la technologie. Ce changement soulève des questions sur notre capacité à l’accueillir, mais surtout sur la nécessité de repenser le fonctionnement des relations internationales. La capacité à se projeter dans ce nouveau monde devient une compétence essentielle pour toute personne amenée à piloter une négociation internationale.
Face à ce défi, nous avons décidé de mener une expérimentation avec des étudiants de Master 2 sécurité et défense de la Paris School of International Affairs (PSIA) de Sciences Po. L’objectif était de les amener à réfléchir au futur des négociations internationales et à ses implications. Pour les aider à prendre pleinement conscience de l’importance de leurs capacités d’anticipation, nous avons utilisé une approche inspirée de la littératie des futurs. La méthodologie de la littératie des futurs accompagne les étudiants dans leur capacité à penser l’avenir tout en les amenant à réfléchir au sujet traité.
1. La littératie des futurs, une compétence au service de l’action
La littératie des futurs, ou Futures Literacy (FL), est la capacité à « utiliser le futur ». Elle propose d’envisager l’avenir non pas comme un simple inconnu, mais comme une ressource précieuse pour mieux comprendre le présent et élargir le champ des possibles.
Elle nous invite à remettre en question nos façons d’imaginer l’avenir, en nous demandant si nos conceptions actuelles ne limitent pas notre capacité à le façonner. Elle encourage à explorer d’autres récits, chemins et visions, élargissant ainsi notre champ de vision.
Cette approche, initiée par Riel Miller à l’UNESCO, valorise nos capacités d’anticipation. Elle reconnaît que nos décisions sont influencées par les images mentales que nous nous faisons du futur, et que modifier ces images peut transformer nos actions présentes.
La littératie des futurs ne se limite pas à un cadre conceptuel ; c’est une compétence essentielle du XXIe siècle, accessible à tous.
Elle permet de mieux naviguer dans l’incertitude, de repérer les tendances émergentes, de développer l’empathie, de renforcer l’esprit critique et d’élargir notre capacité d’action individuelle et collective.
Que ce soit pour renforcer la résilience de nos sociétés après une catastrophe ou pour imaginer un avenir positif à l’échelle d’un continent, elle offre un cadre puissant pour repenser nos choix. Elle permet aux participants de :
- Développer leurs compétences d’anticipation en les encourageant à réfléchir à leurs visions de l’avenir et à la manière dont elles influencent leurs décisions.
- Engager une réflexion originale en explorant comment ils et elles peuvent contribuer à des futurs plus justes, durables et inclusifs.
- Renforcer leur capacité d’agir en collectif, en s’appuyant sur des ateliers collaboratifs où chacun peut partager ses imaginaires du futur.
- Faire émerger des récits inédits qui peuvent être valorisés par la suite.

Une telle démarche permet ainsi de donner une place active aux jeunes dans les débats qui marquent nos sociétés, tout en valorisant leur capacité à innover.
Dans le cadre du programme de formation en prospective que nous menons à Sciences Po, nous avons appliqué cette méthodologie pour amener nos étudiants à interroger le futur des négociations internationales et les éléments qui seront pertinents pour leur carrière.
L’application de la méthodologie des laboratoires de littératie des futurs nous a permis de mettre à la fois en exergue les anticipations des étudiants concernant ce sujet, leurs aspirations ainsi que les implications qu’ils identifient, alors même que nombre d’entre eux pourront être amenés à exercer des métiers liés aux négociations internationales.
2. Le futur des négociations internationales, une exploration des possibles
L’objectif de cette démarche de littératie des futurs était d’amener les étudiants à réfléchir à l’avenir des négociations internationales. Afin d’essayer de permettre aux étudiants de rompre avec leurs habitudes de projection classiques et linéaires, l’horizon 2050 fut proposé. L’exercice a été mené avec une classe de 24 étudiants de master 2 en relations internationales.
La classe était majoritairement composée d’étudiants internationaux, ce qui a donné lieu à une grande diversité de points de vue. L’atelier, organisé sur deux séances de deux heures, visait à explorer l’avenir des négociations internationales, sans préciser au départ s’il s’agissait de l’organisation du système international ou des processus de négociation eux-mêmes.
Phase 1 – L’émergence d’une perspective stato-centrée marquée par l’actualité
Au début de l’exercice, les participants ont été invités à réfléchir au futur des négociations internationales qu’ils considéraient comme le plus probable. Cette première phase visait à faire émerger les présupposés des participants sur le sujet. Elle a permis de mettre en lumière les contraintes perçues, les freins et les peurs associés à l’avenir.
