Avec Tim, nous avons reçu le prix Nobel du climat. C’était le plus beau jour de notre vie. Aujourd’hui, je ressens du dégoût en voyant nos visages jubilants, naïfs. Notre idée ? Un dispositif de prédiction des risques climatiques. Notre espoir ? Sauver des vies. La réalité ? Nous n’avons fait qu’exacerber les inégalités.
Notre histoire a commencé en 2024. Nous avions 25 ans, et l’eau venait de tout nous prendre. Tim était propriétaire d’une maison à Limony en Ardèche depuis trois jours lorsqu’une inondation a atteint le toit. Moi, j’ai perdu José dans la banlieue de Valence. Il voulait me récupérer au travail, par une soirée de pluie. Un torrent de boue a emporté sa voiture. Il a fallu six mois pour retrouver son corps. Ironie du sort, c’était le jour où nous devions nous marier.
Après ce drame, je passais mes journées sur les réseaux sociaux en me demandant pourquoi on n’avait pas anticipé ces catastrophes. C’est comme ça que j’ai rencontré Tim.
Je tournais en boucle avec la même question : pourquoi personne ne prévoyait-il les risques climatiques ?
— Les assureurs le font, répondait Tim lors de nos échanges nocturnes. Le problème est qu’ils calculent des probabilités pour protéger leur argent, pas nos vies. Ils veulent juste savoir s’il faut continuer d’assurer ou se retirer.
On a découvert que de nombreux organismes publics prévoyaient des risques basés sur le passé. Pour eux, le réchauffement climatique ne changeait rien, le monde continuait d’évoluer de manière linéaire. Tim se moquait d’eux avec une histoire de sosies d’Elvis Presley.
— En 1977, lorsque le chanteur est mort, il y avait 19 clones. En 1982, le fan-club en répertoria 155, soit huit fois plus. Si on adoptait la méthode de ces organismes, toute l’Amérique devrait aujourd’hui être peuplée de sosies d’Elvis !
Après de longs mois de discussion, on a décidé de créer Lolatim, une plateforme publique d’anticipation climatique. Elle serait simple d’accès, ouverte à tous et transparente.
On pensait la développer en quelques mois. Il nous a fallu huit ans.
Demain, les assureurs assureront-ils ?
En 2023, le thermomètre des catastrophes climatiques a fait exploser les compteurs des assureurs français : 6,5 milliards d’euros de dégâts. Face à cette montée des périls, une question se pose : des territoires deviendront-ils non assurables ? Aux États-Unis, la réponse est déjà là : des géants de l’assurance désertent la Californie, terre de tous les extrêmes climatiques, et la Floride, royaume des ouragans.
Le chaos dans l’ordre
En 1972, le météorologue Edward Lorenz dit lors d’une conférence : « Le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut provoquer une tornade au Texas. » Cette métaphore illustre un concept scientifique fondamental : dans un système complexe, une infime variation des conditions initiales peut entraîner des conséquences gigantesques et imprévisibles. L’effet papillon est devenu le symbole de notre monde interconnecté, où chaque action, aussi minime soit-elle, peut déclencher une cascade d’événements aux répercussions planétaires.
Le principe de l’effet papillon – un battement d’aile de papillon provoque une tornade à l’autre bout du monde – n’était pas qu’un effet de style. Il nous a fallu des ordinateurs quantiques pour gérer cette complexité.
On a déployé des drones-insectes d’observation et des applications pour enregistrer chaque action. Rivières nettoyées, forêts débroussaillées, actions citoyennes… Tout comptait dans nos calculs.
Notre premier grand moment de joie fut de constater que des villages nettoyaient leurs rivières pour améliorer leur classement sur notre plateforme.
Le plus compliqué a été d’intégrer l’imprévisible. L’interaction entre divers facteurs biologiques et climatiques est difficile à prévoir avec précision. On s’est fait quelques cheveux blancs avec les points de basculement, les effets de cascade et la résilience des systèmes naturels.
Tim était focalisé sur la fonte pergélisol. Moi, je cauchemardais surtout sur celle du Glacier de l’Apocalypse, qui pouvait provoquer d’importantes montées des eaux.
La bombe à retardement
Le pergélisol, ou permafrost, est un sol gelé pendant au moins deux années consécutives. Ce sol, qui couvre une superficie équivalente à 50 fois la France, renferme un terrible secret : 1 500 milliards de tonnes de CO2 prisonnier, soit plus du double de ce que contient actuellement notre atmosphère. Plus inquiétant encore, il emprisonne du méthane, un gaz 25 fois plus puissant que le CO2 en termes d’effet de serre. Sa fonte progressive pourrait déclencher une réaction en chaîne catastrophique, amplifiant dramatiquement le réchauffement climatique.
Le Glacier de l’Apocalypse
Le glacier Thwaites, large de 120 km, est aussi grand que la Grande-Bretagne. Surnommé le « Glacier de l’Apocalypse », sa fonte pourrait à elle seule faire monter le niveau mondial de la mer de 4 %.
Le 17 juillet 2034, lorsqu’on a reçu le prix Nobel du climat, on pensait avoir réussi. On se voyait même en sauveurs de l’humanité.
Notre notoriété nous a valu une première déconvenue. Un chercheur a découvert que nous avions oublié l’AMOC (5). Ce courant marin était en train de s’arrêter. L’Europe allait se refroidir et on n’avait pas intégré ce phénomène dans notre modèle. Découvrir cet oubli fut un choc. C’était comme si l’on avait dessiné un visage en oubliant le nez. On a vite rectifié l’erreur, mais on avait perdu confiance dans notre travail.
Tim était profondément affecté. Deux mois plus tard, il est parti en Norvège pour voir les conséquences de l’AMOC. Il est mort de froid.
Désespérée, j’ai fait mon sac et je suis partie voir comment Lolatim était utilisée.
J’ai eu chaud au cœur en rencontrant Clara. Cette agricultrice a transformé son exploitation. En prévision de la sécheresse, elle a introduit des variétés méditerranéennes et installé de nouveaux systèmes d’irrigation.
À Sierre, en Suisse, des voisins transforment leur quartier pour se protéger des inondations. Ils ont créé des jardins de pluie, des bassins de rétention et ils ont surélevé les maisons.
Dans un quartier de Malaga, les habitants anticipent les canicules extrêmes avec des passages couverts, des brumisateurs collectifs et la végétalisation de tous les espaces communs.
À Calais, un groupe de citoyens a créé une mutuelle d’assurance collaborative qui récompense les actions d’adaptation climatique.
Mais, malheureusement, j’ai découvert que Lolatim est aussi à l’origine de drames.
Marie et Jean se sont suicidés après avoir appris que leur maison sera bientôt inhabitable. Comme leur bien ne valait plus rien, ils ne pouvaient pas déménager. En plus, leur petite-fille, terrorisée par les prévisions de Lolatim, refusait de leur rendre visite. J’ai pleuré en comprenant qu’à cause de nous, les enfants souffraient de plus en plus d’éco-anxiété.
Chez Lucas, les repas de famille sont devenus des champs de bataille où s’affrontent ceux qui considèrent qu’il faut partir maintenant et ceux qui pensent qu’il faut profiter jusqu’au bout de la maison. Lucas m’en veut : « Si ma famille n’avait pas été au courant du risque d’inondation, elle ne se déchirerait pas », m’a-t-il dit.
Lolatim a aussi attiré des vautours. Des investisseurs ont raflé toutes les zones sûres. En quelques mois, les prix sont devenus inaccessibles. Ceux qui avaient des moyens limités devaient vivre dans les zones à risque.
Puis les escrocs sont arrivés. Ils ont créé de fausses cartes de prévisions climatiques. Des familles se sont ruinées en achetant à prix d’or des terrains qui se sont avérés à risque.
Avec Tim, on aurait peut-être pu faire quelque chose contre ces dérives. Seule, je me sens impuissante face à la cupidité humaine. Certains jours, je fixe le code source de Lolatim, mon doigt suspendu au-dessus du bouton « supprimer ». Mais ai-je le droit d’éteindre cette lumière, même imparfaite, dans notre nuit climatique ?
Je regarde de nouveau cette photo du Nobel. Je vois deux jeunes idéalistes qui pensaient sauver le monde avec des algorithmes. Si seulement on avait su que la vérité ne suffit pas toujours à faire le bien.
Plus de Courant
L’AMOC (Atlantic Meridional Overturning Circulation), dont fait partie le Gulf Stream, transporte des eaux chaudes et froides dans l’océan Atlantique. Il contribue ainsi au climat tempéré de l’Europe. Des études montrent que ce courant ralentit et va s’arrêter. L’arrêt va déclencherune nouvelle ère glaciaire dans le nord de l’Europe et ferait chuter drastiquement les températures sur tout le continent.
Question
Le prix Nobel du climat a été attribué en 2033 à Lolatim, une plateforme de prévisions des risques climatiques. Comme l’explique une de ses conceptrices dans l’article (Le Nobel qui tue), le dispositif ne s’est pas révélé à la hauteur des espérances. Pour éviter que cela se reproduise, le comité vous propose de choisir les nobélisés de 2036.
Vous pouvez sélectionner une proposition dans la liste ci-dessous ou en ajouter une.
- BUTTERFIX — Réseau de millions de papillons robotiques qui pollinisent les plantes et collectent des données climatiques.
- OCTOPUS (Oceanic Climate Technology Operating Platform for Universal Sustainability) — Pieuvres bioniques qui nettoient les océans et régulent la température des courants marins.
- PHOENIX — Bactéries transformant les décharges en forêts luxuriantes.
- POKEMON (Pollution Killing Organisms & Microbes) — Micro-organismes insérés dans les matériaux de construction qui attrapent la pollution et la transforment en énergie.
- PACMAN (Plastic Absorbing Coastal Machines Acting Now) — Robots marins qui mangent les déchets plastiques et les transforment en matériaux de construction.
- BANANO — Bananes génétiquement modifiées qui poussent dans le désert et produisent de l’eau potable.
- GLACSTABLE — Barrières de refroidissement qui ralentissent la fonte des glaciers.
- QUOTANT — Dispositif permettant de faire accepter à tous la mise en place de quotas carbone individuels.
Quels moyens faut-il prendre pour la prévenir ?
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