Lors de cette première phase, les participants ont esquissé une vision de l’avenir fortement influencée par le contexte de l’exercice. Elle s’est principalement concentrée sur la projection de tendances actuelles, adoptant une perspective stato-centrée.
Les discussions ont principalement tourné autour de l’évolution du système multilatéral et des rapports de force internationaux.
Un débat particulier a émergé concernant l’évolution du cadre international. Certains participants ont projeté un effondrement du multilatéralisme et une transition vers des relations interétatiques principalement bilatérales. D’autres, tout en reconnaissant un effondrement potentiel du multilatéralisme, ont envisagé l’émergence de plusieurs formes de minilatéralismes et le renforcement d’organisations de coopération régionales.
Éléments de futurs probables pour les négociations internationales évoqués par les étudiants :
- Changement dans les dynamiques des alliances
- Importance croissante de l’accès aux ressources naturelles
- Fragmentation croissante du monde
- Diminution d’un ordre libéral basé sur les valeurs au profit d’un monde transactionnel
- Multiplication des acteurs impliqués
- Montée en puissance d’un droit souple basé sur des coalitions informelles
- Montée en puissance de nouvelles organisations internationales (BRICS)
Les participants ont ensuite été invités à imaginer un avenir souhaitable.
Ils ont réfléchi au futur qu’ils souhaiteraient voir se concrétiser, en se basant sur leurs aspirations et leurs idéaux. Les participants se sont concentrés sur l’amélioration du système multilatéral existant.
Par exemple, ils ont suggéré la dissolution du Conseil de sécurité des Nations Unies afin de promouvoir une gouvernance mondiale plus démocratique.
Ils ont également mis l’accent sur la réforme de la gouvernance internationale au profit de processus plus démocratiques et inclusifs, qui prennent en compte les enjeux de justice climatique et d’émergence de pays dits “des Suds”.
Éléments d’un avenir souhaitable pour les négociations internationales :
- Renforcement des organisations multilatérales
- Élargissement ou dissolution du Conseil de sécurité des Nations Unies
- Participation citoyenne accrue aux négociations internationales
- Plus d’égalité et de démocratie dans le fonctionnement des négociations internationales
- Équipes de négociations internationales plus inclusives
- Maintien du traité de non-prolifération nucléaire
- Gouvernance régionale accrue
- Absence de guerre majeure
- Une coordination renforcée pour répondre aux défis climatiques
- Plus de transparence dans les négociations internationales
- Renforcement de l’influence des ONGs
- Potentielle sortie du capitalisme afin de rompre avec une approche uniquement basée sur la concurrence entre les Etats pour aller vers plus de coopération.
Phase 2 – quelle place pour les émotions dans la négociation internationale ?
La deuxième phase de l’atelier a consisté à inciter les participants à dépasser les cadres d’imagination qu’ils utilisent habituellement pour penser le futur des relations internationales.
Ce travail de recadrage a été mené en explorant des principes d’anticipation alternatifs et en mettant en place une démarche de créativité. Pour ce faire, les étudiants ont été confrontés à un scénario provocateur visant à questionner leurs perceptions et à mettre l’accent sur des dynamiques peu explorées lors de la première phase.
Le scénario proposé, intitulé “L’âge des interfaces empathiques”, évoquait un monde dans lequel les négociations internationales seraient dominées par la prise en compte des émotions et par une importance croissante de l’empathie. Dans ce monde, le développement de technologies autour de l’analyse des émotions et des intentions permettrait quasiment de se passer de la parole et de l’écrit dans les processus de négociation internationale. Les négociateurs porteraient notamment des casques neurologiques leur permettant de synchroniser leurs états émotionnels avec ceux de leurs interlocuteurs.
Confrontés à ce scénario, les étudiants ont évalués ses implications pour leur façon d’appréhender les négociations internationales.
Cette deuxième phase a mis en lumière l’importance de considérer la négociation en tant que telle, et pas seulement le système international. Cela a donné lieu à des échanges enrichissants sur les éléments et les compétences qui permettent à un négociateur ou à une équipe de négociateurs de mener à bien leurs tâches, ainsi que sur les principes fondamentaux sur lesquels ils doivent baser leur action.
Cette deuxième phase a mis en lumière l’importance de considérer la négociation en tant que telle, et pas seulement le système international.
Éléments nouveaux issus du recadrage :
- Plus de transparence dans les négociations internationales
- Influence croissante des acteurs privés qui maîtrisent ces technologies
- Problématique autour de la gestion du secret et du mensonge dans les processus de négociation
- Sélection de négociateurs non-empathiques pour favoriser la défense des intérêts des parties prenantes
- Renforcement de l’importance de la gestion psychologique d’une négociation
- Difficultés à maintenir une équipe de négociation unie
- Dépendance croissante à la technologie
- Risque d’un recul de la rationalité dans les processus de négociation, conduisant à des compromis déséquilibrésRisque croissant de manipulation dans les processus de négociation.
Phase 3 – Interroger la nature et le fonctionnement des négociations internationales
La troisième phase consistait à encourager les étudiants à formuler de nouvelles questions sur l’avenir en s’appuyant sur l’évolution de leur réflexion au cours des différentes phases : futur projeté, futur désirable, scénario fiction. Elle les a encouragés à procéder à un examen approfondi de leurs premières appréhensions concernant l’avenir afin de formuler des hypothèses plus robustes que celles présentées dans la phase 1.
Les étudiants ont identifié quatre grands axes de questionnement pour aborder le sujet :
- L’influence de la technologie sur les négociations internationales : ils ont examiné le rôle des dispositifs technologiques tels que l’intelligence artificielle et les outils d’analyse des émotions et des intentions dans les processus de négociation. Ils ont également souligné l’importance du rôle des acteurs privés, en particulier ceux qui maîtrisent la technologie, dans ces processus.
- La nature même des processus de négociation : ils ont remis en question le rôle de la rationalité et des émotions dans ces processus. Deux points de vue opposés ont émergé : certains ont soutenu qu’une meilleure prise en compte des émotions conduirait à de meilleurs résultats, notamment pour les populations, tandis que d’autres ont plaidé pour le maintien d’une approche principalement rationnelle.
- La place des États dans les processus de négociation internationale : le débat a permis de faire le lien avec la montée en puissance de nouveaux acteurs et les développements technologiques qui pourraient permettre des négociations plus directes, sans intermédiaires, impliquant directement les populations ou les acteurs concernés.
- La diversité dans les équipes de négociation : les étudiants ont évoqué la possibilité d’élargir la composition des équipes et d’ouvrir les processus de négociation aux intérêts d’acteurs tiers, qu’il s’agisse des citoyens ou des acteurs de la société civile.
Cette troisième phase a marqué une évolution du débat. Alors que les étudiants avaient partagé lors de la première phase des réflexions plutôt axées sur l’organisation du système international, cette troisième phase a confirmé une évolution vers des questionnements qui portent davantage sur la mise en œuvre et le déroulement des négociations qui sont susceptibles de façonner le système international.
cette troisième phase a confirmé une évolution vers des questionnements qui portent davantage sur la mise en œuvre et le déroulement des négociations qui sont susceptibles de façonner le système international.
Phase 4 – And so what ?
Cette dernière phase visait à consolider les compétences acquises en matière de littératie des futurs et à identifier des pistes d’action concrètes. Les étudiants ont ainsi été amenés à proposer des actions à court, moyen et long terme pour faire advenir les futurs souhaités. Les pistes d’action proposées ont concerné à la fois les processus de négociation et la formation des équipes de négociateurs internationaux.
Plusieurs pistes d’action ont été identifiées :
- Favoriser la mise en place de cellules d’innovation chargées de réfléchir à des manières nouvelles de mener les négociations internationales.
- Mettre en place des formats de négociation internationale innovants sur des sujets globaux, en s’inspirant par exemple de l’exemple de la convention citoyenne en France.
- Intégrer des formations en psychologie, sciences cognitives et communication dans la formation des négociateurs.
- Faciliter la consultation récurrente des parties prenantes dans les processus de négociation.
- Réfléchir à la mise en œuvre d’une plus grande transparence dans les processus de négociation afin de prendre en compte les intérêts de chacun et d’améliorer l’acceptabilité des résultats produits.
- Renforcer l’éducation à la négociation internationale dans les programmes de formation des étudiants.
- Mettre en place des référentiels de négociation afin de s’assurer de la prise en compte de l’ensemble des parties prenantes, en particulier les groupes marginalisés ou vulnérables.
- Favoriser le développement de guides pratiques pour encadrer l’utilisation de l’IA et des nouvelles technologies dans les processus de négociation.
L’intérêt de cet exercice résidait dans la recontextualisation de la négociation internationale en tant qu’objet politique à part entière.
L’approche élargie du sujet a amené les étudiants à envisager les négociations internationales en tenant compte de l’ensemble des parties prenantes impliquées, qu’il s’agisse des équipes de négociation ou des populations directement concernées par les résultats de ces échanges.
Cette nouvelle perspective a permis de renouveler la compréhension du sujet, en l’inscrivant dans un cadre conceptuel plus vaste, lié aux grandes problématiques de la science politique : la prise de décision collective, la représentation des intérêts, et le rôle de la concertation dans l’élaboration des décisions.

3. La littératie des futurs comme vecteur de changement
La démarche a été saluée par les étudiants pour son efficacité à transformer la perception du sujet et à explorer ses multiples facettes. Initialement axée sur une réflexion classique sur l’évolution du système international, elle s’est rapidement élargie pour intégrer des éléments plus originaux, tels que les compétences nécessaires à des négociations réussies et l’importance croissante de la psychologie et des émotions.
Les étudiants ont également souligné l’intérêt de la démarche pour stimuler une créativité structurée, enrichissant ainsi la réflexion globale sur le sujet.
Elle a favorisé un sentiment de groupe et elle a encouragé les échanges entre étudiants aux profils internationaux variés. Les débats ont été particulièrement riches et profonds, renouvelant la réflexion sur l’avenir des négociations internationales, mettant en perspective les enseignements reçus par les étudiants dans le cadre de leur formation et encourageant l’introspection sur leurs compétences et leurs aspirations futures.
Autre enseignement, le facilitateur joue un rôle crucial dans la réussite de cette démarche. Outre son rôle d’animateur des débats et de synthèse aux termes de chaque phase, il contribue également à la formulation d’un scénario de recadrage. Ici, nous avions préparé en amont plusieurs scénarios de recadrage, et avons choisi au moment du passage à l’étape 3 celui qui allait permettre d’explorer les sujets négligés par les étudiants lors des premières étapes. Par exemple, nous avions envisagé un scénario de gouvernance mondiale basée sur l’intelligence artificielle, qui aurait mis davantage l’accent sur les dynamiques technologiques dans les négociations internationales. La préparation de plusieurs scénarios de recadrage permet d’élargir les débats en s’adaptant à la dynamique des échanges au sein des groupes.
Cette expérience de littératie des futurs a ainsi aidé les étudiants à mieux comprendre leurs représentations du futur et les idées, références et expériences qui les influencent. En collaborant, ils ont pris conscience des facteurs qui façonnent leurs visions de l’avenir et de la manière dont ils construisent leurs réflexions et leurs connaissances sur ces sujets. À partir de ces échanges, ils ont élaboré des propositions sur le futur considéré : des récits, des images, des hypothèses ou des scénarios qui reflètent leur vision d’un avenir souhaitable ou possible.
L’intérêt et la richesse de cette approche résident dans le fait qu’elle ne se limite pas à un simple exercice d’exploration de l’avenir. Elle favorise une meilleure appréhension de la complexité en élargissant les perspectives et elle ouvre la voie à des pistes d’action concrètes issues de ce processus d’exploration créative. En ce sens, cette démarche constitue également une méthodologie d’accompagnement du changement.
Elle encourage la création de communautés de réflexion, la prise en compte des points de vue de chacun et peut ainsi favoriser un processus de changement concret. Ses applications sont multiples, que ce soit pour animer un séminaire stratégique interne, accompagner un processus de transformation ou encore réfléchir à des méthodologies innovantes et originales d’échanger avec des parties prenantes.
L’approche favorise une meilleure appréhension de la complexité en élargissant les perspectives et elle ouvre la voie à des pistes d’action concrètes issues de ce processus d’exploration créative.
Un merci tout particulier à nos étudiants pour leur implication, leur enthousiasme et pour la richesse de leurs questionnements : Yasmina Abou-Haka, Alejandra Aguilar Vazquez, Elise Bachelerie, Clarissa Bernabè, Ana Blatnik, Aakansha Das, Naomie Delophont, Lia Foschi, Anthony Gemin, Samuel Hodman, Alexandra Kovalcikova, Clémentine Kratz, Gabriel Kuc, Lina Landegren, Salomé Petit, Scott Rodrigo Venezia, Ingrid Roux, Daniella Tseki-Muzinga, Ruben Tuinier Hofman, Lillian Schraps, Sofia Valiente Snejina, Shuying Wang, et Johanna Welk.
Et vous, qu’en pensez-vous ?
N’hésitez pas à :
1. partager votre avis ?
2. nous laisser un petit mot ?
3. rédiger un billet ?
